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gilets jaunes et mémoire grise

Gilets jaunes et mémoire grise

Devant l’ « objet social non identifié » en quoi consiste le mouvement des gilets jaunes, notre mémoire sociale se grise. On fera toutes les utiles comparaisons avec ce qui a bien pu le précéder, on s’y perdra toujours. Les « bonnets rouges », mouvement local et structuré ne ressemble que peu aux gilets jaunes, mouvement sans structure et étendu sur tout le territoire ; il est aussi peu susceptible non plus d’ être rattaché aux fameuses « coordinations de luttes », si chères aux ex mouvements trotskistes,  qui ont pu ,un temps, fleurir sur les pavés des grandes villes. Ce mouvement des gilets jaunes, issu des profondes campagnes et autres lieux suburbains des périphéries, semble rétif à toute « coordination » sauf à celle qui s’opère par le processus viral des réseaux sociaux. Qui plus est, son refus net et précis des « verticalités représentatives » que constituent les corps intermédiaires le laisse peu susceptible d’ »être représenté », malgré les souhaits de la classe politique, car le mouvement s’affiche clairement « anti-représentation ».

Dans sa candeur d’inculture, Edouard Philippe aurait commis un lapsus révélateur en qualifiant ce mouvement d’ « anarchique ». Effectivement, mais contrairement à ce qu’il pense de l’anarchie, il y a des relents anarchistes (et non pas anarchiques) dans ce mouvement, anarchiste au sens noble du terme et non pas au sens péjoratif tel que peut l’entendre un Edouard Philippe qui rappellerait lui, plutôt Adolphe Thiers face à  « l’anarchie communarde », tant sa pensée réactionnaire active inconsciemment son langage. Est anarchiste la volonté de n’avoir « ni dieu, ni maître » et pas de représentant institué qui parlerait  « au nom de.. ». Chacun parle en son nom, c’est la beauté de l’anarchisme, monsieur Edouard Philippe, et cela n’empêche pas d’être ensemble et d’agir en commun, et pas du tout anarchiquement comme vous le pensez de votre pensée réactionnaire à l’instar de celle d’Adolphe Thiers, mais d’agir avec une intelligence collective !

Car c’est le refus de toute verticalité qui  caractérise ce mouvement « horizontal » des gilets jaunes. Il se reflète dans la très intéressante image qu’un gilet jaune a évoquée, en répondant à un journaliste qui lui demandait ce qu’il voulait au fond : « la tête du Roi », a-t-il répondu : effectivement cette demande est anarchiste en ce sens : quel que soit le Roi, Jupiter 1 ou Macron Premier, nous demandons sa tête ! C’est dire combien ce mouvement se bat contre le Roi qu’il perçoit sous son masque républicain, malgré deux siècles et plus, de République ;  sa dénonciation du « Roi » s’appuie d’ailleurs sur un constat millénaire depuis que le royaume de France est constitué : l’élite française, qu’elle fût noble  bourgeoise, ou seulement technocratique, issue des Grandes écoles ou non, a cette caractéristique  qu’elle entretient absolument constante : le mépris du peuple !

Les sans culottes, cette fois  munis de gilets jaunes, ne sont pas loin ; et cette mémoire historique  des sans culottes s’agite d’autant plus que les gilets jaunes en ont les caractéristiques symboliques, voire le nombre, si l’on dit qu’ils sont 300 000 ou plus, actifs, avec probablement dix fois plus de soutiens passifs qu’il n’y a d’actifs sur les barrages routiers. Le sans culotte, rappelez vous, c’est celui qui va chantant : ah ça ira, ça ira, les élites à la lanterne !

Mais sans doute les historiens, ceux qui ont la mémoire la plus longue, sont les plus proches d’une certaine vérité du mouvement, en parlant d’une « jacquerie » plutôt que d’une révolution. Le caractère similaire de spontanéité émeutière, incontrôlable, sans leader désigné, et avec la volonté manifeste de ne pas en laisser un récupérer à son nom le mouvement, est flagrant.

Et pourtant on est devant ce paradoxe, même en admettant cette hypothèse des historiens : voilà que ce mouvement social non identifié  ringardise  toutes les formes de luttes instituées que représentent les corps constitués et les mots d’ordre donnés sous la bannière de  syndicats vieillissants ,pour ne pas dire obsolètes, et qu’il constitue, en même temps , un rappel du fond le plus archaïque qui soit de notre mémoire historique et ancestrale : il  figure le retour sur la scène de l’Histoire des Jacques du Moyen âge !

L’OSNI, objet social non identifié du mouvement des gilets jaunes, laisse ainsi apparaître sa double nature, de fond historique archaïque et en même temps,  sa nature de modernité absolue.  Comme si ce retour de l’archaïque sur la scène inconsciente de l’Histoire de France que constitue ce mouvement, reposait la question, jamais résolue et toujours sous jacente, de l’Histoire sociale de ce pays:

Quand les élites françaises cesseront-elles de mépriser le peuple, question récurrente car jamais résolue, ni sous la royauté, ni sous la République, question enfouie dans notre inconscient historique et donc, question terriblement moderne et actualisée parfaitement par la jacquerie des gilets jaunes ?

Thierry Ponsot

La loi pénale est-elle préventive? l’exemple du harcèlement au travail

L’exemple du harcèlement au travail : la loi pénale a-t-elle une qualité préventive ?

 

Pour répondre oui à cette question sans autre forme de réflexion, il faut adopter trois présupposés ou hypothèses, que nous pouvons ainsi relever :

  1. Premier présupposé : le problème du harcèlement viendrait du harceleur
  2. Deuxième présupposé : étant donné que le problème du harcèlement vient du harceleur, en faisant peur au harceleur grâce à la loi pénale, on l’empêcherait ou on le dissuaderait de harceler.
  3. à ces deux hypothèses s’ajouterait alors celle ci: plus on réprime le harcèlement et plus on le préviendrait.

Les deux présupposés ainsi relevés contiennent encore des hypothèses implicites, qui sont déjà lourdes. Par exemple, celle-ci : la peur serait dissuasive et ne constituerait jamais une raison qui en elle-même, peut motiver le harceleur et alimenter le harcèlement. Et encore celle là : la loi pénale a un but de prévention et peut y participer . Et enfin cette dernière : la prévention consiste à protéger les victimes des dangers existants que représentent les harceleurs potentiels.

Ces hypothèses pourtant lourdes, qui conditionnent l’efficacité de la loi pénale en tant que dissuasion préventive, ne sont pourtant jamais explicitées ,ni encore moins justifiées par ceux qui croient spontanément que la loi pénale porte en elle-même un effet préventif, parce que dissuasif pour le harceleur éventuel.

Ceux là ne réfléchissent pas sur les hypothèses implicites de leurs raisonnements, s’agissant, notamment, de harcèlement.

Car s’ils réfléchissaient à la nature de cette infraction particulière, ils commenceraient par se poser bien des questions. La loi énonce elle-même, en ce qui concerne le harcèlement moral, qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une infraction intentionnelle, c’est à dire que l’intention peut en être absente et cependant, l’infraction peut en être constituée par ses seul effets,( effets sur les conditions de travail, la dignité et/ou sur la santé mentale ou physique des victimes notamment) dûment constatés, comme le rappelle l’article L1151-2 du code du travail.

 Or si la loi ici a pris soin de relever que l’intention de cette infraction n’était pas en soi, nécessaire, on est obligé alors de constater que le harceleur peut ne pas savoir qu’il harcèle : dès lors comment serait-il dissuadé d’une intention qu’il n’a pas ? Que peut dissuader dans ce cas, la loi pénale ?

A ce point dubitatif posé sur le caractère préventif de la loi pénale sur la dissuasion d’une intention pas forcément présente, on ajoutera celui-ci : étant donnée la nature du harcèlement d’être une attaque  qui se répète dans le temps, en imaginant même que le harceleur ait l’intention de harceler, quel effet aura sur lui la peur de la loi pénale ? A ceci, on peut au minimum répondre : si un harceleur ,muni de l’intention de harceler , harcèle, la peur de la loi et de sa répression risque au moins autant de l’encourager (on dira même de l’exciter) que de le dissuader .  Ce « au moins autant » étant à penser ainsi : en réalité personne ne sait à priori dans quel sens agira la peur , dans le sens de l’excitation, ou dans celui de la dissuasion, et celui qui prétendrait le savoir à priori est bien péremptoire et forcément imprudent.

Résumons donc : ou bien le harceleur n’est pas muni de l’intention de harceler et ne sait pas qu’il harcèle et dans ce cas, l’effet dissuasif de la loi pénale est nul ; ou bien il sait qu’il harcèle et dans ce cas, l’effet dissuasif de la loi pénale est indéterminé : on ne sait pas, et personne ne sait, si l’excitation procurée par la transgression va l’encourager ou le dissuader de harceler. Les psychologues noteront sans doute que, si on a à faire à un pervers, on ira  plus vers l’hypothèse d’une excitation provoquée par la transgression que vers la dissuasion. Mais pour nous, ici, on s’arrêtera à ce constat : qu’on ait à faire à une personnalité perverse ou pas , l’effet dissuasif de la loi dans le cas d’un harceleur conscient de harceler, est indéterminé à priori. Pour la prévention donc et quoi qu’il en soit, la qualité préventive de la peur engendrée par la loi pénale en  matière de harcèlement est donc très faible, et c’est un maximum : disons qu’elle est dans ce cas indéterminée au mieux, et nulle au pire.

Cela ne veut évidemment pas dire que la loi pénale est inutile, mais cela veut dire qu’il faut cesser de la mettre en avant pour raconter n’importe quoi : non, ce n’est pas la loi pénale qui est préventive dans cette infraction très particulière que constitue, par sa nature juridique elle-même, le harcèlement.

Ceci nous amène alors et c’est tant mieux, à interroger plus avant le rôle et la fonction de la loi pénale en la matière : or le rôle de rappel à la loi n’est pas d’être dissuasif et de se prévaloir d’être préventif, mais de rappeler la responsabilité dans les conséquences pour autrui des actes que l’on engendre, de manière consciente ou même inconsciente d’ailleurs, dans ce cas précis : fût-elle  non intentionnelle, la faute qui consiste à engendrer de par son fait des conséquences dommageables pour autrui doit être sanctionnée.

En somme ce que dit la loi, c’est que la personne qui, par son comportement, intentionnel ou non, provoque des effets dommageables de son fait, en est personnellement responsable, c’est à dire qu’elle doit en répondre elle-même (que cette personne soit physique ou morale puisque des entités morales peuvent être condamnées depuis les lois dite Perben II, de 2005).

On notera que le harcèlement est un phénomène  réprimé en tant que tel par une loi pénale récente,  c’est à dire seulement au XXIème siècle (2002) alors que bien sûr, en tant que phénomène social, il existait bien avant cette date. Avec la pénalisation de ce phénomène est donc venue la conscience qu’il s’agissait d’une faute, qui pouvait  être imputable à une personne (physique ou morale).

Or c’est là évidemment que la Loi pénale est utile : pour définir l’interdit, c’est à dire enjoindre à la responsabilité personnelle tout un chacun quand il met en cause l’intégrité d’autres personnes par ses actes, voire par ses omissions. Cette ligne de l’interdit que trace la loi pénale autour d’elle, n’a donc pas un but préventif, mais constitue un rappel à a responsabilité de chacun dans ses actes ou ses omissions ; la loi ne vise donc pas le harceleur en particulier, contrairement à ce que beaucoup peuvent croire, mais tout un chacun . La loi pénale n’a pas vocation de prévention, mais essentiellement de rappel à l’ensemble du corps social, de l’interdit qui demeure en tant que tel, mais qui prend des aspects nouveaux suivant l’évolution des contextes organisationnels et sociaux.

La prévention, elle, en appelle à un tout autre sens : elle n’est pas là pour effrayer qui que ce soit, fût-ce un harceleur, mais pour résoudre un problème, celui que pose le harcèlement vis-à-vis de ses victimes potentielles : la visée de la prévention n’est donc pas , premièrement le rappel à la responsabilité des individus, contrairement à ce que l’on croit, mais bien celui de la résolution d’un problème. La prévention ne vise donc pas le harceleur ou le harcelé en tant que personnes, mais bien la problématique du harcèlement, problématique dans laquelle entrent, en vis-à-vis, et le harceleur et le harcelé. Le problème n’est donc pas le harceleur,mais bien le harcèlement.

Confondre la peur de la loi et la prévention est donc une erreur de fond, à priori : viendrait-il à l’idée de quiconque, d’entrainer un joueur de tennis en l’entraînant à « craindre le filet » dans lequel, il est vrai, si sa balle se prend, alors lui sera compté « faute » ? On n’apprend pas à jouer au tennis, au rugby ou au football, en craignant « ses règles » ou l’arbitre qui les fait appliquer, et l’on ne pense jamais que plus le joueur a peur de l’arbitre et meilleur joueur il sera. C’est pourtant exactement ce raisonnement qui est à la base de la confusion entre le pénal et le préventif et qui se figure, faussement, que la peur de la règle et de la loi, est en soi une prévention, c’est à dire une façon d’éduquer au jeu, qui est ici un jeu « de savoir vivre en société ».

La loi énonce les règles et c’est normal, mais la peur qu’elle engendre n’éduque pas et n’aide en aucun cas à résoudre les problèmes qui se posent. Quoique ce ne soit pas notre sujet, l’échec, patent, de la prévention routière est à mettre sur ce compte là : la confusion systématique et récurrente entre répression et prévention.

Non, la loi n’a pas pour but la prévention et oui, la loi est cependant indispensable, car elle est l’étalon selon lequel nos responsabilités sont établies avec leurs conséquences ; c’est d’ailleurs pourquoi, on dit à juste titre, qu’elle a une fonction de « rappel » dans le fameux « rappel à la loi ». Elle nous rappelle ce que l’on doit de vivre en société, à faire et à ne pas faire. Elle trace le contour de l’interdit qui se doit d’être « rappelé ».

Pourquoi alors de si nombreux pseudo-préventeurs s’unissent-ils souvent pour en appeler à une loi toujours plus répressive en guise de prévention ? Notre réponse sera simple et claire : par paresse de devoir penser, car ils ne veulent pas résoudre un problème complexe, mais s’arrêter à un moralisme vite fait  qui pousse à« condamner toujours plus » , en ne se demandant jamais, par exemple, pourquoi « les plaintes de harcèlement ne cessent de croître »  et cela ne risque d’ailleurs pas de s’arrêter. Car si les plaintes ne cessent de croître en la matière , c’est qu’il y a un problème non résolu qu’aucune loi répressive n’est susceptible, par elle-même, de résoudre.

Parce que s’ils se posaient cette question, elle prendrait à revers ce qu’ils croient : que la peur du châtiment soit susceptible de  résoudre  quelque problème que ce soit, et notamment celui là, qu’ils ne comprennent pas : le harcèlement.

Le harcèlement est le nouveau visage de la plainte sur les conditions de travail, plainte qu’autrefois, on ne vivait pas sur un registre individualisé, mais sur un registre beaucoup plus collectif. L’isolement au travail est une des conditions favorables pour ressentir la contrainte de travail sous le registre de la persécution. Cette persécution ressentie à titre individuel,  la catégorie juridique du harcèlement la recueille, car elle s’y prête idéalement.  Que l’on relise la loi: elle dit quoi?(L1151-2CT)

«  aucun  salarié   ne   doit  subir  des  agissements répétés de harcèlement  moral qui ont pour objet ou pour effet  une  dégradation  des  conditions   de  travail susceptible  de   porter   atteinte à ses droits  et à sa dignité,  d’altérer sa santé physique ou mentale ou de  compromettre  son avenir professionnel« 

La loi définit donc la limite où les agissements répétés cessent d’être légitimes, mais deviennent légitimement qualifiables comme étant de la persécution au travail. Dès lors toutes les contraintes au travail qui ne peuvent être justifiées objectivement, ayant créé des atteintes aux conditions de travail, à la dignité ou à la santé physique ou mentale, peuvent être qualifiées de harcèlement. Le harcèlement moral constitue bien, de par sa nature juridique, un réservoir à recueillir la perception de « contraintes injustifiées », sous le mode de la persécution, comme l’atteste d’ailleurs cette jurisprudence, particulièrement significative de la Chambre Sociale, du 27/10/2014:

« Constituent des faits caractéristiques de harcèlement moral, de par leur conjonction et leur répétition, le retrait sans motif à une salariée de son téléphone portable professionnel, l’instauration d’une obligation nouvelle et  sans  justification  de  se  présenter  au  bureau  de  sa  supérieure hiérarchique, de l’attribution de tâches sans rapport avec ses fonctions, faits générateurs d’un état dépressif médicalement constaté, nécessitant des  arrêts  de  travail,  la  conjonction  et  la  répétition  de  ces  faits constituant un harcèlement moral ».

Cette jurisprudence recense méticuleusement une série répétitive d’actes qui, conjoints, et sans objectivation (justifications) de la part de celle qui les commet , sont donc qualifiés de « harcèlement moral » par la Cour de Cassation.

Or, dans cette jurisprudence, ce qui est mis en cause, c’est le sens des contraintes imposées au travail. Si elles s’avèrent sans fondement objectivables, alors elles peuvent être qualifiées de « harcèlement ». Or étant donné que les actes vécus au travail prennent de moins en moins sens dans un vécu au travail dont le sentiment général, pour nombre de ceux qui le vivent, est qu’il apparaît disloqué, vécu par des individus isolés et souvent mis en concurrence les uns vis à vis des autres, le harcèlement moral devient de plus en plus attractif , en tant que catégorie juridique, pour recueillir  les plaintes de salariés qui ressentent leur travail comme persécuteur . De plus en plus de salariés perçoivent leurs contraintes de travail comme « persécutrices ». De plus en plus de salariés, du fait qu’ils soient isolés, démunis de soutiens collectif dans l’espace de travail, démunis de la perception des ressources qu’ils pourraient y puiser, sont en état de percevoir comme harcelantes les contraintes au travail qu’ils subissent. Cela ne signifiera pas qu’ils auront gain de cause devant les Cours, en déposant des plaintes de harcèlement, cela signifie seulement que leurs plaintes risquent de plus en plus de correspondre à cette définition juridique du harcèlement, qui, soit dit en passant, met en relief l’absurdité de contraintes au travail devenues inexplicables, sinon par de la pure persécution.

Cela veut donc dire que, toutes choses égales par ailleurs, c’est sous le registre du harcèlement que sont vécues les contraintes de travail dans une organisation du travail, où les salariés se sentent de plus en plus isolés (pas forcément solitaires mais isolés), enfermés notamment dans le système qui les met en concurrence les uns avec les autres, confrontés à la déconnexion de ce qui fait le lien à leur propre travail, aux autres et finalement aussi, à eux mêmes.

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A partir du moment où le salarié entre en processus d’isolement ,il entrera d’autant plus facilement dans la perception  d’un travail qui le persécute.  Il perçoit alors comme persécution, ce qu’il ne peut plus considérer comme des conditions de travail  pour un collectif de travail, car la solidarité nécessaire à la perception collective « des conditions de travail  » s’est justement affaissée, voire effondrée. Elles ne sont plus des « conditions de travail difficiles », mais elles sont devenues dans la perception des salariés, des « éléments persécuteurs ».  Ce ne sont plus « les cadences » qui sont intenables, c’est mon chef qui me persécute, personnellement!

Moins, toutes choses égales par ailleurs, il y a de perception collective d’une situation de travail et plus individuellement, les mêmes situations de travail seront vécues comme de la persécution individuelle. Ce qui empêche de percevoir comme harcelantes les conditions de travail, c’est qu’elles fassent sens pour un collectif de travail; à défaut, chacun se rabat sur sa perception individuelle, qu’il pourra traduire en terme de « persécution inexplicable ».

Ce sentiment de persécution individualisé dans la contrainte de travail explique la hausse du sentiment de persécution au travail, que traduisent ensuite, à leurs tours, les plaintes de plus en plus nombreuses sur des motifs de harcèlement. Dans ce cadre, constater que beaucoup de plaintes (de plus en plus) sont classées sans suite par les tribunaux ne signifie pas que l’on doive « renforcer la loi pénale », mais signifie, au contraire, que la loi pénale n’est justement pas là pour résoudre le problème du harcèlement, et que le recours désespéré à la loi pénale pour résoudre un problème est de plus en plus inefficace. C’est pourquoi  il y a, à la fois, de plus en plus de  plaintes pour harcèlement  et de plus en plus de classements sans suite de ces plaintes. Les plaintes se multiplient,  qu’elles soient ou non fondées juridiquement, et c’est aussi pourquoi, malheureusement, il est à craindre qu’elles ne cessent de croître, faute de s’attaquer à leur vraie prévention pour se focaliser sur la « répression et son aspect prétendument dissuasif ».

Dans ce cadre là , c’est à dire là où se pose la problématique du harcèlement, on comprend que ce n’est pas la loi pénale qui va constituer une « prévention », mais bien les mesures concrètes d’organisation du travail qui permettent de stopper la pente qui conduit à l’isolement au travail, en recréant des contextes solidaires de travail, dans lesquels la compétence collaborative, notamment, est favorisée. On appellera ce type de mesures, des mesures de prévention primaire, c’est à dire susceptibles d’éradiquer, ou du moins de diminuer, l’apparition des risques de harcèlement.

Nous avons déjà longuement abordé ce sujet dans d’autres articles, mais ici, il prend une tournure spéciale : la prévention dite secondaire, c’est à dire relative à la protection des victimes, si elle reste secondaire et ne comprend aucune mesure de prévention primaire susceptible d’éradiquer ou alors de diminuer l’occurrence d’apparition du risque, ne constitue pas de la prévention, mais seulement du soin.

prévention primaire

On pourrait en appeler à la sémantique : le secondaire n’a de sens que s’il y a du primaire, car un secondaire sans primaire n’est plus rien dans le sens premier du terme. Nous insistons sur ce point, parce que nous constatons que, malgré le fait que cela soit rappelé en toutes lettres dans le code du travail lui même à l’article L4121-2, il semble qu’une grande majorité de préventeurs aient totalement occulté ce point crucial. Ils considèrent, en général, que la pléthore de mesures de prévention secondaire finit par « compenser » l’absence de prévention primaire en la matière.

 Se contenter de protéger les victimes d’un risque présent n’est pas le prévenir, car prévenir, c’est faire en sorte que le risque n’apparaisse pas, et non pas protéger ceux qui y sont déjà exposés. Si j’amène avec moi un lion en laisse, je peux toujours prévenir les passants de ne pas s’en approcher, ce n’est toujours pas de la prévention « primaire ». La prévention primaire consiste à ne pas promener de lion en laisse. J’aurais beau multiplier la « prévention secondaire » en multipliant les mises en garde aux passants, cela ne résout aucunement le problème, c’est cela qu’il faut comprendre sur le fond. La prévention secondaire, aussi pléthorique soit-elle, ne compense nullement l’absence de prévention primaire, en ne résolvant pas le problème qui se pose, mais en s’attaquant seulement à ses conséquences.

Or, en matière de harcèlement, on ne s’attaque généralement pas à la prévention primaire, mais on déroule une litanie de mesures de prévention secondaire, dont la célèbre « formation aux risques psychosociaux », un vrai best seller en la matière, que nous suggérons de remplacer par celle-ci : « comment ne pas produire de risques psychosociaux, notamment par une organisation du travail  qui les génère », ce qui évitera même de former aux risques psychosociaux en tant que tels.

La Loi, notamment pénale, est le cadre tout à fait légitime et tout à fait bienvenu dans lequel chacun est justement rappelé à ses responsabilités. Chacun sait que le harcèlement est un délit. Il est bon que chacun connaisse la loi, c’est d’ailleurs une devise « nul n’est censé ignorer la loi », devise bien fondée : de la loi, nous avons toujours à connaitre, pour reconnaître quelles sont nos responsabilités, là où elles sont et comment elles sont limitées. Mais prendre la loi répressive pour de la prévention génère des inconvénients de trois sortes, notamment en matière de harcèlement.

  1. Cela occulte le problème du harcèlement et focalise l’attention sur le « méchant harceleur », en arrêtant de penser au problème du harcèlement, et en croyant, plus ou moins naïvement, que «  répression vaut prévention », ce qui est au mieux totalement indéterminé ou indéterminable et au pire, totalement faux. Ce qu’on peut donc dire, c’est que cette croyance est fausse, déjà en ce sens que dans tous les cas, elle est  toujours indémontrable et que dans bien des cas, notamment dans le cas où le harceleur ignore qu’il harcèle, elle est purement fausse.
  2. cela polarise l’attention sur la prévention secondaire, et non pas sur la prévention primaire, en se focalisant sur la personne du harceleur potentiel qu’il faudrait dissuader par de la répression ,et  sur celle de la victime qu’il faudrait protéger , cependant que le harcèlement, en tant que problématique n’est pas abordée dans la question qu’il pose -pourquoi s’accroît-il?- et dans les modalités de sa prévention primaire: comment ne plus produire de harcèlement dans l’organisation du travail?
  3. Cela tend à confier à la loi, notamment pénale, une mission préventive qu’elle n’a pas et dès lors, engendre une spirale inflationniste  de lois pénales, voire une inflation des peines infligées ( pour réprimer le harcèlement, on est passé de un à deux ans de prison en 2012 ,en pensant que « ce serait plus dissuasif », et il est à craindre que, dans la même logique absurde, on ne passe à 3 ans , ou plus, en se rendant compte que cela ne résout aucun problème). Or, à terme, comme toute inflation d’ailleurs, ce processus dévalorise la loi pénale elle-même. Le rappel à la loi ne prend alors plus sens d’interdit, clairement marqué, mais celui d’une forêt de règles ou de lois enchevêtrées et galopantes , dont d’ailleurs certaines entreprises finissent par anticiper les amendes qu’elles auront à payer en ne les respectant pas, les considérant comme un risque qu’on provisionne, à l’instar de n’importe quel risque : c’est donc la marchandisation de la loi qui est au bout de ce processus inflationniste d’une loi pénale qui ne joue plus son rôle, mais qui est censée se substituer à la la prévention, pour résoudre les problèmes qui se posent réellement, en amont de la nécessaire protection des victimes et de la punition des coupables.

Thierry Ponsot

le harceleur en entreprise: un produit de l’organisation du travail

Le harceleur en entreprise : un produit de l’organisation du travail

On a déjà souligné l’impasse que constituerait le fait de considérer que le harcèlement moral en entreprise ou dans l’organisation du travail en général, serait un produit de la société en général et dont les méfaits se propageraient dans l’organisation du travail, par simple extension. En somme, de considérer le harceleur dans l’organisation du travail exactement de la même manière que l’on va considérer le voleur : le voleur vole partout, y compris dans l’entreprise, mais le problème du vol, en soi, n’est pas un problème de l’organisation ou de l’entreprise, mais un problème sociétal, qui se répercute aussi bien dans l’entreprise que dans la société en général.

Or, considérer le harceleur en entreprise à l’instar du voleur, comme exogène à l’organisation du travail dans lequel il sévit, mène à une impasse, notamment en matière de prévention : parce que si l’on en vient prétendre que le harceleur dans l’organisation du travail , à l’instar du voleur, est le pur produit d’un problème sociétal qui a seulement des incidences aussi en entreprise et dans l’organisation, alors on ne peut plus prétendre que le harcèlement soit un risque de l’organisation, au titre de « risque psychosocial » . Après tout, on ne qualifie pas le vol dans l’entreprise de « risque psychosocial » et pourtant, il y aussi en entreprise, des vols.

Dans ce cas, en ne marquant pas le harcèlement dans l’entreprise comme un problème organisationnel, pourquoi l’employeur serait-il tenu de prendre en charge une quelconque prévention à priori des risques qu’il ne génère pas, mais qui viendraient, de l’extérieur, perturber le bon fonctionnement de son entreprise ? À ce moment là, l’employeur serait simplement tenu à faire respecter la loi, notamment pénale, dans l’entreprise, comme elle s’applique aussi à l’extérieur de l’entreprise, et l’on ne parlerait plus de « risques psychosociaux spécifiques à l’organisation du travail », comme le sont le stress au travail, les violences au travail et le harcèlement au travail.

Il nous paraît utile de préciser ces points, parce qu’ils sont à l’origine de la très faible compréhension, et par là, de la très faible prévention, notamment primaire, du risque psychosocial en entreprise, et en particulier du harcèlement moral. Tout se passe en effet, comme si s’établissait dans l’esprit une sorte de « dissonance cognitive », dès lors qu’on commence à réfléchir sur la prévention du harcèlement moral (ou sexuel) en entreprise ou dans l’organisation : du fait que le harcèlement soit, aussi, une infraction pénale (contrairement au stress professionnel qui n’en constitue pas une, en soi, sinon dans le cadre d’un manquement plus général à l’obligation de sécurité de résultat), un glissement s’opère alors,  dans les têtes, entre prévention d’un risque interne, et répression d’une conduite sociale. Le risque psychosocial n’est alors plus considéré que comme un risque externe, non endogène, mais de type sociétal en général et qui simplement serait aussi présent en entreprise qu’il l’est dans la société en général.

La difficulté à enregistrer réellement le harcèlement moral comme un risque organisationnel, et non pas comme un simple phénomène extérieur se produisant dans l’entreprise, vient paradoxalement du fait de la pénalisation du harcèlement : cette pénalisation entraîne automatiquement avec elle, un glissement dans la compréhension du phénomène en cours , comme si ce raisonnement implicite la sous tendait : « puisque le harcèlement est pénalement réprimé, c’est donc d’ un phénomène social dont il s’agit et non pas d’un phénomène lié à l’organisation du travail en elle-même, à l’instar du vol qui est un phénomène d’origine sociale sans être lié de manière spécifique à l’organisation du travail. »

C’est ce qui, dans les têtes opère inconsciemment pour ne pas considérer finalement que l’organisation du travail puisse être réellement à l’origine d’un phénomène typique de harcèlement, notamment moral. Quant au harcèlement sexuel, la confusion qu’il entraîne dans les têtes est pire encore, car il emprunte, par sa définition juridique même, à la fois au harcèlement moral et à l’agression sexuelle, comme nous l’avons explicité dans l’article « harcèlement sexuel, un abus de langage ».

C’est pourquoi nous considérons que les mesures de prévention du harcèlement moral  qui s’arrêteraient à rappeler la loi, ou bien à protéger la victime, comme c’est la plupart du temps le cas dans les organisations du travail, quels que soient leurs statuts (entreprises ou administrations) , évacuent en fait le problème organisationnel qui le génère, en traitant du harcèlement en entreprise de la même manière qu’ils traiteraient du vol en entreprise : rappel à la loi et protection des victimes ; ceci bien entendu, ne constitue nullement une prévention , au sens où la prévention se doit d’être, avant tout, une prévention primaire, c’est à dire une prévention qui vise à éradiquer, ou à défaut, à diminuer le risque avant tout, et non pas seulement à protéger  les victimes, ou à rappeler la loi (prévention dite secondaire).

Nous avons même à ce titre, dû souligner ce point à de nombreuses reprises : une prévention seulement secondaire, sans être d’abord et avant tout primaire, n’est plus une prévention du tout mais un soin. Car la prévention, c’est l’anticipation du risque, avant que le risque ne se manifeste et non pas la protection une fois le risque présent et le travailleur déjà exposé à ce risque comme le rappelle l’article L4121-2 CT.

norm 4

 

prévention primaire

S’il n’y avait pas de harcèlement possible parce que son risque aurait été éradiqué, on ne se poserait même plus la question de savoir comment en protéger la victime. Or le défaut de prévention du harcèlement apparaît principalement comme un défaut de prévention primaire.

Nous ne considérons pas que le listing à la Prévert, que la plupart des entreprises développent en matière de  mesures de soin aux victimes du harcèlement et de rappel à la loi à destination des éventuels harceleurs, c’est à dire en matière de prévention secondaire, compense, en quoi que ce soit, le défaut criant de la prévention primaire.

Il n’y a pas de compensation de la prévention primaire par de la prévention secondaire, il y a qu’en l’absence de prévention primaire, la prévention secondaire n’a pas de sens, sinon celui de soin, ce qui n’est plus de la prévention.

Il faut par ailleurs dire et redire aux partisans à courte vue du « toujours plus »  en matière répressive, soit disant pour la « prévention », qu’ils se trompent totalement de cible : la répression n’est pas de la prévention primaire et « faire peur au harceleur » ne résout pas le moindre problème, mais ne fait qu’augmenter la peur, et donc le problème ; ce qu’il faut avant tout, en prévention primaire, c’est résoudre le problème, et non pas « faire peur ». Résoudre le problème c’est d’abord et avant tout, engager des mesures de prévention primaire, bien accompagnés de prévention secondaire, certes, mais seulement en accompagnement de la prévention primaire et non pas en leurs lieux et places.

Pire : nous considérons qu’aujourd’hui, la pléthore de mesures de prévention secondaire sans aucune mesure de prévention primaire et le rappel, voire l’appel à une loi de plus en plus répressive en matière de harcèlement, ne fait que souligner la méconnaissance du problème du harcèlement, plutôt que d’aller dans le sens de sa résolution.

Tant que l’on refuse de se poser la question : « qu’est-ce qui, dans l’organisation du travail actuelle, favorise le harcèlement en tant que lieu de production, aussi bien de harceleurs que de harcelés ? », on passe à côté du problème organisationnel et on va aller dériver vers la litanie des mesures de prévention secondaire souvent incantatoires, du type « il faut former les managers aux risques psychosociaux », ce qui signifie en l’occurrence, botter en touche.  Botter en touche, parce que c’est l’organisation du travail elle-même qui génère ses risques psychosociaux, et ce sont bien les managers qui sont responsables, de principe, dans l’organisation du travail, de la mise en place des procédés ou des processus de travail qu’ils mettent œuvre vis-à-vis de  ceux qui travaillent sous leurs ordres et qui génèrent des risques psychosociaux, dont le harcèlement. Comment pourraient-ils alors être à la fois les pyromanes qui mettent le feu et les pompiers qui viennent l’éteindre en « se formant aux risques psychosociaux » ?

Quant aux risques qui ne sont pas produits par l’organisation du travail elle-même, l’entreprise n’en est pas responsable de principe, si elle-même a respecté la loi pour sa part.

C’est pourquoi nous plaidons pour la responsabilité sociale des entreprises, en conséquence de leurs actes ou de leurs omissions, et non pas pour une « responsabilité sociétale » qui consisterait pour les entreprises ou pour les organisations du travail, à prendre en charge les problèmes sociétaux en général. Car nous insistons sur ce point : plus on demande aux organisation du travail de prendre en charge les problèmes sociétaux , plus elles les prendront en charge en lieu et place de leurs responsabilités sociales propres du fait de leurs actes ou de leurs omissions, et c’est ce qu’il se passe actuellement en matière de harcèlement : plus elles s’occupent de « qualité de vie au travail » et de problèmes inhérents à la société en général (problèmes sociétaux comme la facilitation du lien entre vie privée et vie sociale) et moins elles travaillent sur les problématiques de « qualité du travail », dont elles sont, par contre, responsables directement de par leurs actes ou leurs omissions, qualité qui tend à se dégrader et qui engendre bien des problèmes, comme celui de l’isolement au travail.

Car l’isolement au travail est un formidable vecteur qui favorise la possibilité de harcèlement au travail : plus le salarié est isolé au travail, et plus il portera le profil de celui qu’on peut facilement harceler, étant donné le manque de soutien potentiel que créé l’isolement vis-à-vis d’une communauté de travail qui ne serait plus solidaire au travail. Or, ceci est une conséquence de la dégradation du lien au travail et ressort de la dégradation de la qualité du travail, dont l’organisation du travail, et non pas la société en général, est bien nommément responsable du fait des ses propres actes, procédures de production et autres processus  de travail. En réalité le harcèlement est à la fois symptôme et vecteur d’une attaque des liens au travail, des liens qui relient les individus à leur travail et qui relient chacun à l’autre à travers le travail, ainsi que soi même à travers l’image de soi au travail.le travail et les liens au travail 3

(tous les motifs cités dans ce tableau qui ont qualifié le harcèlement sont des motifs tirés des nombreuses jurisprudences relatives au harcèlement moral)

Le harcèlement est un problème organisationnel et c’est cette part organisationnelle dont l’entreprise porte la responsabilité, puisqu’elle découle de ses propres processus de travail. Ce sont ces processus favorisant l’émergence du harcèlement moral qui doivent être ciblés pour faire l’objet d’une prévention primaire, d’abord et avant tout. Et de ce point de vue, les harceleurs comme leurs victimes, posent un problème différent de ce que la loi pénale fixe comme catégorisation : alors que la loi pénale distingue et c’est normal, le harceleur du harcelé, l’agresseur de la victime, le problème organisationnel, lui, est d’une toute autre nature,  car c’est un problème qui devient alors systémique : Comment ne plus produire aucune possibilité de harcèlement en ne produisant, ni harceleur, ni harcelé, par l’organisation même du travail ?

Le jour où l’on se pose vraiment cette question, alors enfin, on se met à penser en terme de prévention primaire le harcèlement comme risque psychosocial, et l’on redécouvre l’intérêt que peut avoir de reconsidérer les processus de travail sous l’angle de la qualité du travail, qualité qui préserve le lien au travail, le lien aux autres et aussi le lien à soi même : un véritable repoussoir au harcèlement qui s’appuie, lui, sur l’isolement au travail, c’est à dire sur une qualité dégradée des liens au travail, à soi et aux autres.

le travail et les liens au travail 2

 

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Qualité du travail : de quoi parle-t-on ?

Concept apparemment simple, la qualité du travail mérite quelques explications. De fait, parler d’un travail de qualité soulève des perspectives et suscite aussi des interrogations sur au moins quatre champs distincts, qui  se recoupent, mais qui ne sont pas identiques pour autant.

  1. Le premier, celui qui vient peut être le plus spontanément à l’esprit, est de mettre le champ qualitatif au regard du champ quantitatif. En quoi quantité et qualité de travail se posent-ils ou s’opposent-ils,et que peut-on en mesurer ?
  2. Le second rapport où la qualité de travail se pose en vis-à-vis, c’est face à la qualité du produit travaillé. C’est en général dans cette perspective que se fonde, en principe, le cercle dit « de qualité », qui relie  qualité du travail et qualité du produit travaillé.
  3. Le troisième dérive du qualificatif de la qualité lui-même, et interroge la qualité sous le registre de la « qualification », et notamment celle du travailleur censé par ailleurs, produire un travail de « qualité ». La question sous jacente est alors celle-ci : en quoi la qualification génère-t-elle ou non la qualité du travail ?
  4. Enfin le dernier champ de questionnement soulevé par la qualité du travail tient aux conditions dans lesquels il s’exerce, c’est à dire aux conditions de travail de celui qui produit le travail. On fera donc remarquer à priori que ce champ n’est qu’un des quatre aspects sous lequel se décline la qualité rapportée au travail, et non le seul et unique, comme le laisserait penser l’actuelle obnubilation sur la « qualité de vie au travail » de nos contemporains, qu’ils soient dirigeants syndicaux ou patronaux ou gouvernementaux, ou psychologues du travail. Il a son importance, relativement aux autres et ne constitue pas, à lui seul, le critère de qualité. Nous l’examinerons en dernier, c’est à dire en perspective des trois précédents.
  • La qualité et la quantité de travail.

La qualité du travail se rapporte déjà à elle-même, en se distinguant de ce que serait sa simple quantité, celle que mesure par exemple la statistique ou le rapport économique de sa « productivité ». Dans la productivité du travail au sens quantitatif, on mesure un ratio entre la production et le nombre d’heures de travail qui y concourent. Cela ne tient pas compte de la qualité du travail, ou plutôt, l’abstrait du calcul. Pourtant la productivité du travail n’est pas réductible à sa seule quantité, car il est certain qu’elle correspond par ailleurs à un vécu au travail de celui qui l’exerce, et qui fait référence à une autre notion selon laquelle, il se sent –ou non- « productif » au travail. Cette productivité en tant que subjectivité d’un rapport entre soi et le travail, n’est pas une vue de l’esprit ou une simple subjectivité de type personnelle : c’est une subjectivité interpersonnelle que l’on peut par ailleurs, objectivement mesurer aussi, par des enquêtes de satisfaction au travail, par exemple. La qualité du travail induit donc aussi un champ quantitatif qui n’est pas hors mesure, car elle se mesure, y compris sous un rapport de productivité. Dans un monde que l’on dirait idéal et qui n’existe pas, bien sûr, que dirait-on alors de la quantité par rapport à la qualité du travail ? Qu’ils seraient coïncidents, ce qui ne veut dire ni semblables, ni identiques, mais seulement coïncidents. Dans un tel monde idéal, le travailleur se sentirait productif à tel point que sa productivité, telle qu’il la ressent et telle qu’elle se mesure de son ressenti, coïnciderait avec le ratio de sa productivité quantitative. Autrement dit, il serait alors à l’optimum (et non pas au maximum) de sa productivité.

Sachant que le modèle idéal n’existe pas par définition, il n’empêche que l’écart entre le modèle idéal et la réalité des situations vécues au travail est significatif. Au point qu’on puisse dire ceci : c’est justement dans l’écart que la mesure est significative. Plus l’écart est important entre la productivité que ressent le travailleur et celle qu’affiche le compteur du ratio de la productivité du travail, et plus l’idéal d’une productivité optimisée s’éloigne : soit que la productivité du travail mesurée par le ratio de la productivité par tête soit trop élevée eu égard au ressenti du travailleur qui ne se sent plus productif, tellement il se sent en « surcharge de travail »,et on identifiera alors les problématiques de stress au travail, notamment. Soit, encore, que le travailleur ait le sentiment que ses ressources au travail sont sous utilisées, et on identifiera alors un problème de gaspillage des ressources, qui freine la performance de l’organisation du travail à mettre en œuvre les compétences des salariés et qui compromet, à terme, sa propre croissance en tant que productrice de travail de qualité.

Il n’est pas exclu que les deux soient présents en même temps, sentiment d’improductivité du travailleur et sentiment d’être débordé par son travail, dont les exigences de productivité du travail en terme de ratio, dépasseraient le sentiment de pouvoir le faire selon un critère de qualité. Cette situation caractérisera alors une organisation du travail peu performante, c’est à dire inapte à relier, selon un « cercle de qualité » et le travail, et le produit du travail, et une incapacité à optimiser le lien entre les qualités, celle du travailleur et celle de sa production, c’est à dire à optimiser la qualité du travail.

Optimum et maximum de productivité du travail

  • Qualité du travail et qualité du produit

S’il y a une heureuse métaphore pour décrire le rapport entre qualité du travail et qualité du produit de ce travail, c’est bien celle du cercle : à un bout du cercle doit correspondre l’autre, quelque soit le sens dans lequel on le parcourt. Les cercles dits de « qualité » sont justement décrits par cette figure circulaire de la coïncidence permanente que constitue le cercle en tous ses points. Il s’agit donc d’un équilibre à tenir. D’une part, la qualité du produit ne doit pas aller sans la qualité du travail telle que la ressent le travailleur, d’autre part, la qualité du travail signe aussi la qualité du produit, les deux allant ensemble, dans le sens d’une amélioration qualitative.

Cependant quel est l’opérateur qui maintiendrait sur ce cercle « vertueux » et la qualité du travail et la qualité du produit ? Cet opérateur ne peut avoir qu’un nom caractérisant le mode opératoire du travail, et nous l’appellerons ici « la règle de l’art ».

De ce point de vue, la règle de l’art tient ensemble sur le cercle de qualité, et la qualité du travail et la qualité du produit de ce travail. Du côté de la qualité du travail, si la règle de l’art tient, elle permet au travailleur de se qualifier par son travail, c’est à dire, outre de se sentir productif, de se sentir « reconnu es qualité », comme celui qui doit pouvoir en être « fier ».

Des lecteurs pourraient être surpris que nous placions ici la fierté du travail, alors qu’ils s’attendaient peut être à y retrouver la « qualification » dans un sens plus traditionnel, celle que reconnaîtrait une convention collective, par exemple à travers une « élévation de la qualification ». Ce n’est pas un oubli de notre part, c’est délibérément que nous écartons la « qualification » (pour le moment du moins), pour  placer d’abord dans la qualité du travail la « reconnaissance et la fierté » du travail. Cela signifie que la règle de l’art est celle qui maintient la qualité, quel que soit le niveau auquel le  travailleur travaille. Cela signifie, du point de vue de la qualité, quelle que soit la qualification du travailleur, que son exigence de qualité est la même, qu’il ou elle soit ingénieur, maçon, manœuvre ou « technicien de surface ».

Cercle de qualité à qualification constante

 

Nous avons souvent en France, notamment, une grille dans la tête qui nous encage et qui nous figure comme normale le fait de classer dans les basses qualifications le peu de qualité du travail. Cet énorme aveuglement est en partie responsable d’un problème de productivité, car en négligeant la qualité des travailleurs prétendument peu qualifiés, nous gaspillons énormément de ressources humaines. Au contraire, l’enjeu d’améliorer le travail de qualité chez les travailleurs peu qualifiés (à niveau de qualification que nous jugeons bas), constituerait une source inédite de productivité du travail à optimiser. Le fait de savoir utiliser les compétences insoupçonnées des travailleurs soit disant « peu qualifiés », serait une source considérable de productivité. Quelle entreprise en France, par exemple, s’appuie sur l’expérience de ses femmes de ménage pour leur demander selon elles, ce qui serait le plus valorisant et le plus productif pour mieux organiser leur travail ? Qui imagine vraiment combien il serait productif de s’appuyer sur leur expérience au travail, plutôt que de les cataloguer comme « peu qualifiées » ?

L’art, selon la règle de l’art, ne consiste donc pas à faire de quelques uns seulement, des artistes de leur travail, mais consiste à faire de chacun, à son niveau déjà, un artiste de son propre travail. Ainsi par exemple, avions nous donné dans un autre article « qu’est ce qu’une organisation du travail performante » l’exemple indien des « dabbawalas » ces livreurs de repas de Bombay, dont l’organisation, ultra performante, permet de livrer en vélo des milliers de repas en temps et en heure aux bureaucrates des centres villes, avec très peu d’erreurs malgré la formidable complexité de l’organisation. A nos yeux de français, ces travailleurs paraîtraient cependant peu qualifiés. Ils sont livreurs cyclistes, rien de plus. En réalité ils fournissent un travail de très grande qualité , ce que leurs permet leur organisation ultra performante qui met en jeu toute une intelligence collective. Ce n’est peut être pas un hasard de citer un exemple indien ; l’Inde a peut être plus de raisons que d’autres, de comprendre  que tout le monde ne sera pas ingénieur, ou directeur, dans un pays de plus d’1 milliard d’habitants, et qu’il y avait peut être intérêt à permettre de qualifier le travail des masses avant que de leur promettre d’élever le niveau de qualification pour tous, en faisant espérer des « études universitaires à 85% de la population », comme c’est le cas en France où le Baccalauréat pour ce faire est soldé à prix de plus en plus bas ,un peu plus chaque année. Bien entendu il n’y a pas de contradiction entre élever la qualité et accroitre la qualification, mais il y a que le mirage de la hausse de la qualification pour tous, nous cache déjà ce fait massif et méconnu selon lequel le travail peut se qualifier aussi, à qualification constante, par une qualité rehaussée du travail, grâce notamment, à l’intelligence collective de l’organisation du travail. et au développement des compétences collaboratives de chacun.

Un travail est de qualité en ce sens, à niveau de qualification constant, quand l’organisation du travail est performante à organiser les compétences déjà présentes de manière à hausser, en même temps que la qualité du produit, la qualité du travail pour des travailleurs qui se sentent reconnus à travers lui, et productifs de surcroît. Cela revient alors à dire que « la règle de l’art est bien construite », n’exigeant pas de performance maximisée des travailleurs, mais de mettre en œuvre, au maximum leurs compétences souvent sous utilisées, ainsi qu’elle permet par ce faire d’améliorer qualitativement les produits issus de ce travail ; c’est donc une performance organisationnelle à construire les règles de l’art ainsi faites pour « maintenir sur le même cercle » et la qualité du produit et la qualité du travail qui le produit, qui doit être mise en avant et non pas une performance des individus, si on accorde à la performance l’idée qu’elle est un maximum et non pas un optimum. Dans un monde où prévaudrait la qualité du travail, sur un cercle de qualité coïncidant à la qualité du produit de ce travail, c’est la productivité du travailleur qui se doit d’être optimisée, et c’est celle de l’organisation du travail à organiser les compétences qui se doit d’être maximisée, et non pas l’inverse.

 

3°) qualité du travail et qualification du travail

Maintenant que nous avons clarifié le rapport entre qualité du travail et qualité du produit à qualification constante, abordons cette fois ce rapport à qualification changeante, c’est à dire évoluant vers une « plus grande qualification ». Certes, il est assez facile de claironner, à l’instar du MEDEF, qu’il faille  hausser la qualification des travailleurs  pour  les adapter aux besoins de l’entreprise , sans aucune réflexion de fond concernant  cet énoncé parfaitement ambigu et particulièrement polysémique. De quoi parle-t-on en réalité, en disant : hausser la qualification?

S’il s’agit de hausser réellement la qualification des travailleurs, il faudrait préciser en quoi, toutes choses égales par ailleurs, il serait procédé à une véritable hausse de cette qualification. En excluant tous les éléments normatifs de type « progression automatique dans une grille de convention collective », que veut dire  hausser la qualification ? Dans le domaine qualitatif, une hausse ne renvoie pas vers un chiffre, mais vers une qualité améliorée . Il ne s’agit donc ni d’une hausse du rendement, ni d’une hausse de la productivité par tête, ni même et seulement d’une hausse du nombre de compétences manifestes : il s’agit de la qualité d’un lien, celui qui relie le travailleur à son travail.

On dira donc d’une qualification qu’elle est en hausse, quand elle permet au travailleur d’enrichir le lien à son travail, de telle sorte que son expérience au travail en ressorte d’autant plus valorisée et valorisante, eu égard à la qualité du  produit de ce même travail. Autrement dit, la qualification du travailleur est en hausse quand s’élargit « le cercle de qualité » autour de son expérience au travail, qualifiant plus, et le produit de son travail et le travail et l’expérience au travail de celui qui le produit.

Un artisan développe sa qualification au travail en découvrant, au fur et à mesure de son expérience au travail, des tournures et des gestes inédits, qui permettent à son cercle de qualité du travail de s’élargir, améliorant et son produit et la qualité de son travail.

Un ouvrier ou un employé dans l’industrie ou les services, développe sa qualification au travail, parce qu’il saisit l’opportunité que lui offre l’organisation du travail (à ce titre performante), pour développer son cercle de qualité, améliorant et la qualité de son travail et celle du produit de ce travail.

Cercle de qualité à qualification constante

 

 

Bien entendu, peuvent rentrer en jeu dans cet élargissement du cercle de qualité, la formation qualifiante et le développement des compétences qui s’ensuivent en principe. Mais nous insistons pour dire qu’elles sont conséquentes à cet élargissement du cercle de qualité et non pas en soi, qualifiantes. On comprendra vite pourquoi :

  1. Aujourd’hui se développe un discours qui confond allègrement le multi-tâches et le développement des compétences. Le fait de devoir procéder à de nombreuses tâches n’est pas, en soi, « qualifiant ». Pour que les nombreuses tâches soient qualifiantes, encore faut-il qu’elles soient reliées dans un lien unique de travail, qui donne sens au travail du travailleur dans un ensemble cohérent, par lequel il puisse élargir son cercle de qualité. Autrement, il s’agit d’une illusion. Pour reprendre un terme ancien, le « grouillot » à qui on demande de tout faire et n’importe quoi, n’accroit pas ses « compétences », ni ne produit un travail de qualité, si ses tâches multiples ne l’inscrivent pas dans un lien cohérent à son travail, par lequel il puisse accroître son cercle de qualité.
  2. Le « grouillot » d’aujourd’hui s’appelle bien souvent « l’agent polyvalent ». Sur la base d’une décomposition des tâches artificiellement conduite, par exemple à l’issue d’un processus de lean management, on retrouve, en bas de l’échelle, des agents de fait déqualifiés, à qui on demande de faire tout ce que les autres ne peuvent plus faire, car ces derniers sont alors centrés sur les tâches valorisantes à haute productivité. Dans un hôpital par exemple, ils s’appelleront les « agents polyvalents ». S’il y a bien des multifonctions ou des multitâches pour les agents dits polyvalents, c’est se moquer du monde que de prétendre qu’il s’agirait d’une multi-compétence pour autant, puisque la compétence globale disparaît d’un tel processus qui, en soi, est déqualifiant pour tous : processus déqualifiant en ce sens qu’il tend à faire disparaître l’unité perçue d’un travail, pour la disloquer dans les tâches multiples et qui deviennent spécialisées. En réalité ces processus qui disloquent le travail en tâches spécialisées, qui déstructure les fonctions, est déqualifiant en soi, car il fait perdre le sens d’un travail, pour le disloquer en tâches et fonctions disparates. Ces processus visent la hausse maximisée du ratio de la productivité du travail, et non pas du tout à élargir le cercle de qualité autour du travailleur et de son travail qui optimiserait sa productivité, sans chercher à la maximiser.

On comprend alors mieux pourquoi il faille se méfier particulièrement des discours polysémiques du type « il faut augmenter la qualification des salariés pour mieux répondre aux besoins de l’entreprise ». Si les besoins de l’entreprise consistent à déqualifier le travail d’abord, pour décomposer le travail en tâches et ensuite, à proposer à chaque travailleur de devenir un travailleur« multitâches », ce discours n’est ni plus ni moins qu’une duperie. Par contre, si les besoins de l’entreprise sont entendus cette fois comme la nécessité d’augmenter la productivité et la performance de l’organisation du travail (et non pas de maximiser la productivité de chaque travailleur) en élargissant le cercle de qualité du travail, comprenant l’amélioration de la qualité du travail et du produit, ce discours est recevable.

De manière générale et sur un plan macro-économique, il y a bien en France une nécessité de hausser la qualification des travailleurs, salariés ou non, et de considérer que la place de la France est dans le « haut de gamme » et non pas dans le bas de gamme, et que nous ne saurions concurrencer par des prix de revient plus bas des pays où le salaire moyen tourne autour de 200€ mensuels. Pour cela, nous devons accroître surtout la valeur ajoutée de la production. Cependant, notre manière très restrictive de considérer la qualification au seul regard du point d’indice dans une grille de salaire ou dans une échelle de diplômes, nous fait manquer une grande part de productivité que l’on pourrait bien mieux optimiser, en maintenant et en élargissant le cercle de qualité et en étant attentif à cet indicateur, et non pas en se laissant entraîner dans l’illusion de la hausse « apparente » de la productivité du travail ou de sa maximisation, ou de la baisse du coût du travail. La baisse du coût du travail est un objectif carrément stupide s’il s’agit de concurrencer le Vietnam ou la Malaisie, qui de toutes façons, auront des coûts du travail plus faibles que les nôtres. Qui ne voit dès lors que seule la hausse de la qualité de la production est la seule voie par laquelle les produits français puissent devenir, ou redevenir, compétitifs? La question qui devrait rester centrale serait alors celle-ci : quelle qualité du travail permet de faire croître le cercle de qualité, qui accroît aussi nos compétences et nos savoir faire à les produire ? Et en fonction de cette réponse , nous pourrions nous projeter sur une ligne de projets permettant de voir, dans l’avenir, quel type d’investissement nécessaire permettrait de développer le travail dans sa qualité préservatrice de  travail et de santé au travail, qui soit également productrice de biens de qualité. Ainsi, le travail made in France deviendrait-il de plus en plus « qualifié et qualifiant ». Ainsi pourrions nous investir directement dans la « santé au travail », par le travail de qualité, plutôt que d’envisager, toujours après coup, réformer les processus de production existants pour les rendre compatibles avec un travail de qualité préservant la santé physique et mentale des travailleurs.

  • Qualité du travail et conditions de travail

Ce n’est donc pas sans préalable que nous abordons maintenant la question de la qualité eu égard au rapport entre qualité du travail et conditions de travail. Là encore le rappel au droit et surtout, à son esprit, nous sera d’une grande aide pour délimiter ce qui est le champ des conditions de travail. Les conditions de travail sont attachées au travail en ceci qu’elles dépendent en direct du travail lui-même, et du contrat de travail en particulier. En droit, ces conditions  de travail seront jugées « essentielles », si et seulement si ces conditions ont prévalu lors de l’établissement du contrat de travail, à tel point que le salarié ne se serait pas engagé dans le contrat de travail si elles n’avaient pas prévalu. En droit, on entend donc par « conditions essentielles » du contrat de travail ce qui, au sens grammatical, en fait une condition. On dira ainsi des autres conditions de travail, celles qui ne conditionnent pas l’acte du contrat de travail, qu’elles sont  non essentielles. Par ailleurs, on sait maintenant depuis 2002, que l’employeur a, vis-à-vis de son salarié, une obligation de sécurité de résultat (et non pas seulement de moyens), ce qui étend la responsabilité de l’employeur en matière de conditions de travail, sur la sécurité des salariés, en terme de maintien de la santé physique ou mentale.

Le champ des conditions de travail est ainsi balisé, d’un côté par le droit contractuel, de l’autre par l’obligation de sécurité de résultat. Dans ce cadre, il est légitime que l’organisation du travail prenne ses responsabilités vis-à-vis du travailleur et assume une qualité du travail conforme à ses responsabilités juridiques. Mais quelqu’un peut-il dire où s’énoncerait un principe de droit permettant légitimement à l’organisation du travail de se mêler de ce qui ne la regarde pas, à savoir la qualité de vie du salarié lui-même ? Ce n’est tout bonnement pas de la responsabilité de l’employeur au nom des « conditions de travail ». La preuve ? C’est que pour améliorer les « conditions de vie » du salarié au travail, le législateur a confié cette tâche notamment au Comité d’entreprise, à travers ses activités sociales et culturelles, dont on rappellera, encore ici, qu’il en a toujours le monopole de droit. Ainsi cette jurisprudence sur la définition des activités sociales et culturelles, parfaitement claire et ayant valeur de droit, et qui, pour être ancienne, n’en est pas moins toujours opératoire:

« Constitue une activité sociale et culturelle toute activité ,non obligatoire légalement, quels que soient sa dénomination, la date de sa création et son mode de financement, exercée principalement au bénéfice du personnel de l’entreprise, sans discrimination, en vue d’améliorer les conditions collectives d’emploi , de travail et de vie du personnel au sein de l’entreprise »(ch.soc,13/11/1975)

Tirant la leçon du droit, celle qui doit toujours prévaloir, nous constaterons ceci : le législateur est sage de confier à un tiers -le Comité d’Entreprise dont hérite le nouveau comité social et économique- la gestion des « conditions de vie au travail », hors ce qui concerne les responsabilités propres de l’employeur. Il est sage, parce qu’historiquement nous connaissons bien les modèles d’entreprise à caractère social qui ont prévalu avant 1945, date de création du CE. Ces modèles voulaient se préoccuper de toutes les conditions de vie des salariés. Ils avaient un nom : le modèle paternaliste. De quoi s’agissait-il ? Que l’organisation du travail s’occupe de « tous les aspects de la vie du salarié ». Sans vouloir pointer du doigt telle ou telle entreprise, on a vu de tels modèles s’épanouir, chez Michelin par exemple : on travaille chez Michelin, on loge chez Michelin, on joue au football dans l’équipe Michelin, on vit Michelin. Et quand on est mis à la porte de chez Michelin, on perd tout. Le système est parfaitement « holistique » en s’occupant de « tous les aspects de la vie des salariés au travail », comme on aime à le dire aujourd’hui, c’est à dire que ce modèle est parfaitement « totalitaire ». En ce sens, il recouvre la totalité de la vie du salarié. Sous couvert de modernisme new look, est- ce là l’idéal auquel on aspire en souhaitant que l’organisation du travail prenne en compte « tous les aspects de la vie du salarié » sous l’étiquette commode d’une « qualité de vie au travail » qui serait « holistique » ?

Les ordonnances de 1945 confiant à un tiers, le Comité d’Entreprise, l’aspect de la qualité de vie au travail, sont donc sages et bienvenues. Dommage qu’on oublie cette sagesse pour faire aujourd’hui prendre aux entreprises des tournants néo-paternalistes qui reviennent en arrière (et non pas en avant), afin de les ré-instituer comme gérant les conditions de vie des salariés au travail. Avec l’inconvénient supplémentaire suivant : plus on détourne l’attention des organisations du travail de leurs propres responsabilités en matière de conditions de travail, et moins elles les assument. C’est pourquoi nous plaidons pour une responsabilité sociale des entreprises, inhérente aux actes qu’elles posent, à leurs éventuelles omissions, et à leurs conséquences, et non pas  pour des responsabilités qui seraient sociétales, sous prétexte de se mêler de ce qui ne les regarde pas : la vie privée des salariés sous le prétexte de « qualité de vie au travail ».

C’est la qualité du travail et non pas la qualité de vie au travail qui doit être l’objet de l’attention de l’organisation du travail. Un manager ou un employeur « bienveillant » veut-il sincèrement améliorer la qualité de vie au travail de ses salariés ? Nous lui suggérons alors une piste imparable : qu’il augmente (il le peut toujours) le budget des activités sociales et culturelles de son CE et bientôt Comité Social et Economique à cet effet, puisque c’est leurs missions d’améliorer les conditions de vie des salariés au travail, et qu’il se centre, lui, sur la qualité du travail, qui est de sa responsabilité directe en conséquence des conditions de travail  qu’il propose et qui ont une incidence sur la santé physique et mentale de ses salariés. Bizarrement, après cette soudaine sollicitude pour la qualité de vie au travail des salariés de la part des managers, tous bienveillants bien entendu, nous ne constatons aucune flambée conséquente des budgets des activités sociales et culturelles des CE ? Mais nous ne doutons pas que cela ne saurait tarder !

Du point de vue des conditions de travail, la qualité du travail revient donc, pour l’entreprise à assumer ses responsabilités, que ce soit aussi bien en matière contractuelle (contrat de travail), qu’en matière d’hygiène et sécurité où elle a une obligation de sécurité de résultat. C’est suffisamment lourd comme cela, la preuve en est que bien peu les assument vraiment (sinon les inspecteurs du travail n’auraient rien à faire, il semble que ce ne soit pas vraiment le cas), inutile d’en rajouter.

Il  y a donc de multiples aspects à la qualité, celle du travail que l’on produit et qui qualifient, et le travailleur et le produit de son travail. En s’obligeant à penser la multiplicité de ces aspects, on évitera de se fixer sur une simple marotte comme la qualité de vie au travail, qui promet le retour au néo-paternalisme et la présente, qui plus est, comme le dernier cri de la nouveauté en matière de pensée moderne du travail.

Thierry Ponsot

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Qu’est-ce qu’une organisation du travail performante?

Qu’est-ce qu’une organisation du travail performante ?

La performance d’une organisation  est mesurable à ce qu’elle peut organiser, eu égard aux ressources dont elle dispose : cette (presque) lapalissade est cependant nécessaire à ne pas s’orienter faussement lorsqu’on parle de performance organisationnelle, de manière à ne pas la confondre :

  1. à la performance des hommes qui la constituent
  2. à sa capacité, extrinsèque, à imposer des pouvoirs qui ne tiennent pas à son organisation, comme par exemple influer sur son environnement ou, si elle est une entreprise, par exemple influer sur ses fournisseurs ou sur ses clients.
  3. à la rentabilité, qui n’a que peu avoir avec sa performance intrinsèque, mais peut avoir à faire avec ses capacités extrinsèques, comme son pouvoir d’influence politique et/ou économique, et/ou ses ressources financières.

La performance d’une organisation du travail est celle à organiser au mieux des ressources dont elle dispose, les hommes qui travaillent pour elle à atteindre l’objectif qu’elle se fixe.

Et quand elle est organisation du travail (entreprise ou non), sa performance consiste à optimiser les ressources dont elle dispose en matière de travail.

Elle sera donc d’autant plus performante si elle sait optimiser le travail en tant que facteur humain et non pas si elle sait optimiser le facteur humain  en fonction du travail : en somme, sa performance d’organisation du travail consiste à adapter le travail à l’homme et non pas l’homme au travail, comme le rappelle d’ailleurs la Loi, énoncée (magistralement) par l’article L4121-2 CT, en son alinéa 4 : l’employeur met en oeuvre les mesures nécessaires (à la prévention des risques) sur le fondement des principes généraux suivants :

L4121-2 al 4 :« Adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé «

Ce rappel, qui tient en quelques lignes, nous ne le croyons pas inutile. Nombre d’organisations et au-delà d’elles, nombre de théories qui se parent de la vertu d’être managériales, oublient ce point fondamental.

Par exemple, le « lean management », qui adapte l’Homme au travail et non pas le travail à l’Homme, se croit une « organisation du travail performante ». Mais pas du tout. Le « lean management » permet peut être de tirer le maximum de performance des individus sous sa férule, mais nulle part, cette méthode organisationnelle n’est performante à adapter le travail à l’Homme, parce qu’elle fait l’inverse : elle adapte l’Homme au travail que sa méthode requiert. Ainsi exiger « zéro défaut » sur une ligne de production n’est pas une méthode d’organisation adaptée à l’Homme, car c’est l’Homme qui est requis de travailler sous la férule du zéro défaut. Si l’on dit que l’erreur est humaine, alors on doit aussi dire que le zéro défaut est inhumain. Une telle exigence ne constitue donc pas « une performance organisationnelle » mais exige une performance humaine. La performance organisationnelle commencerait justement là où, malgré quelques défauts, l’organisation du travail permettrait de les surmonter, c’est à dire d’être un maximum efficace malgré les quelques défauts.

Adapter le travail à l’Homme est en réalité un principe méthodologique fondamental pour  la mesure de la performance organisationnelle. Nous insistons sur ce point pour montrer ,là encore, le lien existant, non pas tant avec la lettre du droit, mais entre l’esprit du droit et la rationalité, à la fois économique et  éthique. Autrement dit, hors cet esprit du droit, point de salut, mais de dangereuses perspectives d’exploitation de l’Homme, que rien ne viendrait ni limiter, ni cadrer.

Très souvent, les médecins du travail s’insurgent contre le fait de devoir délivrer des certificats « d’aptitude » attestant que le travailleur est bien adapté à son travail, alors que c’est l’inverse qui devrait être vrai : vérifier que le travail soit bien adapté à l’Homme. Ils ont fondamentalement raison et leurs pratiques montrent la difficulté d’établir une frontière simple entre ce qui commence d’adapter le travail à l’Homme et ce qui finit par adapter l’Homme au travail.

Mais pour ce qui est de la performance organisationnelle, nous pouvons clairement délimiter les effets et les causes : la méthode organisationnelle qui exigerait de la performance individuelle, est, toutes choses égales par ailleurs, peu performante par le fait de cette seule exigence. Elle ne fait alors que transférer sur l’individu ce qui devrait être sa performance à elle. Elle déplace la « charge » de sa propre performance sur le travailleur, créant par ailleurs ce que l’on appellera une charge psychique, c’est à dire une surcharge de travail, comme nous l’avons précisé dans notre article sur irpforma « charges de travail : la surcharge est psychique  ».

Pour toute « organisation du travail », qu’elle soit une entreprise ou quelle que soit son statut juridique, la performance organisationnelle consiste à savoir mettre en œuvre les compétences des Hommes qui travaillent en son sein, et plus elle  développe les compétences humaines, et plus elle est performante: Cet énoncé paraît  modeste, car il ressemble à une redite que toutes les DRH récitent par cœur : « développer les compétences » c’est, à les entendre, du moins, leur credo. Mais derrière ce credo trop facilement entonné, ils n’entendent peut être pas tous ce que nous sommes en train ici d’énoncer et qui va bien au-delà de ce qui est généralement entendu : ce n’est que la compétence des collaborateurs de l’organisation qui, en augmentant, permet de réellement accroître la performance organisationnelle. Autrement dit, il n’y a pas d’autre moyen, rationnel et éthique, pour permettre d’accroître la performance globale de l’organisation que de développer les compétences de ceux dont l’organisation doit permettre d’exercer leur travail avec un maximum  de compétence(s).

Pourquoi  énoncer un tel principe, selon lequel « la seule voie possible pour développer la performance réelle de manière éthique (conforme à l’esprit du droit et à la non exploitation de l’Homme) passe uniquement par le développement des compétences », est-il utile? Sans doute pour la raison suivante : nous croyons généralement qu’il y aurait deux facteurs contributifs au développement, le capital et le travail, alors que cet énoncé implique qu’en réalité, il n’y en ait réellement qu’un : le travail.

Cet énoncé va donc à l’encontre de notre culture économique dominante selon laquelle le capital, en soi, serait un cofacteur contributif, c’est à dire un facteur de développement économique, au même titre que le travail. Comme si capital et travail étaient équivalents ou substituables pareillement. Or c’est faux ou du moins, plus complexe. Le capital productif, seul et sans travail, n’a aucune valeur de développement tandis que le travail a bien pour fonction de révéler la valeur du capital, parce que lui seul permet de le valoriser. Un travailleur sans capital peut toujours créer de la valeur, un capital sans travail restera une lettre morte. Même le fantasme de la machine qui créerait  toute seule de la richesse restera toujours un fantasme, car derrière elle, se retrouvent toujours en amont ceux qui l’auront ainsi conçue. Dans le sens où le capital se fait outil de travail, il n’a de réelle valeur qu’à travers la figure du travailleur, que le travailleur en soit un concepteur ou un utilisateur.

Or, si seul le travail vaut, c’est à dire créé la valeur qui fait valoir et lui et le capital qu’il met en œuvre, cela veut bien dire que seule « l’organisation » de ce travail peut développer en elle-même une « performance », c’est à dire une croissance ou un développement de par lui-même, qui ne soit pas basée sur l’exploitation de l’Homme en tant qu’objet adapté au travail, mais qui soit basé sur l’organisation des compétences des hommes en tant que sujets au travail.

Alors que Marx se posait la question de savoir comment, dans un échange entre équivalents de marchandises, pouvait se créer un profit, on peut aussi se demander d’où viendrait une croissance qui ne s’appuierait pas sur l’exploitation d’un travail, forcé en ce sens, qu’il forcerait l’homme à s’adapter à lui plutôt que d’être adapté à lui. Or ce « bénéfice légitime » du développement que constitue celui , infini, des compétences, croissance ou développement qui renoncerait à l’exploitation de l’Homme par un travail qui le force psychiquement, mais qui continuerait de favoriser le travail, en tant que valeur humaine, ne peut s’appuyer que sur la « performance organisationnelle » à mettre en œuvre ses compétences.

Quelqu’un doit donc être performant à développer le sujet humain par son travail et ce quelqu’un, c’est l’organisation du travail, qui doit rendre les hommes « compétents », au point que la performance organisationnelle se développe, encore et toujours, à produire les nouvelles compétences.

Il n’y a pas de limite à assigner au développement des compétences permettant à la performance organisationnelle de croître encore. L’idée de la croissance infinie n’est donc pas fausse en ce sens : s’il s’agit de développer la performance organisationnelle, elle est toujours possible. Les façons mêmes que nous avons de savoir nous organiser sans, cependant, nous exploiter nous-mêmes, n’en sont encore, probablement, qu’à leurs balbutiements. Nous pourrions apprendre infiniment à rendre plus performantes « nos organisations du travail », de manière à accroître considérablement les compétences humaines, infiniment perfectibles.

Osera-t-on citer comme exemple d’organisation ultra performante, plutôt que Google ou Apple, l’organisation incroyable des livreurs de repas de Bombay (les dabbawalas), organisation séculaire qui organise des dizaines de coolies en vélos , afin de livrer, en temps et en heure, des repas faits dans leurs maisons, et livrés  à même les trottoirs si fait que les bureaucrates n’ont plus qu’à descendre à l’heure de la pause du déjeuner pour les récupérer : organisation si performante qu’elle ne laisse place qu’à quelques erreurs, minimes et rarissimes, tant il est rare qu’un livreur se trompe d’adresse malgré la multiplicité des repas qu’il porte sur son porte bagage et l’incroyable nombre de repas uniques servis à chacun, selon sa cuisine singulière.

Est-ce que les livreurs sont au lean management, ou bien leur impose-t-on d’être des champions cyclistes aux performances individuelles dignes d’un tour de France ? Sont-ils terrorisés par un management de fer leur imposant le zéro défaut ? Non , mais ils sont « compétents » , c’est à dire qu’ils ont  bâti un métier , dont ils connaissent les réelles exigences des tâches et sur lequel ils ont une maitrise parfaite et cohérente, dans un esprit agile et parfaitement adapté au mouvement indien du collectif, souvent très dense, dans lequel pourtant, chaque individu trouve sa place.

C’est un métier et on ne serait pas loin de le dire : c’est une culture, et elle est « maitrisée » au titre d’une compétence particulière, pour laquelle sans doute, il faut des années d’appropriation, ce qu’on appelle l’apprentissage.

L’exigence réelle de ce qu’on appelle le métier (la somme expérientielle de savoirs-faire partagés) nécessite le développement des compétences  au long cours, c’est à dire une façon de se conduire ,soi parmi le groupe et l’équipe, de manière collaborative( ce qui ne veut pas dire sacrificielle), selon une règle de l’art complexe de la mise en partage des tâches et de leurs savoir faire.   L’organisation performante est avant tout un pôle de savoirs, le savoir se comporter soi même face aux autres en faisant partie comme étant la compétence collaborative. Dans l’exemple indien, chacun « garde sa place et respecte autrui dans le travail», chacun sachant ce qu’il fait et ne doit pas faire pour se respecter soi et les autres, dans sa part et pour sa part de travail, chacun sachant par ailleurs que l’autre fera de même. L’organisation organise de façon fluide et adéquate les échanges et les relais nécessaires à la distribution des tâches, de manière à ce que chaque compétence soit utilisée avec un maximum de savoirs faire. La tâche est dure et l’huilage entre chacun des collaborateurs doit être dosé. Chacun devient « de plus en plus compétent » dans l’organisation, au fur et à mesure de l’apprentissage. Car la compétence est une valeur collective et émergente dans une organisation qui sait la mettre en œuvre, et non pas un repli sur soi, en quoi consisterait une « performance individuelle ». Parmi les coolies de Bombay , celui qui se vanterait d’être le plus performant jusqu’à  prétendre pédaler plus fort que les autres, doit bien faire rire ses collègues, car ce n’est vraiment pas le sujet. Le sujet, c’est ce que l’organisation permette de mettre en œuvre l’intelligence collective dans la compétence de chacun. C’est par la performance organisationnelle à savoir mettre en œuvre les compétences que chacun pourra, ensuite, se ressentir compétent dans l’organisation. En somme c’est par la compétence collaborative que le savoir faire individuel émerge au mieux, à l’optimum de sa productivité, et non pas en exacerbant la productivité individuelle en cherchant à la maximiser (maximisation de la productivité du travail comme le prône le lean management, notamment).

L’idéal d’une compétence qui émergerait  de l’individu seul est une utopie, pour ne pas dire une pensée magique. C’est la structure organisationnelle elle-même qui supporte et fait émerger la compétence que l’on qualifiera ensuite « d’individuelle ». C’est dans la dynamique organisationnelle que les compétences se révèlent et la performance organisationnelle consiste à les développer, de manière à ce que le collectif réuni par l’organisation soit, lui, performant, c’est à dire un maximum productif bien au-delà de la seule somme des productivités individuelles.

Savoir développer l’espace des compétences reste ouvert au progrès des organisations dans la façon de les mettre en œuvre et d’organiser, notamment, la compétence collaborative de tous les participants à la même organisation du travail.

La compétence individuelle advient et émerge d’une capacité collective, elle n’est pas un en soi  d’une valeur qui serait solitaire. Personne n’est en réalité « compétent tout seul », et sûrement pas « un patron de grand groupe », ni même un marin solitaire du Vendée Globe, lui qui bénéficie d’une formidable ingénierie de soutien pour lui permettre d’être solitaire, ou du moins, d’apparaître ainsi.

Cette capacité collective à agréer les compétences qui deviennent individuelles, il appartient aux organisations du travail, notamment, de savoir les organiser « au mieux », c’est à dire selon un optimum individuel et non pas un maximum d’exigence reporté sur l’individu. L’optimum variera ainsi lui-même avec la croissance de l’organisation et l’expérience professionnelle de ceux qui la composent.

Si le savoir faire collectif organisationnel s’effondre, c’est à dire la performance organisationnelle elle-même, alors les compétences humaines deviennent inutiles, c’est à dire demeurent inutilisées, et retournent en jachère. Un des indices de cette inutilisation des compétences devenues alors improductives, est l’obsolescence de plus en plus rapide et programmée des salariés. Cette obsolescence met notamment à l’écart les seniors, à travers une disqualification de l’expérience elle-même. Comment une société ne remarque-t-elle pas que l’expérience disqualifiée, visible notamment à travers la mise à l’écart de plus en plus prématurée des seniors, est un signe de dysfonctionnement organisationnel grave et non pas un signe de son développement ?

Les sociétés sans mémoire reposent alors sur les organisations du travail devenues oublieuses, sans arrêt amenées, sous le couvert de la « nouveauté » ou du modernisme, à ne plus se souvenir de rien, chacun ayant l’illusion de « tout redécouvrir » pour lui-même. Les managements changent alors sans cesse, détruisant ce que le précédant a fait, à la manière des partis politiques en France quand ils arrivent au pouvoir et dont la hâte est de détruire ce que le précédant gouvernement a pu faire, saisi par la transe névrotique des « réformes ».

Cet aspect de mémoire arrachée à l’organisation est en lien direct avec le « culte de la performance individuelle ». Plus les organisations disqualifient l’expérience humaine, plus elles contribuent à adapter l’Homme au travail (et non plus le travail à l’Homme) et moins, de fait, elles sont performantes elles mêmes, transférant le souci de performance sur les seuls individus qui les constituent.

Elles renouvellent alors sans cesse leurs « stocks humains » pour trouver les plus  performants salariés en raccourcissant toujours plus la limite d’âge au-delà de laquelle, le capital humain devient de plus en plus vite « obsolète » (aujourd’hui autour de 45 ans en France, voire 35 pour certains types d’entreprise).

On se trompe alors totalement de cible en proposant benoitement,  à l’instar de l’Anact (agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) et des signataires de l’ANI  sur la qualité de vie au travail, du 19/06/2013,de simplement « améliorer la qualité de vie au travail ».

C’est la qualité du travail qui est en cause et non pas seulement la qualité de vie au travail. Le travail se « déqualifie » lui-même dans ce mouvement où les organisations du travail oublieuses, à la mémoire de plus en plus courte, oublient leurs propres fonctions organisatrices et intégratrices des compétences humaines.

Cette tendance des organisations oublieuses à  déqualifier le travail lui-même,  c’est ce dont les salariés, notamment, souffrent. Ils ne demandent donc pas tant à ce qu’on allège  leurs charges de travail , en général, mais à ce qu’on les allège de la surcharge, indue, en quoi consiste l’exigence elle-même de performance, car eux se doivent d’être compétents et non pas « performants». C’est à l’organisation du travail d’être performante, notamment à adapter le travail à eux et non pas eux au travail.

Il ne s’agit pas tant alors, pour l’organisation du travail performante de diminuer à tous prix l’exigence des tâches de leurs  charges, physiques ou intellectuelles, (qui aimerait tant un métier sans charge de travail et qui serait « facile » ou sans effort, et qui se valoriserait alors à travers lui ?), que de ne pas transférer de charges indues, ni de contraintes illégitimes, sans nécessité relative aux tâches elles mêmes. Or la charge de travail est indue et sa contrainte devient illégitime, quand l’organisation du travail, plutôt que d’accroitre sa propre performance à mettre en œuvre les compétences et à les faire croître, se décharge de ce souci pour faire accroitre la performance des individus eux-mêmes. C’est à ce point là, où l’organisation du travail se « décharge », que survient, en surcharge, la charge psychique du travailleur.

C’est bien ce qu’il se passe aujourd’hui et le lean management ne fait que le mettre en évidence. En définitive le lean management ne fait que rendre explicite la tare du travail contemporain à se décharger de l’organisation sur le travailleur, afin de le rendre « performant » à sa place. Bien loin d’être performantes, nos organisations ont tendance à se décharger du souci de la performance pour en charger psychiquement les individus, n’assumant plus l’adaptation du travail à l’Homme, mais contraignant alors, illégitimement, l’Homme au travail.

Elles renoncent alors de plus en plus à organiser leurs compétences, pour mieux les pousser à la performance, à ce  fameux dépassement de soi qui les dépassera tellement un jour, que le stress au travail en deviendra l’issue quasi programmée autant que prédictible.

 

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la compétence collaborative

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La compétence collaborative

Parmi l’ensemble des compétences qui renvoient aux capacités individuelles et à l’expérience acquise, une très spécifique et peu analysée en tant que telle, s’appelle la compétence collaborative. Cette compétence ne renvoie pas précisément vers une capacité acquise dans une quelconque école, sinon à celle de mettre en œuvre la collaboration avec les autres, c’est à dire à mettre en œuvre la collaboration entre les individus en vue d’élaborer une tâche commune.

Une des raisons pour laquelle cette compétence collaborative est peu, ou mal analysée, semble tenir à ceci : elle est immédiatement reliée au management et à ses capacités, comme si elle n’avait de valeur que pour le management. Le manager n’est-il pas celui censé savoir faire émerger la collaboration de ses collaborateurs à une tâche commune et n’entend-on pas cette qualité comme inhérente à celle de son leadership ?

En somme, tout se passe comme s’il était entendu que la capacité à mettre en œuvre la collaboration des individus tenait du ressort exclusif de la capacité managériale et se trouvait dès lors , confisquée en son sein. Faire remarquer que des ouvriers , des employés ou des aides soignantes, tout en bas de la hiérarchie et bien loin de la sphère managériale, ont aussi des compétences collaboratives, entendues en ce sens fait assez vite passer , en tous cas en France, pour un dangereux gauchiste contestataire. Et c’est vrai , dans un sens, que si l’on pouvait montrer que cette compétence collaborative est finalement plus présente en bas qu’en haut de la hiérarchie, cela ouvrirait vers des abîmes de perplexité. Car à ce moment là, on découvrirait peut être l’ampleur du gâchis des ressources et compétences humaines inutilisées, ou mal utilisées, au sein des organisations inefficaces, c’est à dire peu performantes à utiliser les compétences humaines, pourtant disponibles. Nous n’en sommes pas encore là, mais le simple fait d’envisager  ce questionnement peut susciter un certain vertige.

Resserrons alors un peu le focus sur cette compétence particulière, qu’est la compétence collaborative :

On l’analysera, en utilisant les outils de l’analyse transactionnelle, suivant ces trois pôles : Permission, Protection, Puissance, en définissant ainsi ses items :

  • Du côté de la Permission, la compétence collaborative met en œuvre une liberté, en ce sens qu’elle libère de la peur de travailler ensemble
  • Du côté de la Puissance, elle entraîne à la collaboration, c’est à dire qu’elle entraîne à se mettre ensemble pour travailler sur un sujet devenu commun (tâche commune).
  • Du côté de la Protection, elle permet que la collaboration puisse aboutir, sans sentiment de perte pour ceux qui collaborent, et qu’ils s’y retrouvent sans dommage, mais avec bénéfice pour chacun, individuellement.

On remarquera d’emblée donc que la compétence collaborative, si on s’appuie sur cette dimension analytique, ne se résume pas à la « puissance d’entraînement » comme on le croirait un peu vite en analysant la capacité d’entraînement de ce qui serait « une figure de leader ». Elle est d’abord précédée de ce qu’on nomme en analyse transactionnelle « une Permission ».Une Permission est un sentiment préalable qui autorise le sujet à faire quelque chose qu’il ne ferait pas sans elle.

La Permission de travailler ensemble est première, et c’est parce qu’elle ne va pas de soi, qu’elle nécessite d’être ressentie par les collaborateurs, afin de collaborer à la tâche commune ; elle indique dès l’abord que, sans cette Permission, la collaboration est entravée. Que faut-il pour ressentir cette Permission ? Se sentir libre de collaborer et non pas obligé ou contraint de collaborer. Sur un terrain de rugby, on l’exprimerait ainsi : le plaisir de jouer ensemble. Or, pour posséder la compétence collaborative, il faut pouvoir susciter le désir de « jouer ensemble », c’est à dire en exprimer la Permission par son comportement, son attitude, son exemple. La Permission ne passe pas seulement par les mots, car si ces mots étaient en contradiction avec les attitudes, l’effet en serait dévastateur. Imaginons un entraîneur qui ne partagerait pas lui-même le plaisir qu’ont ses joueurs, mais qui aurait sans cesse à la bouche la « nécessaire solidarité « de l’équipe, mais qui, par son attitude, manifesterait un profond stress permanent, comment pourrait-il en donner la « Permission » de ressentir  le plaisir de jouer ensemble et de partager les émotions positives avec eux ?

La Permission s’adresse à ce qu’on appelle « l’Enfant » en analyse transactionnelle. C’est lui qui prend plaisir à « jouer avec les autres ».

Mais évidemment cette Permission, nécessaire pour construire la compétence collaborative, n’est en soi pas suffisante.  Doit s’y ajouter la Puissance, c’est à dire l’effet d’entrainement à collaborer, qui émane de la personne qui maîtrise une compétence collaborative. Pour en parler simplement, c’est exactement ce que met en œuvre le professeur réputé « bon professeur »  dans sa classe d’école, de lycée, ou d’université : il suscite l’envie chez ses élèves et ses étudiants de « répondre à la question qu’il pose », c’est à dire qu’il les entraîne dans la collaboration en quoi consiste son cours : on dira alors de son cours « qu’il est participatif ».

La Puissance est un concept particulier et qui surtout, n’a rien à voir avec la violence ou la contrainte et qui cependant, n’est pas sans une forme de polarisation. On disait autrefois du Général De Gaulle, que lorsqu’il rentrait seulement dans une pièce, tous les regards naturellement se tournaient vers lui. Cette façon de « faire tourner le regard » est bien un effet de puissance, car la Puissance polarise comme l’aimant polarise le métal. Au contraire d’une autorité qui serait imposée, l’intérêt se porte immédiatement librement vers celui qui émet de la puissance, par son mot, son verbe, son attitude, sa parole, sa présence. La puissance est totalement libre, il faut le noter et particulièrement incompatible avec la peur, car la peur au contraire, au lieu de libérer de l’énergie autour d’elle, la fait réprimer. En principe et devant la puissance dégagée, on doit se sentir plus en puissance soi même, plus intéressé et plus présent. Les acteurs de théâtre travaillent bien entendu leur puissance, car le pire pour eux, serait de faire dormir les spectateurs du premier rang par désintérêt (sauf pour un spectacle d’hypnose !).

Si incontestablement, la Puissance s’appuie sur la Permission et dégage une énergie qui est bien issue de l’instance « Enfant », cependant contrairement à la seule Permission, elle concentre un intérêt sur un sujet réel et qui n’est pas seulement le plaisir de jouer ensemble. Dans la compétence collaborative, être puissant, c’est entraîner l’intérêt pour le sujet du travail en commun et déplacer l’énergie de l’Enfant pour l’investir sur la part dite « Adulte » du sujet qui est « intéressé » à ce sujet. En écoutant le conteur, si celui-ci dégage suffisamment de puissance, je ne me sens  pas seulement libre de l’écouter, mais je « me sens intéressé à son sujet » c’est à dire à ce qu’il conte. Son sujet devient pour moi « intéressant ». Je suis dedans (du latin « inter/esse », c’est à dire être dedans).

Dans la capacité collaborative, le sujet compétent crée donc un possible espace commun où chacun peut placer son « intérêt ». C’est à quoi sert la Puissance : à créer l’espace commun où des individus ont en commun l’intérêt (le fait d’être dedans).

Si la Puissance est suffisante, et si l’énergie ainsi polarisée sur l’intérêt devenu commun se dégage, alors quelque chose comme un espace commun de collaboration au travail peut s’élaborer. Si la Puissance n’est pas suffisante, l’espace commun ne se crée pas et si la Permission n’en est pas donnée, alors l’énergie à dépenser serait considérable pour vaincre la peur. L’énergie ne serait donc pas disponible pour créer l’espace commun, celui de la collaboration.

C’est là que la troisième condition à bâtir cette compétence collaborative entre en jeu : il s’agit de la Protection ; elle est troisième et on peut l’expliquer ainsi : au fur et à mesure qu’on entre dans l’espace collaboratif, là où l’intérêt se fait commun, apparaît alors une autre peur : ce n’est plus celle de « jouer ensemble » , que la Permission a dissoute, mais c’est celle de « se faire manger par le collectif », autrement dit, la peur d’être absorbé par la dimension collective et de ne plus exister en tant qu’individu. C’est à ce moment là que la Protection doit maintenant jouer.

Dans la compétence collaborative, la Protection joue ce rôle essentiel de garantir que chacun, s’engageant dans l’espace collaboratif, n’en ressortira ni brisé, ni absorbé, ni perdant. On pense facilement à ce sujet aux emprises sectaires et à la figure du « gourou ». Le gourou a du succès, car très souvent il offre la Permission nécessaire, et sa personnalité développe une puissance réelle qui a effet d’entrainement sur l’espace commun de la secte. Il ouvre donc à l’espace commun collaboratif. Seulement il le fait sans assurer de Protection, de telle sorte que les individus en ressortent, de l’espace collaboratif de la secte, anéantis, lessivés, voire humiliés quand ils réalisent l’étendue des pertes qu’ils en ont subi. Il n’est pas nouveau certes, mais jamais inutile de rappeler ceci : le groupe, le collectif, la mise en commun, font très peur et pas forcément à tord ; on peut s’y perdre et ne jamais s’y retrouver en tant qu’individu.

Dès lors, la Protection est indispensable, c’est à dire la garantie que l’individu ne se perde pas, ne soit pas noyé dans l’espace collectif « collaboratif ». La Protection prend alors ici deux visages :

  • Le premier, que l’on qualifiera de « normatif », c’est à dire de référence à une équité qui doit être celle que garantit la loi, le règlement ou la norme du travail commune en vigueur sur l’espace collaboratif.
  • Le deuxième, que l’on qualifiera de « nourricier », c’est à dire de suffisamment nourrissant pour les individus, de manière à ce qu’ils n’aient pas la perception d’être lésés personnellement par le travail commun et qu’ils en retirent des bénéfices personnels, en suffisance.

Il est facile, grâce à cet outil d’analyse, de comprendre là où les grandes utopies collectives échouent souvent de manière magistrale : en ne garantissant pas le caractère suffisamment nourrissant pour chacun de l’espace collaboratif, et en se contentant de garantir une forme d’équité. C’est là où a échoué le communisme, car redistribuer, même de  manière équitable, la misère, ne garantit pas du tout une protection suffisamment nourricière des individus. À contrario, peut être aurait-on été surpris par le succès d’un communisme s’il avait suffisamment nourri sa population, c’est à dire, s’il avait su garantir l’individu contre l’appropriation collective en protégeant la part individuelle revenant à l’individu, en la garantissant. Le capitalisme quant à lui, pêche surtout de l’autre côté de la Protection : le côté normatif, incapable qu’il se trouve d’assurer une norme éthique suffisante pour assurer une redistribution équitable aux individus, ou même pas trop inéquitable.

C’est donc bien sous ses deux aspects que la Protection doit opérer : le normatif et le nourricier. En analyse transactionnelle, on qualifie ces deux instances, nourricières et normatives, sous le registre du Parent, qu’on qualifiera selon le cas, de « Parent Normatif » ou bien de « Parent Nourricier ».

On voit maintenant se dessiner en traits complets ce que requiert la compétence collaborative : un Enfant suffisamment libre pour donner la Permission de « jouer avec lui ».Sur la base de cet Enfant suffisamment libre, un Adulte suffisamment élaboré lui-même pour ouvrir à l’espace collaboratif et entrainer ceux qui s’y retrouvent autour d’un « sujet » devenu commun. Enfin, un Parent suffisamment normatif pour assurer et garantir des règles équitables et éthiques, de manière à ce que le collectif collaborant tienne autour de lui, et  suffisamment nourricier pour veiller à ce que chacun y gagne à titre individuel et n’ait pas à y sacrifier sa propre personne.
À partir de ce portrait analytique de la compétence collaborative, on fera les quatre remarques suivantes :

  1. Il n’est pas très certain que chaque lecteur, surtout s’il est salarié, ait pu reconnaître ici le portrait type de son chef de service dans l’idéal de la compétence collaborative. Si déjà, le salarié craint son chef, c’est que du côté de la Permission, il doit certainement manquer quelque chose aux capacités collaboratives dudit chef. Pour produire dans un espace réellement collaboratif, il faut se sentir libre d’entrer dedans, et non pas contraint sous le registre de la peur. Nous avions déjà indiqué par ailleurs, combien le « salarié soumis est peu productif au final », dans un autre article d’irpforma. Le salarié soumis agit par peur, il ne sera en fin de compte pas efficace dans l’espace collaboratif. On voit ici pourquoi : manque de Permission.
  2. Il n’est pas plus certain que les personnes réalisant cette compétence collaborative soient forcément placées en haut de la hiérarchie des organisations. La raison en est assez facilement détectable : si les organisations repèrent en général assez bien le caractère de « Puissance » que révèle le leader, elles sont assez peu attentives en particulier à la « Permission » et parfois, pas du tout attentives à la « Protection ». Pour être plus précis, les organisations qui vont choisir leurs leaders en fonction du sentiment de liberté qu’il dégage pour que ses collaborateurs se sentent eux aussi, libres, sont minoritaires et on ne s’engage pas trop en le disant ainsi : sinon, on aurait pu dire qu’elles sont ultra minoritaires. Par ailleurs, les questionnaires n’abondent pas pour connaitre le sentiment réel des collaborateurs amenés à travailler dans un collectif, pour savoir s’ils s’y retrouvent personnellement, plutôt que de s’y sentir sacrifiés. Pourtant cet indicateur devrait alerter : il signale un défaut de Protection, qui à un terme plus ou moins long, aura un effet retour dévastateur pour l’organisation elle-même : car le défaut de Protection amène avec lui soit, la rébellion active (contestation) ou alors passive (désengagement psychique, ou mal façons, turn over, démissions en chaine) à un moment où il sera trop tard pour la mettre en place. Car après la manifestation du défaut de protection, il faudra refonder également la Permission qui s’est envolée, du fait du manque de Protection : autrement dit il faudra tout reprendre à zéro pour rebâtir l’espace collaboratif, Protection, Permission et Puissance. C’est en général à ce moment là que l’organisation « change le management », c’est à dire quand c’est trop tard pour éviter le gâchis des ressources.
  3. Notre troisième remarque n’aura rien d’étonnant : elle sera pour dénoncer l’absurdité intrinsèque d’un système collaboratif qui prétendrait « mettre en concurrence »  les collaborateurs, et s’ils sont salariés, les salariés. Ce système est particulièrement dévastateur, mais surtout, absurde sur le fond : alors qu’il s’agit de construire, ce qui n’est pas facile, une Protection et une Permission suffisantes pour rendre possible l’espace collaboratif de ceux qui collaborent au travail commun, les mettre en concurrence revient à annihiler toute Permission et à ajourner toute Protection. On peut en qualifier le résultat de névrotique, en soulignant que de vouloir construire – l’espace collaboratif- en s’acharnant à le détruire par la mise en concurrence des collaborateurs, relève carrément de la psychiatrie. Personne, dans ce type d’organisations qui promeut la concurrence entre ses membres, ne réfléchit suffisamment à ce point : la mise en concurrence impose la peur de l’autre. Comment favoriserait-elle alors la liberté nécessaire au plaisir de « jouer ensemble » ?
  4. Notre dernière remarque sera la plus générale, car elle conduit à s’interroger sur le devenir des organisations contemporaines et des compétences qui sont promues, ou non, en son sein : si l’on ne retient que la performance individuelle des salariés ou des individus pour développer la production des biens et des services, alors la compétence collaborative ne sera que peu reconnue. Dans ce cas, les organisations seront d’autant moins performantes elles mêmes que ce sont les individus qui devront porter la performance à leurs places. Une organisation qui serait performante est celle qui sait organiser les compétences des salariés, et non pas se décharger du souci de la performance organisationnelle en misant sur les performances individuelles des salariés pour suppléer à son propre défaut de performance.

Or, dans une organisation performante, sachant donc  utiliser au mieux les compétences de ses membres, la première, et non pas la dernière des compétences, est précisément la compétence collaborative.

Thierry Ponsot

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Alésia: pourquoi des romains compétents l’emportent-ils sur des gaulois pourtant performants?

Alésia : pourquoi des romains compétents l’emportent-ils sur des gaulois pourtant performants ?

 

alesia

 

Pour qui connait Alésia aucun doute : les gaulois dans l’ensemble plus nombreux, et certainement individuellement plus forts et aussi bien armés que les romains ,ont perdu la bataille d’Alésia face à des légions romaines autrement organisés, et dont les compétences multitâches et légendaires ont ici fait merveille.

Rappelons que les légions à la bataille d’Alésia l’ont emporté grâce aux formidables ouvrages dénommés « circonvallations » et « contrevallations » (deux séries de murailles avec des fossés comblées par de l’eau détourné d’une rivière, palissades et fortins répartis régulièrement sur des dizaines de kilomètres ) et qui ont permis de se défendre à la fois contre les troupes gauloises assiégées dans oppidum d’Alésia ,et en même temps contre l’armée de secours très nombreuse mobilisée et appelée par Vercingétorix . Cette disposition a permis à 70 000 romains, autrement organisés, de battre  probablement 200 000 gaulois ou plus, certainement courageux et individuellement très spectaculaires par leurs forces et performances guerrières, réputés d’ailleurs dans le monde antique à tel point que les guerriers gaulois étaient très recherchés pour ces qualités .

Certains penseraient que la différence a peut être pu tenir à la meilleure  stratégie développée par César , face à la moins bonne stratégie de celui que nous nommons Vercingétorix, sans savoir s’il s’agit là d’un nom ou d’un titre (Vercingétorix ou le Vercingétorix ?).

C’est pourtant faux ; Vercingétorix était un chef de guerre extraordinairement compétent, au point d’avoir su rassembler en un mois- on imagine mal cet exploit dans un pays sans moyen moderne de communication- une armée de secours de plus de cent mille Hommes, composées des tribus parfaitement disparates et très souvent concurrentes les unes des autres.

Nous arrivons là au cœur de la question que la bataille d’Alésia illustre à merveille, pas seulement par sa résonance historique, mais par la métaphore organisationnelle qu’elle déploie : qu’est-ce qui fait que c’est l’organisation romaine (bien managée par César) qui l’emporte aisément(à un contre 3) sur l’organisation gauloise (bien managée aussi par Vercingétorix) et qui dispose de soldats particulièrement performants en tant que guerriers, et physiquement supérieurs, la plupart du temps, à leurs homologues romains –plus petits et moins forts- ?

Vercingétorix est dans un contexte organisationnel particulier : il dirige une coalition dont il sait qu’elle est fragile : si une de ses tribus coalisées fait défaut au moment crucial, il perd la bataille (ce qui arrivait souvent dans le contexte gaulois). L’organisation gauloise est donc  fragile en ceci : non pas comme le figurent les bandes dessinées d’Astérix que les gaulois soient indisciplinés (c’est une image d’Epinal), mais parce que l’alliage particulier des performants gaulois organisés en tribus concurrentes ne permet pas de rivaliser avec une organisation aussi structurée que les légions romaines, dont chaque homme est poly-compétent (le légionnaire sait tout faire) et dont l’ensemble est particulièrement unifié. César sait pouvoir compter sur chaque légionnaire parce que le corps « social » que forment les légions est particulièrement « performant » et permet d’organiser les compétences multiples des légionnaires de façon optimum. D’ailleurs les romains gagnent la bataille d’Alésia en utilisant aussi bien leurs compétences de terrassiers bâtisseurs, vue l’immensité des ouvrages en quoi consistent les circonvallations et contrevallations, qu’à la pointe du glaive, sans compter leurs compétences à construire et à manœuvrer des catapultes.

Ni Vercingétorix lui-même, ni la valeur individuelle des guerriers gaulois, ni leur combativité, ni même leurs armements, ne peuvent être mis en cause dans la défaite d’Alésia : uniquement l’organisation, sans que l’un ou l’autre des stratèges que sont Vercingétorix et César ne soient pris en défaut. Vercingétorix a fait au mieux avec l’organisation dont il disposait ; il n’avait pas des légions, mais des tribus sous ses ordres. IL ne pouvait envisager une stratégie d’endurance comme pouvait le faire César : il fallait qu’il l’emporte rapidement en submergeant son adversaire. Au bout de trois jours de combat acharné ,il ne l’ a pas pu et il ne pouvait pas tenir plus longtemps sur un terrain où, par ailleurs durant ces trois jours Vercingétorix n’a pu ravitailler ses troupes (trois jours sans nourriture ni pour les soldats ni pour les chevaux). Son pari était risqué mais tenable : gagner la bataille rapidement par le surnombre provoqué qui impliquait que la bataille dure moins de trois jours ; cela n’a pas été le cas, il a donc perdu, l’organisation césarienne ayant été endurante , c’est à dire susceptible d’adaptation aux circonstances, plus résiliente que l’organisation gauloise plus fragile, parce qu’éphémère et moins adaptative.

Prenons maintenant avec distance historique la grande métaphore d’Alésia et son champ dit de « bataille », et revenons en aux conséquences d’aujourd’hui que nous pourrions relever, en matière d’organisation du travail, de compétence coopérative et de performance.

L’organisation détermine ce qui est la performance. La performance exigible suivant la tâche n’est que le reflet de celle de l’organisation qui la détermine : dans l’organisation césarienne, il s’agit de tenir à son poste et d’être endurant, à l’image de l’organisation. Sachant que le soldat romain peut tout faire, la stratégie de César organise les compétences de ses soldats au service d’une organisation dont le génie et la performance consistent à les utiliser au mieux : il les transforme en terrassier, guerriers, architectes de catapultes, techniciens du combat de tranchées. Il ne compte pas dans chaque domaine sur leurs performances supposées supérieures à celle de chaque gaulois, mais sur leurs compétences polyvalentes, sur lesquelles il base une organisation résiliente, adaptée à ses légions et à leurs natures.

On peut même dire qu’il conçoit son organisation de telle sorte que, même si ses soldats ne sont pas aussi performants individuellement que ne le sont les gaulois sur le plan guerrier, ils l’emportent néanmoins, par la mise à disposition sur le terrain de leurs compétences qu’il « organise au mieux ».

L’organisation césarienne s’avère ainsi plus « performante » que celle des gaulois dans l’art d’utiliser au mieux ce dont il dispose, c’est à dire ses légions. Vercingétorix lui dispose d’une organisation fragile, c’est à dire qui ne permet pas d’utiliser au mieux ses deux cent mille hommes. Ce n’est pas la faute de Vercingétorix ; cela aurait été de sa faute, s’il n’avait pas tenu compte de sa fragilité organisationnelle, mais justement il l’a fait en choisissant une stratégie différente de celle de César : l’emporter par un coup de force, par le surnombre, par le panache, par des charges continues et répétées. De fait, plutôt que de miser sur son organisation, qu’il sait inférieure, il mise beaucoup plus sur « les performances individuelles de ses guerriers ». Les seules « compétences »  qu’il utilise de ses guerriers, sont alors celle du courage individuel et de la force individuelle.

Il a raison, vu le défaut de l’organisation gauloise, c’est à dire vue la moindre performance de son organisation à utiliser des multi-compétences coopératives de ses troupes ; Vercingétorix est un bon stratège, qui, vue l’organisation gauloise et sa faiblesse, l’a quand même utilisée au mieux. Vercingétorix n’est pas « moins compétent stratège » que César, c’est son organisation qui, étant moins performante, laisse plus place à la  performance individuelle de ses guerriers pour emporter la bataille, tandis que César compte, lui, sur la performance de son organisation supérieure, au-delà même de la performance individuelle de chacun de ses soldats.

On voit alors se dessiner ce qu’est une organisation performante : celle qui utilise au mieux les compétences coopératives de chacun, au mieux de ses compétences qu’il aura auparavant développées . Ainsi, on ne devient pas légionnaire comme cela ! En général les vétérans légionnaires ont …vingt ans de formation derrière eux avant de devenir des soldats bâtisseurs, agriculteurs, terrassiers, techniciens d’ouvrages  et …guerriers!

A quoi servirait l’organisation, sinon à être performante à organiser ceux qui, sous sa bannière, coopèrent grâce à leurs compétences coopératives ? Evidemment l’organisation suppose la durée, c’est à dire la formation des compétences de ceux qui la composent, organisés de manière telle que ces compétences coopèrent (et non pas rivalisent entre elles comme c’était le cas des tribus gauloises rivalisant de bravoure sur le champ de bataille).

Que signe et que signifie alors une organisation qui se mettrait à compter de plus en plus sur les performances individuelles, plutôt que sur la performance organisationnelle qui consiste à développer et à faire coopérer les compétences de ceux qui la composent ? On peut penser à Alésia, mais pour ceux qui ont la mémoire historique plus moderne, on peut penser aussi aux kamikaze japonais, censés suppléer à l’effondrement du Japon en 1945 par leurs sacrifices individuels: spectaculaires et en fin de compte, perdants. Triste performance de ceux qui poussent à l’extrême le goût intime du sacrifice de soi sous couvert de l’exaltation individuelle. Les japonais ont d’ailleurs systématiquement développé cette exaltation durant la guerre, préférant mourir, individuellement exaltés, plutôt que de réfléchir, collectivement, à leur destin. L’image du guerrier sacrifié et exalté par la performance n’en finit pas de hanter, car ce sont aussi les japonais qui ont inventé le « lean management » et le zéro défaut, qu’on importe de plus en plus en Europe et jusque dans les services administratifs, pour  rendre les salariés « plus performants » paraît -il…

Le lean management héritier de l’esprit kamikaze ? En tous cas, c’est vrai sur ce point : compter sur le zéro défaut d’une performance impeccable de chacun, sans penser que l’organisation serait peut être légitime à fonctionner de manière performante elle-même et sans imposer le zéro défaut à ses membres, car le zéro défaut, c’est exiger au delà de la capacité des êtres humains, et donc exiger qu’ils se « surpassent continûment ».

Le modèle « japonais » signe ainsi ce que nous appellerons le moment de la décharge : ce moment particulier où l’organisation, pour des raisons qui peuvent être multiples, (comme la défaite inéluctable dans le cas japonais en 1945), se met à se décharger de sa légitime quête de performance pour la transférer aux « individus qui la composent ».

Alors quand l’organisation se décharge de sa propre charge d’être performante à organiser les compétences, ce sont aux individus à être performants à la place de l’organisation qui ne le peut pas, ou qui ne le peut plus. Sans que cela pousse nécessairement au sacrifice suprême, comme dans le cas des kamikazes, cela flèche en indiquant pourtant dans le même sens. C’est quand l’organisation commence à cesser de l’être -performante- qu’on demande particulièrement aux individus de l’être à sa place !

La charge de travail  prend alors sa forme psychique, comme nous l’avons définie dans l’article « la charge psychique : une contrainte illégitime ». La charge psychique n’est pas un poids, mais un transfert de contrainte illégitime, c’est à dire sans mesure avec la nécessité de la tâche à accomplir.

Dans la charge psychique , ce qui charge l’individu, psychiquement, c’est quand on le surcharge de quelque chose qui dépasse sa seule compétence , parce que cela est extérieur à sa charge légitime : alors on le surcharge, en lui demandant de se « dépasser » lui-même.

Non, chacun n’a pas, dans une organisation, à se « dépasser lui-même », mais à se respecter lui-même. Respecter soi et son travail dans une organisation du travail.

Exiger de la performance au-delà de la charge en quoi consiste la contrainte nécessaire à sa tâche et inhérente aux compétences qu’on exerce pour l’accomplir, est une charge psychique, surcharge indue et transférée ; transférée d’où ? Transférée de l’organisation du travail, qui s’en est ainsi « déchargée » sur les individus.

Il est curieux que dans un temps où on appelle chacun à se « dépasser », on ne mesure pas ce qui se dépasse ainsi. Oui, effectivement, si chacun se dépasse, personne ne s’y retrouve. Qui se retrouve alors dépassé et par quoi ?

César n’a pas demandé à chaque légionnaire de dépasser l’organisation qu’il a magistralement structurée, mais de tenir dedans, en endurant. Ce qu’ils ont fait. Et ce sont eux, à un contre trois, qui ont remporté la victoire.

Espérons que cette réflexion, qui commence à Alésia et se termine sur une considération sur la charge psychique de travail,  amènera au moins à persuader ceux qui confondent performance et compétence à ne plus les confondre, et ceux qui croient que la performance individuelle exaltée est un signe de santé organisationnelle et d’efficacité réelle, à ébaucher un autre type de réflexion.

Thierry Ponsot

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la charge psychique au travail: une contrainte illégitime

La charge psychique au travail : une contrainte illégitime

 

Ecartons déjà d’emblée la première erreur d’analyse possible : elle consisterait à confondre charge intellectuelle au travail et charge psychique. Une grande minutie, une grande concentration ou bien encore, une grande mémorisation nécessaire pour répondre à l’exigence d’une tâche, sont des charges intellectuelles de travail, qui, en elles mêmes et en tant que telles, n’ont aucune raison de se transformer en charges psychiques, même si elles concernent  l’aspect mental et non pas  l’aspect physique de la charge de travail.

Une charge psychique, elle, ne devient psychique en tant que telle, que lorsqu’elle se transfère, c’est à dire lorsqu’elle fait irruption dans la charge de travail, en venant d’un champ extérieur à ce que contiendrait d’exigence à elle seule, la nécessité de la tâche en elle-même.

En ce sens, la charge psychique est une charge ressentie comme une contrainte illégitime, eue égard aux nécessités de la tâche, telle que le travailleur l’accomplit selon l’exigence qu’il se donne légitimement à l’accomplir. En quelque sorte la charge psychique déborde de l’exigence légitime et force, à la manière d’un forçage, ce que le travailleur accepte légitimement de la contrainte de travail. C’est pourquoi on parlera, concernant la charge psychique, de « contrainte internalisée », c’est à dire de forçage contraint de la psyché.la charge psychique est en ce sens ,toujours une surcharge, à travers laquelle les autres contraintes réelles et correspondantes à la réalité de la tâche à accomplir, que sont les contraintes physiques et intellectuelles, sont ressenties. La charge ressentie au travail, quant à elle, ressort en différence de la charge réelle, à travers la charge psychique surajoutée.

Charges psychiques de travail

On donnera cette illustration parfaite de la charge psychique selon cette définition, par l’exemple suivant : obliger un vendeur à vendre un produit qu’il juge mauvais, ou inefficace, à un client dont il sait qu’il n’en a nul besoin, est typique d’un forçage psychique, c’est à dire d’une charge psychique, vécue comme illégitime, quant aux contraintes légitimes qu’un vendeur intègre normalement dans l’exécution de sa tâche, comme celle d’être persuasif et convaincant vis-à-vis de son client.

On voit donc, à travers cet exemple, que la charge psychique n’est pas de nature seulement intellectuelle, et n’est pas assimilable seulement à une charge dite mentale, comme l’est la complexité d’une tâche ou la minutie requise par la nature d’une tâche.

La part psychique et contraignante de la contrainte est de contraindre le psychisme ,malgré la nature de la tâche, à forcer le passage par lequel le psychisme résiste à l’illégitimité de la contrainte imposée malgré lui: autrement dit à forcer ici le « vendeur », dans l’exemple précité , à « mal faire son travail » selon ses critères légitimes et sa représentation intrinsèque de ce qu’est un  bon vendeur, autrement dit, un vendeur selon son critère éthique du travail « bien fait ».

La contrainte, de type psychique, se révèle ici pour ce qu’elle est : elle viole psychiquement le sujet éthique au travail  en le forçant à enregistrer une contrainte interne qu’il désapprouve pourtant. Et c’est cela qui « contraint » dans le caractère psychique de la contrainte. La contrainte psychique révolte l’esprit qui doit pourtant s’y soumettre. Elle est insupportable par nature, c’est à dire, illégitime en soi.

De ce fait, elle pose la question de la contrainte légitime de travail. En donnant à ce terme de légitimité ce sens particulier selon lequel une contrainte est légitime, pas seulement parce qu’elle serait légale, mais parce qu’elle appelle à un respect de ce qu’elle prétend contraindre : le travail et sa qualité. On ne se serait peut être pas attendu à retrouver la question du respect au travail à ce niveau de l’analyse de la charge psychique et pourtant, c’est bien de cela dont il s’agit : chacun doit être en mesure de respecter son propre travail, de se sentir respecté et respectable à travers lui. Le travail est peut être le don le plus précieux qu’un homme puisse offrir de « lui-même » et il tient en respect, et soi et le collectif social auquel il s’offre. Le travail suscite la peine et l’effort, une forme sacrificielle de « don de soi », auquel il n’y a pas d’équivalent. Comme nous l’avons déjà souligné, notamment dans l’article « être fier de son travail », il n’y a pas en vérité et malgré le raccourci qu’on fait généralement, une valeur marchande au travail qui serait échangé dans le rapport salarial contre un salaire, car ce qui est vendu est le produit du travail et non pas le travail lui-même. Le travail est le don qu’on fait de soi (sans équivalent marchand) et qui est sacrifice, en ce sens qu’il se consume au profit d’autrui.  Le travail c’est ce qu’un humain peut célébrer de mieux à la gloire d’autrui, c’est une preuve formidable d’altruisme, autrui pouvant être un collectif, une société, en tous cas, un autre que soi. C’est d’ailleurs pourquoi il est aussi humiliant, comme nous l’avions déjà souligné dans l’article « l’humiliation d’être licencié », d’être licencié, car cela signifie très symboliquement « qu’on vous congédie » et que ce que vous offrez en cadeau (votre travail) est réduit à zéro, et qu’il ne « vaut plus rien » pour autrui à qui vous l’aviez pourtant offert jusqu’à présent. C’est exactement du même ordre que d’offrir un cadeau et de se le voir jeter à la figure par son destinataire ; c’est ce que vivent psychiquement ceux qui, après vingt ans de bons et loyaux services, reçoivent leurs « lettres de licenciement », dont on dit par ailleurs, qu’ils sont ainsi « remerciés », sans toujours percevoir l’ironie fondamentale et mordante qui se cache derrière ce vocabulaire.

Le respect, au travail et du travail, contient en vérité l’idée de contrainte légitime. C’est la vertu du travail que d’être une contrainte légitime au nom d’autrui, à qui ce travail est offert.

Cette contrainte, que l’on se donne à soi dans le travail, est inhérente à la qualité du travail, qui est toujours quelque part, offert à autrui. Le travail, don unique, se livre à travers un produit du travail qui par ailleurs, lui, peut s’acheter ; car ce qu’on achète, ce n’est jamais le travail, c’est le produit du travail, mais le travail, lui, reste un don. Que le travail soit un don qu’il faille respecter, on a plus de mal à le comprendre vis-à-vis du travail de la femme de ménage que pour le travail d’un artiste et pourtant, il est le même dans le don; en achetant les heures de ménage comme on achète l’œuvre de l’artiste, on doit respect au travail, parce que l’un comme l’autre, l’artiste et la femme de ménage, ont « fait don d’eux même » dans le travail qu’ils ont offert et cela mérite dans tous les cas  respect, parce que c’est du travail offert !

Parce qu’on sous estime généralement la dimension sacrificielle et altruiste que contient le travail en soi,  certains pensent que le travail n’a qu’une valeur marchande et qu’on l’aura « payé de toutes manières ». Ils se trompent sur la nature du travail et ne réfléchissent pas à sa profonde culture. On ne paye jamais le travail, mais seulement le produit du travail, et c’est pourquoi le  travail reste une « valeur » quel que soit le statut, salarié ou non, sous lequel il se trouve offert, de toutes manières, à autrui. Le travail n’a littéralement pas de prix, car ce n’est ni un marché, ni un marchandage, c’est un don de soi.

Et c’est en cela que la notion de contrainte légitime est si importante au sujet du travail : parce que le travail, par nature, contraint le soi et l’oblige au don de soi. Le travail étant contrainte de soi, par laquelle on s’oblige pour autrui, il est important de savoir où s’arrête légitimement sa contrainte, c’est à dire sa dimension de sacrifice authentique. Et ce que la charge psychique met en évidence, c’est précisément cette frontière de légitimité du sacrifice contraint. La charge psychique manifeste la présence illégitime d’une contrainte ; ce qui revient à dire qu’elle ne correspond plus à la nécessité de la tâche, seule nécessité pour laquelle la contrainte est perçue de façon légitime. Et c’est pourquoi cette charge psychique est un « transfert de charge »  qui se surajoute à la contrainte normale du travail. Elle est « surcharge de travail ». Elle est ce qui surcharge dans la charge de travail. En ce sens, elle se transfère en venant  d’ailleurs, c’est à dire en venant d’un champ autre que celui de la seule nécessité de la tâche à accomplir.

Et dans ce sens où la charge de travail dépasse la seule nécessité de la contrainte de la tâche à accomplir, sa contrainte est illégitime. On ne s’étonnera donc pas que le droit le dise ainsi:

 article L1121-1CT 

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »

C’est d’ailleurs curieux que l’on ne fasse généralement pas la jonction entre le droit et la psychologie du travail, comme si les deux univers se tenaient parfaitement étrangers l’un à l’autre[1] ! Or le droit énonce précisément la condition de légalité de la contrainte de travail qui inspire celle concernant sa légitimité, au sens psychologique du terme : est contrainte légitime, celle que justifie la nature de la tâche. Par conséquent, les autres contraintes sont illégitimes au travail parce qu’elles restreignent, comme l’énonce le droit, les libertés et particulièrement, celle au travail, de façon « non justifiée par la nature de la tâche, et/ou non proportionnée au but recherché (par l’exécution de cette tâche) ».

En se tenant à ce point de définition de la contrainte psychique en tant que contrainte illégitime, on comprend alors quel est l’enjeu d’une culture du travail qui apprenne à rendre légitimes les contraintes relatives aux tâches à exécuter ,et à savoir les distinguer des autres contraintes illégitimes . L’apprentissage du travail est un apprentissage de l’éthique au travail, c’est à dire un apprentissage des contraintes liées à l’exécution de la tâche. C’est ce que les anciens appelaient « apprendre à bien faire son travail », ce qui au passage, nous apprend à rejeter les contraintes indues qui ne viseraient pas un travail de qualité : obliger l’aide soignante à faire des toilettes en quelques minutes, sans même qu’elle ait le temps de s’adresser aux personnes qu’elle soigne , n’est pas une contrainte légitime de travail et par ailleurs , se trouve en parfaite contradiction avec ce qu’on lui enseigne comme valeur au travail en tant qu’aide soignante : prendre soin des personnes ! Non seulement, elle se retrouve alors prise dans une double contrainte, de type paradoxal, mais bien aussi sous l’emprise d’ une contrainte de type psychique, par rapport à laquelle il est légitime qu’elle se révolte ; et il serait s’ailleurs inquiétant qu’elle ne se révolte pas, ou qu’elle ne se révolte plus, contre le caractère illégitime de cette contrainte, car cela signifierait alors, que n’ayant plus d’estime de son travail, elle ne serait plus en mesure de s’estimer  à travers lui : sans doute alors, ferait-elle partie de ces « désintéressés au travail »,  dont l’investissement psychique se retire du travail et deviendrait-elle une sorte de robot, à moins qu’elle ne sombre en dépression.

Le travailleur résiste légitimement aux contraintes qui ne concernent pas le travail, c’est d’ailleurs la condition  pour qu’il apprenne les valeurs relatives au travail et intègre ses légitimes contraintes ; à ce propos et comme nous le soulignions dans l’article « les contraintes illégitimes de travail », il ne faut pas s’étonner outre mesure, que les conditions de la précarité extrême finissent par produire des individus qui n’intègrent plus aucune contrainte légitime de travail, parce que les conditions ne sont plus réunies pour qu’il en soit ainsi, la précarité permanente détruisant les valeurs de base qu’on apprend au travail : ainsi, que voudrait bien dire « être ponctuel au travail », pour le travailleur précarisé, dont l’aléatoire est le maître mot de sa vie qui n’a plus d’heures, ni de croyance en l’avenir, pour qui l’incertitude de l’avenir au travail est totale ? En quoi aurait-il appris la ponctualité comme une contrainte légitime de travail et quelle expérience bénéfique retirerait celui qui n’a pas de place dans la société du fait d’y être à l’heure, avec une contrainte de ponctualité ?

Si le travail a ce pouvoir libérateur, qui est de pouvoir intégrer les contraintes de son art en tant que telles, comme une libération par le travail, c’est aussi parce que le travailleur sait distinguer dans la contrainte, la part légitime de sa part illégitime. Apprendre à travailler est apprendre à distinguer. La contrainte nécessaire est celle qui rend la liberté au travail de produire ce qu’il révèle du sujet de l’offrande, offrande en quoi consiste le travail, toujours offert. Le reste, la part psychique qui  contraint inutilement le travailleur, l’entrave en sabotant sa nature, celle d’être un cadeau.

Thierry Ponsot

[1] La méconnaissance, en général, du droit par les psychologues ajouté à la méconnaissance, en général, de la psychologie par les juristes expliquent  peut être cette méconnaissance quasi générale.

 

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par dessus la charge de travail, la surcharge est psychique

 

Il est très difficile de se décoller des images que  véhiculent les concepts : parler de charges de travail fait immédiatement référence à l’idée de charge à porter, à l’instar d’un poids. La métaphore physique est ici immédiate et fonctionne dans le cerveau avant même d’être pensée.

Mais la charge de travail psychique est-elle réellement un poids ? Se comporte-t-elle comme un poids que l’on « charge » ?
Cette métaphore florissante et omniprésente de la charge de travail en tant que poids, oriente sans qu’on le sache nos concepts , nos outils et nos méthodes d’analyse du travail. Ainsi va-t-on parler de charges mentales et même psychiques, toujours sous la métaphore du poids qui pèse.

Mais est-ce que, dans la charge de travail, dite psychique, c’est son poids qui pèse ou bien alors son transfert, c’est à dire le fait qu’elle soit déplacée?

La mesure, celle que l’on mesure, tend à instiller l’idée que le déplacement des charges est neutre quant au poids de la charge. Or, concernant la charge psychique, c’est l’inverse qui est vrai : toute la charge psychique  est  déplacement, c’est à dire  transfert de charges.

Une charge est déplacée quand elle se trouve « là où elle n’aurait pas dû être ». On dira aussi en français d’un propos qu’il est « déplacé » quand il se trouve là où il n’aurait pas dû  être tenu.

Ce que pose comme question la charge psychique , ce n’est pas celle de son poids, mais celle de son déplacement ; ce qu’on peut considérer comme sa charge , c’est de se trouver là où elle n’aurait pas dû être, transférée là où elle va « peser » de manière indue.

Pour percevoir l’étendue de la différence entre la charge de travail en tant que poids, telle que le conçoit le paradigme dominant (notamment celui véhiculé par l’ANACT, Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail) , et celle que nous élaborons ici, reprenons le raisonnement « officiel » pour traduire ce qu’est la surcharge de travail ,version ANACT ,et comparons la avec celle que nous posons ici. Voici celle proposée par l’ANACT dans sa présentation de la charge de travail :

« La charge de travail : une notion universellement reconnue dans l’entreprise Chacun parle de la sienne, souvent pour dénoncer son caractère excessif ou soulever son inadéquation par rapport à ce que l’on voudrait ou pourrait vraiment faire. Mais comment la définir, l’évaluer et en faire un objet de discussion formel dans l’entreprise et les collectifs de travail ? Une telle démarche ne s’improvise pas ; elle nécessite l’engagement actif des parties. L’enjeu est de permettre une régulation de la charge de travail, c’est-à-dire de maîtriser les débordements et les excès de celle-ci, son inadéquation avec les objectifs stratégiques et commerciaux des entreprises, de la répartir harmonieusement, de la soulager ou la soutenir en fonction des ressources disponibles, de favoriser par le dialogue social et professionnel un débat sur le travail, sa contribution à la performance et aux moyens d’assurer la promotion de la qualité de vie au travail et ses modes d’organisation. Pour toutes sortes de raisons liées aux évolutions du travail – essor des services, transformations organisationnelles, dématérialisation et développement du numérique, travail dans l’urgence, etc. – il est plus difficile qu’auparavant de discuter de la charge de travail et de s’entendre sur son contenu et son évaluation. Pourtant, la problématique de la charge de travail se trouve au carrefour des exigences de performances qui s’imposent à l’entreprise – coût, qualité, délai, etc., – et des ressources (effectifs, compétences, disponibilités, etc.) que celle-ci peut déployer pour atteindre ses objectifs. L’adéquation entre ces deux termes n’est jamais donnée d’avance : soumise à des aléas divers, calibrée « au plus juste » et évoluant dans le temps, elle implique un effort régulier de tous les acteurs de l’entreprise. En cela, la question de la « régulation(1) » de la charge de travail occupe une place centrale pour assurer l’efficacité du fonctionnement quotidien des entreprises. En l’absence de cet effort de régulation, divers problèmes peuvent naître. Une surcharge de travail systématique peut en effet conduire à des problèmes de santé (stress, RPS et même burn out) chez les salariés. Mais les conséquences d’une sous-charge de travail durable ne doivent pas être sous-estimées : sentiment d’ennui et d’inutilité, démotivation, marginalisation au sein des collectifs de travail, disqualification des compétences acquises, etc. De plus, autant la surcharge de travail que l’insuffisance de son intensité peuvent traduire une mauvaise allocation des ressources ou une difficulté à étaler dans le temps le plan de charge de l’entreprise »

 

Pour l’ANACT,il y a donc « surcharge de travail » quand le poids du travail est mal apprécié et qu’il n’est plus susceptible de trouver , face à lui, des ressources suffisantes pour le porter.

Pour nous , la surcharge est immédiate si le transfert des charges est illégitimement porté par celui qui le subit : ce qui fait le « sur » de ladite surcharge n’est pas le surpoids de la charge, mais le fait que, par dessus la charge normale de la tâche, il y ait une charge indue.

Pour l’ANACT, en diminuant le poids de la surcharge, ou en ressourçant le travailleur avec une capacité renforcée, on compense la « surcharge » et l’équilibre se recréé entre les ressources et la charge de travail. Tout est alors question de répartition des charges, comme d’un poids qu’on doive répartir au mieux, en compensant ici ce qui est trop lourd ici, par ce qui sera plus léger, là bas .

Pour nous, si l’illégitime surcharge n’est pas levée, on ne rééquilibrera rien du tout par un système de compensation, quel qu’il soit : car il ne s’agit pas de compenser un poids d’un côté de la balance, par un « contrepoids » de masse équivalente, mais d’éradiquer le circuit du transfert de surcharges.

En accord avec la prévention primaire, telle que définie à l’article L4121-2 du code du travail, nous pensons qu’il faut éradiquer la surcharge là où elle se trouve et non pas tenter de la compenser ailleurs que là où elle se trouve. On rappelle son principe consistant à éradiquer d’abord les risques, et non pas à les « compenser ».

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L’article L4121-2 du code du travail rappelle l’ordre de prévention des risques : On élimine un risque d’abord (prévention dite primaire) avant de songer à le « compenser par une protection » (prévention dite secondaire). Donc on éradique la surcharge de travail comme risque de stress au travail, sans chercher, d’abord, à la compenser par des ressources.

Or la vision dominante, telle que l’ANACT la développe, inscrit une insidieuse équation d’équivalence entre charge et surcharge de travail, entre prévention primaire de la surcharge de travail, et compensation de cette surcharge par un équivalent qui permette de faire contre- poids à la surcharge.

Cette vision déploie à plein la métaphore de la charge de travail comme étant celle d’un poids qu’il convient de réguler en trouvant la « bonne mesure de la charge »: ni trop pesante, ni trop légère. Elle ne tient pas compte de la nature de la charge psychique, qui n’est pas un poids, mais un transfert de charge. Pour l’ANACT, la surcharge est un excès de poids, pour nous, c’est un transfert indu de charge qui agit en tant que contrainte psychique par-dessus « le poids de la charge normale de travail ».

Par conséquent ce qui est par-dessus la charge doit être enlevé et non pas compensé  par une ressource équivalente. Ce qui doit être enlevé et non pas compensé, c’est justement ce qu’on appelle la « charge psychique », celle qui est « sur » la charge de travail, et qui pèse en surcharge comme contrainte illégitime.

Explorons les implications concrètes de ce point de vue théorique et des différences qu’il engendre avec la vision classique que propage l’ANACT.

  • L’intensité du travail n’est pas compensable par une mesure qui tendrait à alléger la charge de travail, car il est bon qu’un travail soit intense, c’est à dire vécu sous le registre de l’intensité : mais cette intensité ne doit pas être en surcharge. Autrement dit , elle doit être à « sa place » et ne pas constituer une surcharge qui serait un transfert extérieur à la nécessité concrète du travail lui-même que requiert l’exigence de sa seule tâche.
  • Imposer une surcharge, c’est imposer une contrainte illégitime, c’est à dire non fondée par la tâche à exécuter de manière à ce que cette contrainte illégitime soit « intériorisée » en tant que « charge psychique ». Ainsi, l’intensité du travail n’est pas un problème tant que la charge que représente l’intensité est légitime. Ce n’est pas une question de quantité de travail, mais de qualité du travail, qui peut faire percevoir l’intensité comme illégitime. Par exemple donner un objectif étranger à sa tâche , comme un objectif de rendement ou de performance, est perçu comme contrainte illégitime dans la mesure où le rendement exigé n’est plus tenable sans devoir y sacrifier la qualité du travail.

Exemple : un horloger travaille intensément et avec minutie, ainsi qu’un sculpteur ou un ouvrier qualifié sur un outil de précision, où serait leur surcharge de travail ? Non pas dans la minutie et l’attention que requiert ce travail intense, mais dans le fait d’imposer , de l’extérieur, une contrainte illégitime quant au travail à accomplir, comme par exemple, une exigence de rendement surimposée  dans un tel contexte : là serait la « surcharge » psychique, comme celle de demander à un médecin d’effectuer un nombre de visites chronométrées à l’heure, ou à la demi heure : ce qui fait « surcharge » c’est l’illégitimité ressentie de la contrainte imposée et non pas son poids de travail : aussi cette surcharge n’est pas compensable par une mesure de « ressourcement » qui viendrait compenser ici la charge surajoutée là bas. Rien ne compense la surcharge, sinon son éradication, car la surcharge n’est pas un surpoids qu’on pourrait perdre ailleurs que là où il se tient : la surcharge tient d’une contrainte illégitime que l’on ne soustrait  que là où elle se trouve..

  • Là où la contrainte devient psychique dans la charge, c’est qu’elle pèse de manière indue : aucun « repos compensateur » ne la compense. Seule son éradication en tant que charge indue et transférentielle, l’allège. Si un vendeur vend un produit auquel il ne croit pas, ou pire encore, si on l’oblige à vendre un produit dont il connait la piètre qualité, on ne« compensera pas sa charge indue de travail » en lui offrant une prime de Noël, ou alors, en allégeant sa tournée : on éradiquera sa surcharge  en lui proposant de vendre des produits dont il puisse reconnaître lui-même la qualité. La présence dans certaines entreprises, ou certaines administrations, d’un contrôle tatillon et permanent de chefs ou de sous chefs pas toujours aimables et courtois , et souvent en surnombre, accroît la part psychique de la contrainte de travail elle-même , vécue par le travailleur comme contrainte illégitime , c’est à dire en surcroît de sa charge de travail : c’est ce qui le surcharge ; à part de mettre fin au contrôle permanent et tatillon, on ne compensera pas cette surcharge par la distribution de chocolats gratuits à la pause déjeuner, ou en améliorant la « qualité de vie » des travailleurs par des cours de relaxation offerts par l’entreprise, qui augmenteraient leurs ressources au travail pour faire face à leurs « surcharges de travail ».
  • Evidemment, à travers ce débat entre charge et sur charge de travail, on retrouve la question du stress au travail. Le stress intervient, selon l’agence européenne de santé, « quand il y a déséquilibre entre la perception des  contraintes ressenties par le sujet au travail et les ressources dont il dispose  pour y faire face ». Seulement dans la perception et des ressources et des contraintes, entre en jeu la charge psychique ; c’est elle qui accroît la perception des charges et qui fait que la charge ressentie n’est pas équivalente à la charge réelle, la charge réelle  de travail étant entendue comme  celle que serait censé relever un observateur placé à l’extérieur d’une perception. Mais alors que cette charge réelle n’est en fait pas perçue, mais seulement observée par l’extérieur, la charge ressentie et perçue comprend le « sur » de la surcharge psychique.
  • C’est là d’où provient l’inévitable différence entre charge dite réelle et charge dite ressentie, car personne ne perçoit une charge qui serait réelle mais ce que chacun perçoit, c’est la charge ressentie. Que donne alors la mesure de leur différence ? (différence entre charge réelle et charge ressentie ?)  Elle donne une mesure de la distorsion existant entre la charge et la surcharge, c’est à dire une mesure de la charge indue, ou que l’on appellera « charge de transfert »
  • Dans le syndrome de « l’épuisement professionnel » dit autrement « burn out », intervient l’épuisement de la sur-fatigue. L’épuisement ne manifeste donc pas seulement une fatigue qui serait seulement grande, mais bien une inadéquation entre ce que l’on devrait normalement ressentir d’une fatigue liée à la charge de travail et celle venue d’une surcharge qui « sur fatigue »au delà de la fatigue à laquelle conduit normalement la charge de travail , hors charge psychique. La sur-fatigue, ou épuisement, manifeste la présence d’une charge psychique et la présence d’une contrainte « illégitime » ,car non requise par la tâche. C’est en ce sens quel’on peut dire que le stress professionnel est un phénomène contemporain, lié à l’illégitime transfert de charge psychique, ce qu’on ne connaissait pas autrefois sous la rubrique des charges de travail qui pouvaient seulement « être lourdes » mais sans « surcharge ». Ce qui épuise, c’est de subir des contraintes illégitimes, et non les longues heures de travail intense et passionnant.
  • C’est en quoi ceux qui raisonnent à l’instar de l’ANACT, comme si une linéarité continue existait entre sur charge, charge, et sous charge, et qu’on pouvait compenser ailleurs en sous charge ce qui tient comme surcharge ici, sont alors obligés de tordre leur propre concept de charge de travail, en disant que la charge de travail ne doit cependant pas être « trop légère » sous peine d’ennui et de monotonie. En réalité entre la surcharge et la sous charge, leur concept de charge de travail change subrepticement de nature : cela n’aurait pas de sens de mettre sur le même plan unique de la charge , la sur et la sous charge : cela n’a de sens que si l’on reconnait que la surcharge n’est pas un poids comme un autre  qui surcharge comme une barque surchargée par trop de bagages. Car à ce moment là, comment pourrait-on prétendre que la sous charge déséquilibre pareillement le bateau que la surcharge ? Cette impasse conceptuelle conduit à une aberration où l’on en vient alors à envisager une charge idéale de travail, à l’instar d’un poids idéal de travail à quantifier.
  • En réalité  la monotonie ou « l’absence de motivation » au travail n’est ni sous charge en quantité de travail, ni surcharge en quantité de travail, mais un désintérêt lié à une charge psychique de transfert : le stress au travail et l’ennui au travail proviennent de deux formes de charges psychiques indues, l’une perçue « sur »  et l’autre perçue « sous »la charge de travail. Celui qui s’ennuie au travail signifie par son désintérêt que sa charge de travail lui est devenue insupportable, parce qu’il ne  ressent plus sa contrainte  légitime pour se reconnaître en lui. Il en est désintéressé (du latin inter-esse, c’est à dire être dedans) et donc exclu de sa reconnaissance .Très littéralement le désintéressé par son travail ne se reconnait pas en lui. Celui qui est stressé ne se reconnait pas non plus dans son travail, dont il ne peut équilibrer la perception en lui, entre ce qui appartient à ce travail et ce qui ne lui appartient pas : dans les deux cas , donc, il y a charge psychique de transfert qui déséquilibre la perception de sa charge normale en tant que contrainte légitime. Le désintéressé de son travail ne se reconnait plus en son travail parce qu’il n’est plus dedans, tandis que le stressé au travail, noyé dedans, ne se reconnait plus en lui parce qu’il n’est plus en mesure de s’y reconnaître.

 

Sur et sous charges de travail

  • Ce n’est donc pas la charge de travail qui doit avoir « un poids idéal », comme le pense l’ANACT, c’est le travail qui doit être intéressant et reconnu, c’est à dire permettre que, sans sur-charge et sans sous- charge, la charge de travail soit ce qu’elle doit être, et pas autre chose, pour que le travailleurs s’y reconnaissent. Un travail idéal est un travail intense, dont le travailleur est fier, et dont la charge correspond, entre ce que la tâche exige de lui et sa propre exigence vis-à-vis de son travail qu’il voudra toujours « bien faire ». Et c’est pourquoi les personnes les plus stressées sont en général les plus attachées à leur travail, au point qu’elles souffrent plus de ne pouvoir s’y « reconnaître » à la hauteur de leur exigence au travail. Dès lors que leur exigence est intense, elles visent l’intensité de leur travail jusqu’à le bien faire au-delà de ce qu’il peut offrir pour qu’elles s’y reconnaissent. Or si cette exigence est déçue, c’est que la charge de transfert pèse au-delà de la tâche qu’ils doivent exécuter, et qu’ils ressentent comme illégitime sa contrainte. La contrainte au travail est alors perçue comme un empêchement de pouvoir bien faire son travail et elle est de ce fait, perçue comme illégitime : contrainte illégitime devenue celle de de devoir « mal faire » son travail, c’est à dire à ne plus correspondre à son exigence. Rien de pire que d’acculer le travailleur à devoir saboter son travail et de lui faire vivre son impuissance à ne pouvoir faire autrement, comme un médecin parmi les patients à qui serait interdit de les soigner, parce qu’il ne disposerait d’aucun médicament.
  • L’idéal, c’est un travail sans sur charge et sans sous charge, c’est à dire sans la perception d’une contrainte indue ou illégitime menant à la non reconnaissance de soi au travail et dans son travail. Si équilibre il doit y avoir, ce n’est pas un équilibre des poids et quantités de travail, mais d’un équilibre entre les exigences : celle du travailleur vis à vis de sa tâche, et celle de la tâche vis à vis du travailleur, afin qu’il s’y reconnaisse lui même dans un travail de qualité et qui le qualifie dans une reconnaissance au travail. Autrement dit, c’est un travail  perçu  par le travailleur comme  légitime quant aux contraintes de la tâche qu’il occasionne, et reconnu suivant la valeur de sacrifice et d’exigence que met le travailleur à sa propre tâche. L’agriculteur qui se plaint de sa surcharge de travail, ne se plaint pas de ce que son travail soit dur et sa charge lourde, mais de ce que, vue sa charge  de travail et le sacrifice qu’il y consent, il ne soit pas payé en retour par la reconnaissance qui devrait en être le prix : loin de cela, il est obligé de « demander des subventions européennes », comme s’il devait quémander au lieu d’obtenir un prix de son travail, en toute reconnaissance de ce qu’il vaut.
  • Ce qui fait « charge psychique » c’est cette part illégitime de contrainte qui s’accroît dans la perception du travail contemporain : l’obligation d’internaliser l’illégitime contrainte plus que la contrainte, augmente la part de non reconnaissance de soi dans le travail et donne une perception de « surcharge ». L’expression courante « j’ai trop de travail » devrait être pensée ainsi : étant donnée mon exigence du travail (bien fait) ce qu’on me donne à faire n’est pas tenable, sinon à le mal faire et donc à ne pas me reconnaître en lui, dans une contrainte que je puisse percevoir comme légitime.

Contrairement aux apparences , dans cette situation, ce n’est pas la quantité de travail (son poids) qui est en cause, mais bien sa qualité. Or la qualité du travail, comme sa reconnaissance, c’est ce qui permet d’endurer sa charge de travail comme une charge nécessaire à la tâche et jamais en surcharge, ou en sous charge, sans charge psychique de transfert.

En parlant de qualité de vie au travail et en évitant de mettre en cause la qualité du travail, l’ANACT se détourne du vrai sujet de la surcharge ressentie au travail, en limitant la problématique du travail à sa quantité, vue sous la métaphore d’un poids.

La qualité du travail, c’est donc aussi, au-delà de la qualification, de pouvoir se reconnaître en lui, qualitativement, plutôt que d’en mesurer le poids comme une simple quantité dont on pourrait toujours compenser par autre chose le surpoids, ailleurs que là où il se trouverait en surcharge.

Thierry Ponsot

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la sûreté des normes de travail en questions

 

La sûreté des normes de travail en questions

Le cumul des normes et des procédures dans le travail amène avec lui un faux sentiment de sécurité, ce qu’il sera aisé de montrer, sinon d’expliquer. Peut-être avons nous l’illusion de la sécurité de la norme, parce qu’elle semble indépendante de l’humain. Les processus normatifs qui l’emportent aujourd’hui sur la confiance en la transmission humaine, voire la remplacent, disent certainement quelque chose sur une société où croît la défiance, pour ne pas dire la méfiance. Les lecteurs qui voudraient en retenir une explication, au-delà de la  présente démonstration , pourront se reporter notamment à l’article « que cache l’inflation des procédures et des normes dans le travail », article qui met en parallèle la dégradation de l’expérience  transmise  d’homme à homme, avec l’inflation des procédures et des normes, qui se substituent de plus en plus à elle.

Mais revenons à la démonstration sur laquelle nous centrons cet article : de fait, le cumul des normes impliquées dans un processus de travail laisse une fausse impression de sécurité. Ce que nous pouvons  démontrer ici, en partant de ce principe mathématiquement fondé, c’est ceci :

plus les normes impliquées dans le processus de travail se cumulent, et plus, toutes choses égales par ailleurs, la sûreté de l’ensemble normatif qu’elles forment entre elles, diminue.

Chaque terme a son importance : ici nous parlons de normes impliquées par un cumul  dans le processus de travail parce que  le cumul des normes augmente le risque qu’une d’entre elles, au moins, ne soit pas appliquée . Si je dois appliquer deux normes et non pas une seule, le cumul des normes fait que le respect de l’ensemble que forment les deux normes , m’oblige à conditionner le respect des normes de l’ensemble au respect de chacune d’entre elles. Or aucune norme n’étant d’application certaine, augmenter le nombre de normes impliquées dans un système d’actes ou de faits à réaliser selon cette norme, augmente l’incertitude relative à l’application de l’ensemble du système des normes.

Autrement dit, chaque norme est, par définition, incertaine d’application, en ce qu’elle n’a qu’une probabilité d’application , et non pas une certitude d’application. Elle peut être « oubliée « ou bien ignorée, ou méconnue, ou mal exécutée, et sa probabilité d’application conforme est, de toutes manières, inférieure à 100%. C’est ainsi que l’on dira qu’une norme, quelle qu’elle soit , relève seulement d’une certitude limitée par sa probabilité d’application conforme. Elle est donc, pour une part, toujours incertaine.

  • Si les normes a et b doivent être appliquées, alors la probabilité d’application conforme des deux normes cumulées sera la probabilité de respecter et d’appliquer a, multiplié par la probabilité de respecter et d’appliquer b. Si on appelle p(a) la première probabilité, et p(b) la seconde, alors p(a) x p(b) est inférieur à p(a) et à p(b), quelque soit a et quelque soit b.
  • Avec un exemple chiffré : si la probabilité de respecter et d’appliquer la norme (a) est de 90% et si la probabilité de respecter et d’appliquer la norme (b) est de 80%, alors la probabilité de respecter et d’appliquer a et b est de 0,90 x 0,80= 0,72 soit 72%, ce qui est inférieur à 80% et à 90%.
  • Si on appelle degré de sûreté la probabilité selon laquelle l’ensemble que forment les normes entre elles dans un système, est respecté et appliqué en tous points du système, alors le degré de sûreté d’un système de normes  diminue donc avec leur cumul.
  • Or l’ensemble des normes cumulées sur un processus de travail, toutes choses égales par ailleurs, rend d’autant plus fréquent ce qu’on appellera le « dysfonctionnement », c’est à dire la probabilité qu’au moins une de ces normes ne soit pas appliquée ou respectée en conformité : dans le cas précité, la probabilité d’apparition d’un dysfonctionnement est très exactement l’inverse de celle selon laquelle le système des normes fonctionne à coup sûr, soit (100% – 72%) = 28%.
  • Comme il n’y a jamais de normes procédurales respectées et appliquées  à 100%, la loi mathématique est imparable : plus on cumule de normes impliquées dans un ensemble procédural de normes, et plus la sûreté de l’ensemble procédural des normes diminue, toutes choses égales par ailleurs.

Il est important d’insister sur ces points parce que ce résultat, mathématiquement imparable, est  pourtant contre intuitif : nous avons l’impression d’être « protégés » par la batterie des normes procédurales cependant que la réalité, ici mathématique, démontre tout le contraire : mieux vaut une seule norme respectée seulement à 90% que trois normes cumulatives respectées pour chacune d’elles, à 95% ! 0,95 x 0,95 x 0,95 = 85,6% , ce qui est inférieur à 90% !

Par ailleurs, on pourrait avoir l’illusion que le fait de voir augmenter la probabilité de dysfonctionnement dans un système où sont en jeu les normes de travail, n’engendre pas d’immédiates conséquences, et pourtant : l’accroissement des dysfonctionnements est très exactement à l’origine des incidents et aussi des accidents, suivant là aussi des lois de probabilité imparables qu’illustre le graphique suivant :

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En réalité, accroître la base pyramidale relative aux dysfonctionnements (actes peu sûrs) en les rendant plus probables conduit mathématiquement à l’apparition d’incidents, puis, suivant une mathématique similaire, à celle de quasi accidents, puis d’accidents dont la gravité augmentera avec la fréquence !

à partir d’un certain degré de complexité systémique engendré par le cumul des normes procédurales , le degré de sûreté de l’ensemble que forment les normes procédurales entre elles est devenu tellement faible qu’il faudra une armée sans cesse mobilisée de techniciens de maintenance pour pallier aux failles que génère cette complexité systémique : on pense , bien sûr, à  l’accident de Brétigny sur Orge, et aux difficultés de la SNCF à gérer des système procéduraux impliquant hommes et systèmes numérisés, selon des procédures d’autant plus fragiles qu’elles sont complexes, et donc en réalité, peu sûres dans leur ensemble, même si chacune d’elles, prise séparément, apparaît très certaine .

 

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à contrario, on comprend pourquoi on préférera toujours une certaine simplicité normative à de l’hyper-complexité, pour assurer une sûreté d’ensemble : ainsi a-t-on pu préféré le rustique et quasi antique « Soyouz » pour amener les astronautes dans la station internationale , aux lanceurs américains de la NASA : il sont beaucoup plus simples et comme on le dit plus résilients, c’est à dire plus résistants à l’aléa, et donc, à l’incertitude.

Pourtant, quittant la technicité abrupte des conditions spatiales de la complexité des systèmes procéduraux, on illustrera notre réflexion par un exemple qui donne à réfléchir sur nos conditions de travail très contemporaines et surtout, sur cette tendance qui se manifeste aujourd’hui à toujours préférer les procédures et les normes à ce qu’on imagine relever de le  transmission de l’expérience humaine, supposée entachée d’erreurs, alors que les procédures normatives désincarnées et déshumanisées ne le seraient pas.

Dans la joaillerie, alors que la tradition du métier faisait que les professionnels avaient pour habitude de se passer de l’un à l’autre des pierres précieuses, certains managements modernes , apeurés par cette pratique qu’ils jugeaient peu sûre, se sont mis à imposer des procédures normatives très strictes avant de procéder à une telle opération. Or, cette attitude supposant une défiance vis à vis d’un savoir faire humain et d’un savoir être des membres de cette profession, n’est en fait pas rationnelle: car si elle avait été rationnelle, le management se serait rendu compte de l’extraordinaire fiabilité de cette pratique à laquelle il est rarissime qu’un joaillier de profession ne déroge. Plutôt que cela , en introduisant des procédures normatives contraignantes, le risque d’erreur s’accroît immanquablement d’autant plus que la procédure normative s’avérera complexe et engendrera un système de normes cumulées impliquant de nombreux acteurs.

Les conditions de la transmission des savoir faire, d’homme à homme, procèdent bien sûr d’une incertitude à la base. On ne sait jamais si l’élève a bien appris ce que lui a transmis le Maître ou s’il ne commettra pas d’erreurs quand il exercera le métier qu’il a appris. Il y a donc bien une incertitude « d’application » des normes relatives à la transmission humaine, comme il y a aussi une incertitude quant à l’application des procédures par des hommes, ou même par des machines qui peuvent, elles aussi, dysfonctionner.

Mais ce qu’on sait à coup sûr des transmissions humaines de savoir et de savoir faire, c’est ceci : les conditions normatives, si elles passent par une transmission d’humains qui les contrôlent (plutôt que d’être contrôlés par elles), en relevant d’une expérience acquise et transmise, ne se cumulent pas pour créer un dysfonctionnement !

Autrement dit, lorsque l’homme transmet un savoir faire et qu’il commet une erreur, l’homme qui « reçoit » l’erreur en transmission est capable de la corriger, ce que ne peut faire aucune procédure qui n’est jamais auto-correctrice d’elle-même. Parce que l’homme comprend ce qu’il fait et donne un sens à son expérience de travail : il sera donc capable d’améliorer la sûreté procédurale en cours de procédure et de corriger par lui-même si nécessaire, les normes transmises. Certes, il peut se tromper : mais ce qui fait « expérience » en lui, c’est justement qu’il se trompe de moins en moins au fur et à mesure qu’il en acquiert, de l’expérience, cependant que la transmission des normes procédurales, qui excluent l’humain, mathématiquement  « dysfonctionneront de plus en plus » avec la complexité normative, c’est à dire avec les systèmes impliquant des normes toujours plus nombreuses.

Au fur et à mesure que la complexité des normes procédurales grandit, c’est à dire que le degré d’implication des normes s’accroît, la sûreté du système procédural des normes, mathématiquement, diminue. L’incident, et bientôt l’accident, n’en deviennent alors que plus probables, toutes choses égales par ailleurs .La seule manière d’y parer est alors d’accroître la certitude relative à chaque norme, c’est à dire d’accroître le contrôle de la norme sur l’humain qui la met en oeuvre. Cette dynamique est fortement engagée dans l’aéronautique par exemple, où le pilotage actif se réduit de plus en plus à « checker  » , c’est à dire lister et vérifier l’application des procédures normatives. Mais ce système, consistant à renforcer  la certitude de chaque norme, parce qu’il est de plus en plus complexe, introduit de plus en plus de normes impliquées, qui elles , font baisser la sûreté d’ensemble du système des normes! Les causes des incidents en sont donc, dans l’ensemble, devenues de plus en plus nombreuses, même si chaque norme est en soi,mieux contrôlée!

Une société  s’appuyant sur des normes procédurales au travail,  dans un système devenu hyper-complexe, normes qui remplacent ou contrôlent les hommes, en annihilant l’effet d’expériences  transmises d’hommes à hommes, ne montre donc, en aucun cas, qu’elle serait plus sûre. 

Par contre, ce que montre une telle société, qui préfère la transmission des normes et des procédures à la confiance transmise par le savoir faire humain qui constitue l’expérience humaine , c’est  qu’elle se « déshumanise », à coup sûr, de son travail.

Thierry Ponsot

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pour un modèle de liberté dans le travail

Pour un modèle de liberté dans le travail

Dans l’article : « liberté ou autonomie dans le travail », nous avions pris soin, en distinguant la  liberté et l’autonomie dans le travail, de rendre compte des présupposés du modèle autonomiste inspiré des modèles de type Karasek, appliqués à l’analyse du travail et de ses conditions. Nous avions alors mis en exergue le sentiment de liberté dans le travail. Ce sentiment de liberté dans le travail  relie le travailleur au sentiment d’être productif : se sentir productif et contributeur par son travail, libère, en ce sens qu’il libère du sentiment que la contrainte au travail serait indue. Or la contrainte est comprise dans le travail si elle s’avère nécessaire à la tâche et seulement à la tâche

 Nous avions alors souligné qu’à l’optimum, la contrainte au travail ne devrait relever que de la « règle de l’art », celle que la nécessité de la tâche impose, sans plus, ni moins. Se sentir libre dans le travail ne dépend pas de l’autonomie dans les tâches, mais du sentiment de liberté dans le travail quand il est qualifié, et qu’il qualifie le sujet au travail, par un sens donné à son travail et au fait que le travailleur puisse se dire, grâce à  lui, fier de l’exercer.

La fierté du travail, que l’on fait bien, exprime la liberté acquise par le travail, dans le fait d’être devenu compétent et libre, parce que qualifié par un travail de qualité.

Dans l’article « le salarié soumis, un salarié peu productif au final », nous avions pris soin de relier la liberté et la productivité au travail de la manière suivante : en montrant comment le concept de productivité , s’il est entendu au delà du simple ratio de productivité que considèrent les économistes, relie la liberté et la productivité. En libérant la force et l’énergie du travail et en écartant toute sur-adaptation du salarié à ses contraintes de travail, le salarié peut se sentir « libre et productif » , c’est à dire retrouver sa liberté de travailleur dans et par le travail, en l’éprouvant comme libérateur du sentiment de contrainte. Autrement dit, le caractère libérateur du travail tient moins à l’autonomie des tâches qu’à la capacité du travail lui-même à « créer un sentiment de liberté » non pas en annihilant ses contraintes, mais en les rendant optimums et adéquates à la seule nécessité d’accomplir « ses règles de l’art », qui qualifient aussi bien le producteur de travail, que le produit de son travail en un travail de qualité.

En ce sens, le salarié « soumis » est celui qui, allant au-delà du simple rapport de subordination  et qui ne concerne que l’exécution des tâches, se soumet à des contraintes injustifiées par la nature de la tâche à effectuer. Il ne peut  transformer ses contraintes au travail comme une libération. Du fait de ne pouvoir s’en libérer, comme un artiste se libère par les contraintes de son art, il les ressent comme amplifiés par là même, par défaut de liberté d’interprétation de la contrainte en « règle de l’art ». Il se soumet et se lie aux contraintes au-delà de ce qu’elles signifient de par la nature de la tâche à exécuter. Il sur-interprète ses contraintes réelles en se soumettant au-delà d’elles. Il devient alors un salarié, au final, peu productif et qui ne se sentira pas libre « dans son travail ».

Le concept de productivité apparait alors comme un concept de jonction ; de jonction entre la liberté du travail et celle du travailleur. Plus le salarié se sent libre de développer ses capacités productives, et plus il se libère de ses contraintes en ce sens là : ses contraintes ne signifient plus de soumission  aux règles, sinon à celles qu’on pourrait appeler uniquement, les règles de l’art !

Jamais l’artisan, par exemple, à travers la difficulté contraignante de sa tâche, ne se sent « soumis », sinon à la règle de son art, ce qui justement, lui procure le sentiment de liberté au travail. On peut dire que pour lui, sa contrainte (de travail) est devenue son art et que cet art est devenu « libre ». L’artisan, qui travaille beaucoup et intensément, ne vit pas son travail comme un excès d’intensité stressante. Il le vit comme une intensité passionnante, qui lui permet de se libérer de la part contrainte du travail, parce qu’elle lui apporte un surcroît de maîtrise et de savoir faire que l’on peut dénommer « compétence ».

Certains lecteurs pourraient arguer comme une objection à ces visions du travail  devenu libérateur de ses propres contraintes, le fait que l’artisan  est un indépendant, qui régule lui même son travail, ce que ne peut pas faire  le salarié. Or cette objection est moins significative qu’il n’y parait ,car la sur-adaptation du salarié à des contraintes de travail qui vont au delà de la nécessité de sa tâche est ce qui le rend « soumis ». La soumission contrainte n’est pas le fait du rapport salarial. Ce n’est pas la nature du contrat de travail  salarial qui soumet au-delà de la tâche à accomplir, ni surtout le droit du travail, qui énonce en toutes lettres à l’article L1121-1CT :

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »

Le droit, particulièrement celui du travail, énonce bien la limite aux restrictions de liberté qu’implique le rapport de subordination. Le droit n’énonce nullement que le salarié doive être soumis, mais il énonce que certaines libertés peuvent être restreintes du fait de la tâche à accomplir, et encore, de manière proportionnelle à la nécessité de la tâche, sans plus.

Ce n’est donc pas le statut salarial qui empêche la liberté dans le travail, c’est la sur-adaptation du salarié à ses contraintes de travail, qui lui fait vivre son travail dans la soumission, au lieu de le vivre seulement dans le lien de subordination relatif à l’exécution de la tâche, sans plus : d’autre part le droit, adéquat en ce sens, énonce clairement que l’exigence ne peut être que celle de la tâche à accomplir et remet donc à parité « l’artisan et le salarié » devant la même exigence : celle de la tâche (autrement appelée les « règles de l’art »).

Dans un article intitulé « le stress professionnel et contraintes de travail internalisées », nous avions mis l’accent sur le fait que les contraintes de travail étaient une chose, et que leur internalisation était encore, toute autre chose. Nous avions alors indiqué combien et comment l’effet de cette internalisation des contraintes était à l’origine du stress contemporain, à niveau de contraintes (physiques et intellectuelles) constant. En ce sens, il n’y a nulle raison (contrairement à ce que croient beaucoup) qu’une certaine intensité du travail soit à l’origine d’un stress à elle seule, si ce n’est que l’internalisation des contraintes permet de vivre cette intensité sous le régime du stress,

 L’ intensité  du travail est vécue comme un stress quand elle dépasse le cadre d’une contrainte adéquate à la tâche, non pas comme une contrainte normale de travail, mais comme une « exigence de rentabilité en soi » ou une performance en soi que l’on devrait à tout prix dépasser.

Le circuit du stress au travail 2

 

Que le travail soit intense est en soi un bienfait fondé par la nature du travail : chacun veut vivre avec intensité son travail et ne pas s’en désintéresser ; à partir de quand l’intensité du travail devient-elle alors une contrainte stressante ? Quand elle s’internalise en contrainte illégitime, en ce sens qu’elle ne correspond plus à la nature de la tâche, mais procède d’une internalisation elle-même contrainte, comme un objectif assigné de l’extérieur et qui ne concorde plus à la seule exigence naturelle du travail et à la seule difficulté, là aussi naturelle, de la tâche : lorsqu’au lieu de la compétence du salarié, celle relative à son travail, la contrainte  sollicite la performance, c’est à dire, le dépassement de sa compétence réelle.

L’excès ou le surplus de travail demandé au nom de la performance, au-delà de la compétence, est alors vécu comme excessive au regard de l’exigence des règles de l’art  sous le mode d’une contrainte qui contrarie et empêche, paradoxalement,  la productivité du travail elle-même.

Car la productivité soit pouvoir tendre vers un optimum (et non pas un maximum) quand les compétences  pour un travail de qualité, elles, doivent pouvoir être maximisées .  C’est alors que  la liberté du travail en tant que sentiment libérateur, celui d’exercer pleinement sa compétence en sa qualité professionnelle, à travers un travail de qualité, est aussi maximisée.

Productivité et compétence

Prenons l’exemple d’un médecin : il n’est pas du tout anormal de demander à un médecin une certaine rapidité dans son diagnostique, c’est aussi la preuve de sa compétence dans le travail. Si on lui demande d’ausculter deux ou trois patients dans l’heure, sa compétence, ainsi maximisée, peut lui permettre d’exercer son art de manière productive en optimisant sa productivité, étant données ses compétences. Mais si on lui demande d’en ausculter douze dans l’heure, que se passe-t-il ? En réalité il substitue sa performance horaire à sa compétence de médecin : il bâcle ses visites et n’exerce plus son art de médecine et sa productivité de compétence réelle baisse en fait, elle ne monte pas : qu’est-ce qui baisse ? L’exercice productif de sa compétence médicale et le sentiment de liberté que lui laisse son art médical: il fait de l’abattage et n’exerce plus la médecine. Il viole « les règles de l’art de la médecine » et se soumet alors à des contraintes qu’il internalise malgré lui, mais qui sont parfaitement extérieures aux « nécessités de la tâche à accomplir ».

En ce sens, il devient un médecin « soumis » et sur-adapté, au-delà de l’exigence de sa tâche, à des contraintes internalisées, forcément stressantes et sources de conflit psychique : il est alors dans la situation de stress où se retrouvent actuellement beaucoup de salariés, dans la contrainte psychique suivante : « ou je réponds à la contrainte internalisée et je bâcle mon travail, et je ne suis pas fier de ce que je fais, ou je ne le fais pas et je perds mon travail ».

Si je ne le fais pas, en tant que salarié, le service qui m’emploie me licencie faute d’atteindre « l’objectif fixé », et si je ne suis pas salarié, mais en libéral, je  ne rembourserai pas l’emprunt fait à la banque et à terme, je devrai mettre la clef sous la porte. Le statut du travail, libéral ou salarié, n’est donc pas déterminant dans ce modèle. En ce sens, un travailleur libéral est autant touché qu’un salarié par la contrainte devenue stressante, sauf que l’ordonnateur du stress n’est pas le même : l’organisation du travail, dans le cas du salarié, le système économique et bancaire, dans le cas de l’exercice libéral.

La liberté dans le travail, elle, rejoint productivité là où la contrainte est juste seulement, c’est à dire adéquate aux nécessités de la tâche, sans plus, ni moins. C’est d’ailleurs bien ce qu’énonce le droit, lui-même en fait (L1121-1CT) : pas plus de contrainte en tant que restriction des libertés, que celle nécessaire à la tâche et ce, de manière proportionnée au but recherché.

C’est donc bien d’une liberté dans le travail, dont il s’agit de restaurer la possibilité, afin de libérer la productivité de ce qui l’entrave, l’excès de contraintes indues, et qui mènent à la sur-adaptation et à la soumission  à des normes imposées en dehors des contraintes nécessaires du travail pour le cadrer justement, et pour le développer jusqu’à son optimum de productivité, et donc au maximum de la compétence de ceux qui travaillent.

Les modèles organisationnels qui génèrent le stress ne sont donc pas efficaces au sens économique, car ils brident la productivité inutilement en imposant des contraintes inutiles à la maximisation des compétences, ce qui est le vrai critère réel  de compétence d’une organisation qui, elle, se doit d’être performante pour organiser la compétence des salariés !

C’est là qu’entre en jeu la différence essentielle entre compétence et performance : c’est l’organisation et non pas le salarié, qui se doit d’être performante ; et en quoi devrait constituer sa performance ? À savoir mettre en œuvre la compétence (et non pas la performance) maximisée des salariés. C’est donc lorsque l’organisation n’est pas performante qu’elle demande à ses salariés, non plus de la compétence , mais de la performance : en somme elle se « décharge sur eux » de sa propre charge de performance sur les salariés, leur faisant subir une charge indue, en tant que contrainte internalisée.

Ce n’est pas jouer sur les mots que de dire que la contrainte internalisée n’est pas seulement l’effet d’une contrainte externe qui deviendrait interne, mais consiste en une internalisation d’une contrainte indue, ou illégitime, en ce sens non nécessaire à l’exécution de la tâche dans les règles de l’art. C’est elle qui génère le stress. C’est son aspect internalisant d’une contrainte qui devrait rester seulement externe, qui met en tension intenable le sujet au travail : en réalité on lui demande d’internaliser ce qui ne devrait pas l’être, de prendre sur lui l’exigence de performance alors que l’exigence du travail , c’est la compétence, et non pas la performance.

De ce point de vue le « management par objectifs » est un véritable pourvoyeur de stress, en ce sens que son objectif vise bien à faire internaliser des contraintes qui devraient rester externes, en lieu et place des contraintes justifiées du travail, celles que nécessite la tâche et qui elles, sont potentiellement libératrices en ce qu’elles visent à accroitre la compétence, et non pas la performance des salariés.

C’est pourquoi proposer aux managers adeptes du management par objectifs, qu’ils soient formés « aux risques psychosociaux », comme l’indiquent benoîtement nombre de plans de prévention du stress professionnel, est comme proposer à un groupe d’incendiaires de devenir pompiers. Ce à quoi, on objectera tranquillement : qu’ils cessent d’abord de mettre le feu et ce sera déjà moins nécessaire de devoir l’éteindre.

 La liberté dans le travail est aussi un art : celui de se libérer dans le travail en interprétant librement ses contraintes, dans le sens d’une liberté pour l’accomplir  dans les seules règles contraintes de l’art, au mieux de sa qualité. L’art de faire de la contrainte de travail une liberté, parce qu’elle est légitime et fondée sur le travail, consiste alors  à libérer sa productivité, pour une qualité optimisée du produit du travail,  en maximisant les compétences de ses producteurs de travail.

Stress et intensité du travail, modèle de

 

 

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le salarié soumis: un salarié peu productif au final

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Le salarié soumis : un salarié peu productif au final

Le sujet que nous abordons dans cet article est peu abordé et pour cause ; d’abord parce qu’il aborde la question de la soumission du salarié, question dont personne ne tire intérêt d’en parler parce que les uns , du côté des employeurs, préfèrent se détourner de cette question qui impliquerait une image de l’entreprise comme lieu où s’exerce la soumission, les autres, du côté des salariés, parce que le monde syndical, en général, préfère poser les rapports sociaux comme s’il s’agissait seulement d’un contexte social où les personnalités en tant que caractères actifs, étaient neutres ou indifférentes et ne s’adaptaient pas de façon autonome aux conditions qui leurs sont par ailleurs ,imposées.

Or la question que nous posons ici, de manière volontairement provocante,  celle de la soumission du salarié , fait à la fois écho à un contexte social, celui du rapport de subordination que le droit lui-même pose, et la soumission, qui déborde bien entendu de ce rapport de subordination, qui va au-delà et qui est une forme d’adaptation particulière de l’adaptation que l’on nomme en analyse transactionnelle, la « sur-adaptation ».

Un individu est dit sur-adapté quand, par rapport à un contexte, il prend une attitude qui ne lui permet pas de tirer de ce contexte une liberté, mais au contraire, finit par se comporter comme si aucune liberté d’interpréter ce contexte n’était pour lui disponible. Il devient alors soumis au contexte. Il n’a plus les capacités à l’interpréter de manière à lui permettre de reprendre sa part de liberté, inhérente à n’importe quel contexte (même la prison offre des contextes qui ne rendent pas impossible d’éprouver sa liberté de sujet et c’est pourquoi, il y a bien aussi une sur-adaptation de certains prisonniers à la prison, qui leur fait perdre de vue la capacité d’éprouver un sentiment de liberté même dans le contexte le plus contraignant qui soit)

La question de la sur-adaptation , que nous avions déjà évoquée dans l’article « salariés sous influence », cette fois, nous la traiterons de manière à en dérouler les conséquences, jusqu’au point où l’on peut montrer en quoi la soumission du salarié constitue non seulement, une sur-interprétation du contexte de subordination, que rien ne légitime du côté du droit, mais encore, constitue une entrave à la productivité. La productivité étant entendue ici comme la qualité permettant de qualifier le travail et de le rendre qualitativement meilleur,  particulièrement estimable, et pour le salarié et pour tous ceux qui en bénéficient, comme c’est le cas de l’employeur qui bénéficie du travail de ses salariés.

Nous aborderons donc cette question, délicate et explosive, de la soumission du salarié, à la fois par le côté psychologique, mais aussi juridique, ce qui est après tout aussi notre vocation à irpforma, car nous combinons particulièrement ces deux spécialisations.

  1. Du côté du droit

le rapport de subordination, il faut le rappeler, dans le cadre de l’exécution des tâches, est ce qui définit le rapport du salarié avec l’employeur. On le sait , à tel point que lorsque le juge cherche à vérifier l’existence d’un rapport salarial, pour requalifier un contrat en contrat de travail, par exemple,  il cherchera à mettre en évidence l’existence d’un lien de subordination. C’est ainsi qu’il requalifiera, par exemple, nombre de contrats de sous traitance supposés en contrats de travail, s’il est manifeste qu’un rapport de subordination existe entre le soit disant sous traitant et celui qui lui fournit l’ouvrage. Le rapport de subordination en ce sens, qualifie bien la relation de type salarial, il en est l’essentiel critère de détermination . Cependant, et c’est là que réside l’esprit du droit, cette subordination est parfaitement limitée à son objet. Or, quel est cet objet ? La tâche à accomplir. Aussi avec une logique qu’il faut reconnaître et saluer, voilà ce que nous dit par ailleurs, l’article L1121-1 du code du travail:

« « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »

Voici donc le rapport de subordination bien encadré par le droit. Il se rapporte à l’exécution des tâches et ne peut comporter de restrictions aux libertés qui seraient sans justification de tâches à accomplir, d’une part, mais d’autre part aussi, qui ne seraient pas proportionnées au but  recherché, c’est à dire aux exigences de la tâche.

Le rapport de subordination n’implique donc pas que la liberté du sujet disparaisse, bien au contraire. Il implique que les libertés ne soient pas réduites au-delà de l’exigence de la tâche et que cette réduction soit proportionnée à cette exigence. Donc, pour le droit, l’entreprise se doit d’être un espace de libertés de principe et la restriction de ces libertés se doit d’être une exception, justifiée seulement par la nature de la tâche à exécuter et encore, de façon proportionnée à ses exigences.

Faisons à ce point précis de notre analyse une remarque d’ordre général : ce n’est pas du tout ainsi que la majeure partie des salariés  vit le rapport salarial en entreprise ! Notre expérience, à irpforma, nous laisse bien plutôt penser le contraire. La plupart des salariés vivent leur rapport salarial selon le principe inverse : pour eux, l’espace des libertés est exceptionnel en entreprise, et  celui de la subordination est la règle. On nous demandera peut être une preuve de cette assertion ; nous en avons une, imparable : le salarié français demande l’autorisation pour tout, même là où il n’y aurait pas d’autorisation à demander, parce qu’il croit spontanément (à tord selon le droit) que tout est soumis à autorisation dans l’entreprise , y compris le fait de s’exprimer !

En réalité, et sous réserve de la loi pénale qui s’applique pour tous, dans et hors l’entreprise, rien ne vient interdire la liberté d’expression en entreprise à priori. Le sceau de la confidentialité, sous lequel l’entreprise maintient les salariés comme sous une chape de plomb très souvent, et notamment les élus du personnel sur les informations dites confidentielles, n’est la plupart du temps, pas justifié.   Pourtant les conditions de restriction à la liberté d’expression des salariés sont limitées et circonstanciées , comme nous l’avons développé dans notre article « contrat de travail et libertés du salarié », ce qui manifeste  la généralité du principe selon lequel, en entreprise et selon le droit, la liberté reste la règle et sa restriction, une exception qui se doit d’être justifiée.

Nous en tirons donc une conclusion bien claire quant à notre sujet : la condition du salarié soumis, au-delà du simple rapport de subordination juridique qu’implique le rapport de travail, est assez générale et touche une grande part du monde de l’entreprise. Il faudrait un livre entier pour s’arrêter sur les causes de cet état de fait, nous en mettrons tout de suite une en exergue : le fait que les délégués du personnel, dont c’est le rôle et la mission de défendre les libertés dans l’entreprise, ne jouent pas, ou bien jouent très peu leur rôle, du fait qu’ils soient mal formés, ou pas du tout formés, et qu’ils ne connaissent que très mal leurs missions et encore moins la loi, et notamment l’article L1121-1 du code du travail, qu’ils devraient pourtant connaitre par cœur !

  1. Du côté de la psychologie

le droit nous permet ainsi de bien situer la question que nous renvoyons maintenant du côté du fonctionnement psychique . Entre le rapport de subordination, que délimite très clairement le droit, et la soumission qu’interprète le salarié, il y a un monde, et ce monde , c’est celui que nous désignons comme celui de la  sur-adaptation. Le salarié soumis sur interprète la subordination en se soumettant, ce que le droit n’exige pas, cependant, loin de là !

D’abord disons le bien : c’est le salarié qui sur-interprète sa condition salariale et qui se sur-adapte, et c’est de sa responsabilité : non, ce n’est pas de « la faute de l’employeur ». Il est possible que certaines directions utilisent ou instrumentalisent la soumission, mais pour relever les responsabilités là où elles se trouvent ,il faut commencer par ne pas dénier la réalité et préciser qui est responsable et de quoi:

  1. C’est le salarié qui est responsable de sa soumission. C’est d’ailleurs pourquoi il a la capacité de s’en libérer par lui-même.
  2. L’employeur peut, éventuellement, instrumentaliser sa capacité de soumission, mais il n’a pas le pouvoir de la créer.

Dans le monde syndical en général, existe la croyance selon laquelle « l’autre est responsable de tout, surtout s’il est employeur ». Paradoxalement cette croyance sape ce qu’elle croit fonder : l’existence d’une responsabilité chez chacun des protagonistes qui permet justement de changer le rapport entre les deux, car si l’un n’avait pas de responsabilité et l’autre « toute la responsabilité », alors aucun changement ne serait possible dans le rapport entre les deux. D’où la nécessité de bien envisager ce rapport des deux côtés et non pas d’un seul, pour voir comment son articulation peut se débloquer. Evidemment, on comprend que pour un syndicat, qui vise quand même à se faire élire aux élections professionnelles, il soit difficile d’énoncer : « salariés vous êtes en partie responsables de votre soumission » et c’est pourquoi à irpforma, nous préférons tenir ce mauvais rôle, parce que nous ne sommes pas soumis à des électeurs, ni à aucune pression d’ailleurs.

Etant entendu que la soumission, au-delà du rapport de subordination , est le choix du salarié de vivre de manière restrictive le cadre du rapport de travail salarié, que reste-t-il à faire pour dénouer ce qui se trouve en jeu de pervers dans la relation qui relie l’un et l’autre, l’un se soumettant et l’autre exploitant potentiellement la soumission pour abuser de son autorité au delà de sa légitimité juridique?

Plutôt que de simplement dire : revenons en au droit, ce qui serait vrai, mais peu efficace, étant donnée la méconnaissance de l’esprit du droit que l’on peut observer en général (et pas seulement chez les délégués du personnel), on préférera faire la suggestion suivante : que chacun s’accorde sur l’esprit de liberté qui l’anime en le raccordant  à celui de l’autre, car chacun le possède sur le fond , et le salarié, et l’employeur. Il suffirait que chacun le sache, c’est à dire soit susceptible de trouver le point de rencontre où l’esprit de liberté souffle en faveur des deux en même temps. Or ce point de rencontre, paradoxal aux yeux de ceux qui ne comprennent pas ce qu’elle signifie, c’est…. La productivité !

Libérer la productivité

La productivité est un concept économique dont chacun prend généralement   argument pour tirer dans son sens l’argumentaire : pour le gestionnaire pressé de tirer du profit, il le réduira au rendement. Pour le syndicat soucieux de le dénoncer, il s’emparera de cette caricature de la productivité réduite au rendement, pour combattre tout effort de productivité. Pour l’économiste , il s’agit d’un rapport entre deux quantités, la production d’une part et le coût de cette production d’autre part, quel que soit le mode de calcul de ce ratio.

Mais en fait, il s’agit aussi de bien autre chose qui peut inclure le calcul économique, mais qui peut aussi aller bien au-delà : il s’agit et concernant le travail , d’augmenter sa part productive dans le sens d’une valorisation, monétaire ou non : il s’agit du sentiment de satisfaction dans le travail, qui augmente avec la part productive reconnue au travailleur et qui permet d’améliorer, en même temps ,la qualité du produit du travail et la qualité du travail fourni pour ce produit..

Libérer la productivité du travail, c’est libérer le travail de sa part improductive en ce sens contrainte, car n’amenant pas le produit et le travail qui le fournit, au maximum de ses capacités et de sa contribution productive.

Voilà  donc là où la liberté de produire rejoint la liberté du travailleur : le salarié soumis n’est pas un salarié productif, car il se contraint inutilement ! L’employeur rationnel sait utiliser le travail, de manière à le contraindre un minimum et à le libérer un maximum, pour un maximum de créativité, d’imagination, d’audace et d’aptitude à innover. Alors que le salarié soumis se réfugie derrière l’autorité en craignant plus que tout, l’initiative, dont il craint qu’elle ne lui « retombe dessus », alors que le salarié soumis se demande, à chaque acte qu’il met en œuvre, s’il est  correct selon la consigne plutôt que de savoir par lui-même, s’il est utile et efficace pour le « client » ,ou le patient (dans le secteur médical) le salarié non soumis, dans un cadre donné qui est celui de sa fonction qu’il connait et qui le cadre sans le contraindre psychiquement, met en œuvre l’ensemble de ses capacités et savoir faire, selon sa liberté au travail.

Le salarié, non soumis, sait prendre l’initiative nécessaire à sa tâche, parce qu’il met, au service de son travail, ses réelles capacités qui ne sont pas déniées ou refoulées, ou méconnues, ou méprisées.. Il se satisfait de son travail au-delà de ses tâches, dans une confiance, en lui d’abord, et en ses propres capacités à faire face aux problèmes que pose son travail, dans lequel il se sent…libre et productif.

Personne n’a envie de se sentir « improductif » au travail ! D’ailleurs la preuve  en est que le fait de ne confier aucun travail à un salarié a été reconnu par les cours de justice comme du harcèlement sous le terme anglais de « mobing » ou en français « mise au placard » !

Le point de rencontre entre la liberté des uns et celle des autres est le point de productivité : entendu à bon escient, c’est donc sur la liberté (et non pas sur l’autonomie des tâches seulement) que se rencontreraient, s’ils le voulaient, les deux ,employeurs et salariés, pour dénouer le rapport pervers et inefficace qui lie la soumission des uns à l’abus des autres, pour renouer avec la liberté, devenue la commune valeur des uns comme celle des autres, qui serait libération de la productivité, entendue comme une vraie valeur au delà du chiffre économique énoncé par un simple ratio.

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pour la responsabilité sociale, et non pas sociétale, des entreprises

Pour la responsabilité sociale, et non pas sociétale, des entreprises

Toujours soucieux de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas sur le terrain, irpforma  y constate une tendance inquiétante, qui se généralise de façon subreptice: la confusion générale entre les responsabilités sociales, notamment celles de l’entreprise,  et la mission sociétale que se donne l’entreprise ou qu’on lui donne, quand  elle se croit ou se dit « porteuse de valeurs propres » et investie d’une mission sociétale. Cette croyance en l’entreprise dont la mission serait de porter des valeurs, baigne alors dans la confusion, entre ce qui ressort de sa responsabilité et ce qui n’en ressort pas, parce que ressortant d’autres responsabilités,  notamment celles des citoyens et du politique qui est censé porter les valeurs au nom des citoyens.

Par ailleurs, cette confusion fait que le politique investit la loi, notamment pénale, d’une mission qui n’est pas la sienne: se servir de la loi pénale comme d’un levier vis à vis des entreprises pour défendre des valeurs ou des causes sociétales.

Dans cette confusion généralisée, le champ d’intervention légitime des acteurs se brouille de plus en plus, jusqu’au point de ne plus savoir ce qui ressort de la loi et ce qui n’en ressort pas,  ce qui ressort de la responsabilité des uns et ce qui ressort de la responsabilité des autres: le tout baignant alors dans une sorte de « tout holistique » social et sociétal, inquiétant, car préparant un cadre stricto sensu « totalitaire » .

On sait que la volonté de tout mettre dans le même paquet sans distinction cadre la définition d’une totalité, ou l’on ne sait plus qui est responsable et de quoi, qui est séparé de quoi et comment . Remarquer que les régimes dits « totalitaires » présentent aussi cette caractéristique de la confusion des responsabilités et des missions, dans une aspiration au « tout confus » qui ne distingue plus rien, aidera à comprendre le sens profond de cette  sonnette d’alarme que nous tirons ici.

Le  « tout » holistique, qui fait confondre le social et le sociétal,  donne à croire que l’entreprise aurait une mission sociétale, celle de faire évoluer la société et de promouvoir des valeurs sociétales, en lieu et place des citoyens, et du politique censé les représenter .  

Les raisons que nous avons de plaider pour une responsabilité sociale et non pas sociétale, de l’entreprise en particulier, sont aussi extrêmement pragmatiques. Elles tiennent à ce constat :

 Plus on demande à l’entreprise de se charger d’une mission sociétale, et plus elle se déleste facilement des  responsabilités sociales qui lui sont propres.

Or aujourd’hui, la confusion entre les deux fleurit partout et la manifestation de cette floraison, c’est la multiplication des chartes d’entreprise qui transforment ces entreprises ou ces groupes multinationaux, en parangon de vertu surtout autoproclamée, surfant sur des valeurs dont elles se sont auto-attribuées la mission de les défendre, comme celle de l’égalité et de la diversité.

Nous alertons sur la confusion qui s’installe de plus en plus entre les valeurs, dont il ne revient pas à l’entreprise ou à un groupe d’entreprises, de les défendre ou non, quelles que soient leur bien fondé,mais à la société de les faire partager, et les responsabilités sociales qui sont les leurs, et dont il appartient bien aux entreprises  de les assumer.

Cette confusion, entretenue de plus en plus notamment par les chartes d’entreprise, entre le sociétal qui promeut des valeurs au nom de la société, et les responsabilités sociales des entreprises,  a cette quadruple conséquence :

  1. Le sociétal devient la marque de l’entreprise qui se veut en pointe du combat pour les valeurs, alors que ce n’est pas à elle de défendre des valeurs, mais d’assumer ses responsabilités du fait de ses actes ou de ses omissions
  2. Le politique se déleste de sa propre responsabilité, en la déléguant aux entreprises qui deviennent des enseignes marquantes de valeurs sociétales, dont elles n’ont pas à assumer la promotion à la place de la société et du politique qui se devrait de la représenter
  3. La loi, notamment pénale, devient insignifiante, parce qu’elle se trouve envahie de références à des volontés politiques qui, à travers elle, tâchent de faire avancer la société dans un sens souhaité de valeurs, en se servant des entreprises comme leviers.
  4. En conséquence, les salariés ne savent plus ce qui ressort de la loi et ce qui est de l’ordre d’un affichage de normes éthiques de l’entreprise, qu’on leur impose sur un même plan, restreignant ainsi singulièrement le champ des libertés dans l’entreprise et au travail, liberté qui devrait pourtant être la norme, comme l’indique la loi énoncée en son article L1121-1 du code du travail

 

L1121-1 CT : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

 

Avant de développer ces points, rappelons quelques évidences de base concernant la responsabilité sociale de l’entreprise pour situer où elle se trouve et où elle ne se trouve pas. La responsabilité de l’entreprise est fondée sur les conséquences de ses actes, et sur son obligation de parer à ses conséquences éventuelles.

  • Oui, l’entreprise a bien une obligation de sécurité de résultat la concernant et à ce titre, on lui demandera légitimement de former ses salariés à la sécurité et selon cette responsabilité, de les former à la sécurité dans l’entreprise et non pas en général. Cette obligation est donc bien limitée aux conséquences de son activité : on ne demandera pas à une banque de former ses salariés aux risques chimiques inexistants dans leur entreprise, mais aux risques- notamment psychosociaux- existant dans une banque comme dans une entreprise chimique.
  • Non l’entreprise ou l’organisation, n’a pas de responsabilité particulière dans l’éducation civique des salariés: par conséquent l’entreprise ou l’organisation n’a pas à se charger du comportement éthique des salariés jugé d’après des critères dont elle aurait à décider par elle-même à travers une « charte d’entreprise ». C’est la Loi qui s’applique dans l’entreprise, ce n’est pas l’entreprise qui « fait la loi ». Qu’un salarié soit « bien éduqué ou non » n’est pas du ressort de l’entreprise, par contre s’il injurie un collègue, il tombe sous le coup de la loi, et dans ce cadre, cela peut éventuellement constituer une faute grave (les jurisprudences ayant reconnu que tout délit pouvait justifier du caractère grave de la faute) et être sanctionné disciplinairement par l’employeur, suivant les dispositions du règlement intérieur et en respectant le cadre d’une procédure disciplinaire définie par la Loi.

On voit donc que la responsabilité des entreprises est limitée par les actes qu’elle engendre, ou, que du fait de ses commettants, elle produit : ce n’est pas une responsabilité illimitée.

Qu’a donc comme conséquence le fait de substituer à ses responsabilités sociales et relatives à ses actes ou à ses omissions, des missions qui seraient sociétales et qui confieraient à l’entreprise un rôle « holistique » de porteurs de valeurs sociétales dont on se demande par quelle légitimité il lui incomberait de tenir la posture ? Essentiellement ceci : le fait de noyer sa responsabilité sociale, en lui permettant de la dissoudre dans un bain général qui serait celui du « sociétal »

.Le sociétal , c’est le solvant, celui qui permet de dissoudre la responsabilité de chacun dans un « tout social » (holistique) indifférencié. Ainsi voit-on l’entreprise d’un coup se croire investie de la mission de défendre des valeurs (au nom de quelle légitimité?) permettant de prendre en charge la vie complète des salariés sous son regard, qu’elle juge bienveillant sans lui demander son avis, allant jusqu’à vouloir (pour son bien, bien sûr) modeler son comportement, son éthique , son alimentation et peut être bientôt, son comportement sexuel en entreprise, comme c’est le cas déjà dans les entreprises anglo-saxonnes.

Pour cela, elle dispose entre autres, d’un moyen, la charte éthique, moyen juridique extra-légal qui ne repose sur aucun principe de droit et dont elle se pense légitimement fondée à le véhiculer au nom de sa « culture d’entreprise », à l’instar d’une loi à usage interne.

Les longs listing des « valeurs » que nous infligent les grands groupes contemporains à coup de chartes éthiques, auxquelles ils sont censés adhérer et par lesquelles ils obligent leurs collaborateurs à adhérer, est affligeant, au moins à trois titres :

  • Ils empiètent sur la liberté de chacun à déterminer ce qui est éthique ou non et d’en juger par lui-même, car imposer une éthique ne se justifie jamais par la « nécessité d’une tâche à accomplir et par ailleurs se trouve toujours disproportionné à toute tâche précise »  selon l’article L1121-1CT
  • Ils montrent de ce fait que les entreprises prennent pas sur l’engagement des citoyens à produire une éthique, ce qui devrait être réservé justement à l’ordre du politique et non pas à celui de l’entreprise
  • Ils bombardent le malheureux salarié sous une avalanche de normes, dont il ne sait plus si elles ressortent de la loi ou de la norme de l’entreprise. Dès lors, ses propres choix éthiques demeurent introuvables, énigmatiques ou carrément absents ; car insidieusement ce qui se produit ainsi à la confusion entre les valeurs et la loi, savamment entretenue par de telles chartes, c’est la dissolution, dans l’esprit du salarié, de sa propre aptitude à choisir et à penser son comportement par lui-même en référence à une éthique dont aucun ne doit être privé de penser par lui-même.

Non, les entreprises n’ont pas à se substituer aux sujets pensant que sont les salariés pour produire de l’éthique en leurs lieux et places. Non ce n’est pas le rôle des entreprises de décider de ce qui est éthique ou non à la place des salariés, à savoir s’ils fument, s’ils boivent ou si ils ont tels ou tels comportements alimentaires, sexuels, mais à appliquer la Loi quand elles le doivent, à faire figurer sur le règlement intérieur ce qu’elle doivent y faire figurer de par la loi et qui se trouve strictement délimité à l’article L1321-1 du code du travail, sans plus et pas moins, et non pas à construire un substitut à la loi, une sorte de « sur-loi » à travers une charte d’entreprise à vocation de réguler les comportements, de changer les âmes ou de « faire évoluer la société ».

Le rappel à la Loi, selon la formule consacrée, se trouve alors noyé sous un champ qui n’est plus  celui où elle devrait se rappeler : elle se retrouve noyée sous le champ général des valeurs promues par l’entreprise en tant que « porte enseigne »  des valeurs sociétales que porte le politique.

La loi pénale quant à elle, n’a pas pour but, ni pour fonction, de promouvoir des valeurs sociétales, mais de rappeler à la loi, c’est à dire à prendre conscience d’une faute pénale découlant d’une obligation propre qui est de sa responsabilité : par exemple de l’obligation de payer le salaire du fait qu’on emploie un salarié et qu’en conséquence, on se doive de le payer, ou de ne pas mettre en danger la vie du salarié que l’on emploie, du fait des procédés de production qu’on utilise quand on est employeur : c’est du fait de la responsabilité que l’on engage que découle une obligation légale  et non pas au nom de « valeurs à défendre », fussent-elles jugées bonnes par l’autorité politique du moment.

La loi, notamment pénale, ne doit donc pas servir de prétexte à imposer des valeurs sociétales aux entreprises, mais les rappeler aux obligations  qu’elles même génèrent par leurs productions et sur leurs façons de produire et d’utiliser les salariés pour ce faire.

La loi doit se rappeler aux entreprises dans leurs obligations fondamentales et non pas constituer un terrain d’essai pour exprimer des valeurs sociétales plus ou moins à « la mode » ; sinon elle perd son sens de loi.

Le fait qu’un grand nombre d’entreprises se contentent maintenant de provisionner leurs comptes pour payer des amendes qu’elles anticipent, devrait laisser songeur : non pas tant sur l’amoralité de cette attitude, mais sur la faiblesse dans laquelle le signifiant de la loi est tombé. La loi pénale ne signifie plus rien, sauf l’amende, elle est devenue une variable d’ajustement. Elle ne rappelle plus rien et surtout pas la loi, mais un système financier où l’amende à anticiper joue le même rôle que la grêle à prévoir pour le paysan. Dans un tel monde, il est tragi-comique de se désespérer d’une part, de l’incompréhension de la loi et de sa gravité de la part des jeunes de banlieue et d’exiger qu’ils la respectent avec tout le sens signifiant de son rappel (à la loi) et d’autre part, d’abuser de la loi pénale à tout va comme d’une simple variable d’ajustement économique vis-à-vis des entreprises.

Relayant l’aspect confus de la loi pénale qui ne dit plus ce qui est mal et ce qui est bien, en somme l’interdit, l’entreprise gère la loi comme le reste, comme un prix sur un marché, dont elle anticipe le coût de l’amende à payer dans son prix de revient. La loi, ainsi affaiblie et affadie, conduit alors à se confondre au reste, et notamment aux normes et valeurs internes de l’entreprise, parfois dénommées « culture d’entreprise ».

L’entreprise devient alors la productrice de normes en lieu et place de la société en édifiant des « chartes de valeurs », jouant un rôle pour lequel elle n’est pas légitime et par contre, elle perd de vue sa responsabilité propre dans les actes qu’elle produit par elle même : il ne faut surtout pas s’étonner, alors, de la dissonance  croissante crée entre « les valeurs proclamées » des grands groupes notamment, et les réalités sur le terrain telles que ces grands groupes les pratiquent. Ces dissonances ne sont pas l’effet seulement de managements qui seraient particulièrement manipulateurs, mais résultent bien d’un système général qui noie et fait glisser insidieusement les responsabilités des uns chez les autres et celle des autres chez les uns : plus l’entreprise s’occupe de « défendre des valeurs sociétales », plus  elle s’exonère de sa responsabilité  sociale. Les deux se noient alors l’un par l’autre et les responsabilités se diluent par glissement. Ce phénomène de glissement des responsabilités est d’autre part facilité par la perte de sens de la Loi, dont le sens profond est noyé sous la confusion des normes qui viennent de partout. Comment le salarié peut-il s’y retrouver et  distinguer entre ce qui ressort de la loi et ce qui ressort des normes toutes faites de l’entreprise « qui défend des valeurs », dont le moins qu’on puisse dire est que l’édification de ses normes et valeurs ne procède pas d’un circuit très démocratique ?

 De fait, c’est la confusion qui règne la plupart du temps dans l’esprit du salarié. Et à irpforma, nous avons remarqué ceci : plus l’entreprise (ou le groupe) est importante et grosse, moins le salarié distingue entre la loi et la « culture d’entreprise », qu’il prend pour la loi.

C’est de la responsabilité du politique d’édifier des normes et des valeurs en fonction de l’évolution sociale, pas celle de l’entreprise. De fait  les politiques  se délestent eux même de leurs responsabilités, en se servant des entreprises pour promouvoir des valeurs qu’ils devraient défendre eux-mêmes dans le champ politique, notamment par leur attitude exemplaire en la matière (hum-hum) !

Non, la loi, pénale notamment, n’a pas pour rôle de promouvoir des valeurs d’ordre sociétales, mais de figurer l’interdit, de manière suffisamment claire et compréhensible, pour qu’on puisse clairement se le figurer et facilement le réprimer. Multiplier les lois pénales pour promouvoir des valeurs sociétales par une avalanche de normes allant jusqu’à imposer des quotas de travailleurs handicapés, des parités ici ou là, est un abus de droit pénal qui ne fait qu’affaiblir et affadir la portée de l’interdit et rend la loi pénale de plus en plus « insignifiante » de l’interdit posé à bon droit. Elles sont par ailleurs totalement inefficaces (personne ne respecte la loi des 6% d’emplois réservés aux handicapés) et de telles lois, non respectées, poussent les entreprises à payer les amendes plutôt qu’à les respecter, affaiblissant et instrumentalisant encore  le pouvoir de la loi dont l’interdit devient une simple marchandise qu’une entreprise aura toujours les moyens de s’offrir.

 Pour refaire place aux handicapés, la société peut aider à promouvoir, autant qu’elle le souhaite, les entreprises qui conçoivent des postes de travail accessibles aux handicapés en lui attribuant des préférences d’attribution de Marchés publics par un cahier des charges , ce qui pourrait être un ressort créatif, intelligent et  terriblement plus efficace par ailleurs que le recours à une loi pénale.

Non l’entreprise n’a pas vocation à promouvoir l’égalité citoyenne, c’est le devoir de la République ! Non l’entreprise n’a pas vocation à combattre la violence en général, c’est l’éducation d’abord, la police et la justice ensuite, qui ont ce rôle : l’entreprise doit veiller à ne pas créer, par son organisation du travail notamment, de terreaux propices à l’expansion des violences dans l’entreprise, et non pas à participer à des campagnes contre la violence sociale. Non, l’entreprise n’a pas vocation à participer à des croisades médiatiques pour l’égalité des sexes ou pour la « diversité », elle a à ne pas produire de disparités injustifiées et à respecter le principe de droit : « à travail égal, salaire égal ».  

Non , l’entreprise n’a pas à prendre en charge l’éthique du salarié, ni la vie familiale et sociale du salarié, c’est le domaine privé du salarié, la vie du salarié, pas celle de l’entreprise : parmi les conditions de vie du salarié au travail, l’entreprise est responsable de celles qu’elle provoque de son fait et non pas de celle que provoque l’environnement en général. Elle n’est  ni responsable des retards des trains, ni de l’éloignement entre le domicile et le lieu habituel du travail. Elle n’est pas responsable de la qualité de vie du travailleur dans l’ensemble des conditions sociales de sa vie ,mais de celles que génère son activité dans le travail.

On ne le répétera jamais assez: les signataires de l’accord national interprofessionnel du 19/06/2013 sur la « qualité de vie au travail », en mettant sur le même pied ce qui ressort de la responsabilité de l’entreprise, la qualité du travail dans l’entreprise et des conditions de travail que cette qualité engendre, avec les conditions de vie en général du salarié à l’occasion du travail, ont ouvert un gouffre qui permet aux entreprises de se croire investies « de la mission de s’occuper de la qualité de vie des salariés ». Hors leurs propres champs de responsabilités, c’est leur confier une mission « sociétale » et non pas les rappeler à leurs responsabilité sociales. Ce n’est pas la responsabilité des entreprises de s’occuper du bien être de la vie du salarié en général, mais de celui qui est généré par le travail qu’elles offrent. C’est les encourager à laisser tomber leurs responsabilités quant à la qualité du travail qu’elles offrent, pour les missionner sur la qualité de vie du salarié, là ou elles vont par exemple, se croire légitimes à intervenir pour « faire maigrir les salariés en surpoids » (pour leur qualité de vie au travail)) ou bien pour les faire arrêter de fumer (toujours pour leur qualité de vie au travail) en somme de les rendre conformes aux normes sociétales du moment et par conséquent , de restreindre leur liberté au travail en les infantilisant comme des mineurs. La mission des entreprise doit s’arrêter là où cessent leurs responsabilités, et surtout ne pas aller au delà pour rétablir un rapport de subordination, qui serait illégitime dans un domaine où les salariés sont libres, car « nul ne peut restreindre les libertés si ce n’est pour une tâche précise et de façon proportionnée au but recherché (L1121-1 CT): libres y compris d’être en surpoids et de fumer, même si c’est mauvais pour leur santé!

 Par contre, l’entreprise doit faire en sorte que son organisation du travail, dont elle est responsable, et elle seule, permette d’atteindre l’objectif de l’obligation de sécurité de résultat et ne conduise pas à altérer  la santé mentale et physique des travailleurs.

 Elle peut laisser à son comité d’entreprise le soin « d’améliorer la qualité de vie au travail  de ses salariés » en facilitant la vie des salariés au travail, comme c’est son rôle de CE, rôle pour lequel il dispose d’un droit de monopole d’ailleurs constamment rappelé par la jurisprudence, en augmentant son budget d’activités sociales et culturelles, par exemple.

 Alors elle pourra se centrer, elle, sur sa responsabilité propre, qui n’est pas de s’occuper de la vie privée des salariés en leur offrant des services de conciergerie  ou des cours de yoga dans l’entreprise (ce sont des activités sociales et culturelles dont le CE a le droit de monopole), par exemple, mais qui est celle de garantir par ses processus de production et d’organisation du travail, la qualité du travail, celle que son organisation génère, afin de prévenir, notamment, la dégradation de ses conditions de travail et les risques professionnels que son activité engendre.

 Que chacun prenne ses propres responsabilités en ne les faisant pas glisser sur l’autre, permet de ne pas les noyer toutes, car  à les diluer partout on n’en reconnaîtra finalement plus aucune, et aucun ne répondra réellement plus des siennes.

Discriminations à l’embauche: pourquoi la loi est-elle inefficace?

Discriminations à l’embauche : pourquoi la loi est-elle inefficace ?

 

Nous ne nous contentons pas, à irpforma, de donner des informations sur le droit, mais nous posons la question de son efficacité, d’un point de vue pratique, c’est à dire du point de vue de sa mise en pratique pour ceux qui seraient censés l’appliquer : là est notre originalité à ce sujet. Aussi à l’instar se la loi sur le harcèlement sexuel , dont nous avons montré combien elle était inefficace parce que redondante d’une part et  contradictoire, d’autre part , avec la loi sur le harcèlement moral, cette fois nous passons au tamis de l’analyse la loi sur les discriminations , telle qu’énoncée à l’article 1 de la loi du 27 mai 2008.

« Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son état de santé, de sa perte d’autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable ».

Pas moins de 24 cas recensés de discrimination, un record et l’on n’est même pas sûr que d’autres cas encore plus insidieux n’aient pas échappé à la vigilance du législateur !

Ce catalogue à la Prévert peut prêter à sourire , mais au-delà , nous voudrions commencer par dire qu’un tel catalogue signe un mauvais énoncé : cette loi est mal partie dès sa rédaction : pourquoi ?

Parce que de deux choses l’une :

  • Ou bien la définition de la discrimination prohibée se suffit à elle même et il n’est nul besoin d’énoncer tous les cas qui la manifestent, car ce sera le rôle du juge de le faire en se raccordant à la définition générale, comme on a parfaitement su le faire dans le cadre du harcèlement moral où le législateur et  ne s’est pas cru obligé de décliner au préalable tous les cas de harcèlement et a laissé ce soin à postériori au juge.
  • Ou bien la définition de la discrimination prohibée est insuffisante et la loi elle-même décline tous les cas possibles et imaginables pour fixer au juge une limite que la définition de la discrimination prohibée ne permet pas de trouver par elle-même : c’est donc que la définition est incomplète ou imprécise, ou les deux, à ce point qu’il est impossible au juge d’en trancher par lui-même, si ce n’est par un énoncé de tous les cas qui prend alors la forme d’un catalogue.

Cette solution de l’énoncé catalogue signe donc une inefficacité dès le départ comme une « malformation » de naissance . Il sera impossible de s’en référer à une définition de la discrimination qui la rendrait compréhensible à la seule définition de ce qui serait prohibé .Il faut s’en remettre à une liste catalogue de discriminations illégitimes, pour savoir ce qui est légitime ou non. Autrement dit, c’est une loi pénale sans concept clair, du moins suffisamment clair pour se satisfaire d’une définition de ce qui est répréhensible.

Alors que la loi efficace se devrait d’être sobre, c’est à dire, avec un minimum de concept, d’avoir le pouvoir de définir un maximum de situations, celle-ci est une loi bavarde, pour ne pas dire dithyrambique ou même Courtelinesque, qui décrit elle-même toutes les situations possibles par  une pléthore de cas,  noyant sous une avalanche de catégories spécifiques son interdit déterminant.

C’est comme si une loi censée énoncer l’interdiction de voler autrui, énonçait, au lieu de l’interdit de voler : il est interdit de voler les grands-mères, les grands pères, les artistes, les chauffeurs routiers, les villageois, les ruraux et les urbains et même les riches aussi bien que les pauvres, les boiteux et même ceux qui se portent bien. On saisit donc mieux ainsi que le concept de vol serait noyé sous cette longue liste de cas , comme la discrimination prohibée est noyée sous la liste des 24 cas énoncés censés la situer. On comprend que cela n’aide pas à repérer la nature de l’interdit comme une bonne loi pénale se devrait de le faire. Cela n’aide donc pas à observer ce qui est interdit, à le comprendre et à le relever en tant que tel : c’est un cauchemar pour les plaignants, les inspecteurs du travail et les juges, et un régal pour les contrevenants qui savent que ceux chargés de faire appliquer une pareille loi ne sauront pas où donner de la tête.

Cette critique de la formulation même de la loi, quoi qu’essentielle, n’est cependant pas suffisante pour comprendre l’inefficacité de la loi sur les discriminations, inefficacité que l’on peut d’ailleurs appréhender par un autre phénomène directement conséquent : c’est tellement peu pratique de saisir les discriminations par des preuves observables, que l’on s’est mis à faire du « testing » en envoyant des cv par séries aux entreprises, en tâchant par ces expériences de les surprendre sur le fait de discrimination prohibée. Outre le fait que cette pratique, assez américaine dans son état d’esprit, de « provocation de l’infraction » par l’envoi de milliers de faux CV répondant à de vraies annonces, est assez discutable moralement parlant, on oublie généralement cependant d’en tirer la leçon que l’on devrait en tirer : une loi pénale qui identifie tellement peu clairement l’interdit qu’elle réprime et la façon qu’il y aurait d’identifier ses contrevenants, qu’il faille faire du « testing » pour provoquer à la faute ses contrevenants potentiels pour les prendre sur le fait d’une discrimination interdite !

Si beaucoup ont discuté de la moralité du procédé en quoi consiste le « testing », on remarquera que peu en ont tiré la bonne conclusion, celle d’une loi décidément inefficace à repérer ce qu’elle réprime, et la preuve que cette conclusion n’a pas été tirée est…. que la loi est toujours, telle quelle, en vigueur ! Où en est donc la réflexion liée au retour d’expérience de cette loi aussi inefficace? Nulle part,il faut le craindre!

Ce n’est pas la première fois ni hélas, il faut le redouter, la dernière , qu’irpforma attire l’attention sur ce point : quand va-t-on se mettre enfin en France, à évaluer l’efficacité des lois, plutôt qu’à les empiler les unes sur les autres ?

Pour aller au-delà de cette première approche de la compréhension quant à l’inefficacité d’une loi qui bavarde autant  dans son énoncé de principe, il faut comprendre évidemment ce qu’est en réalité une discrimination , concept si peu évident, que le législateur a préféré tourner autour de lui, que de sérieusement l’envisager.

 Pour ce faire, revenons à l’acte qui peut révéler la discrimination, à savoir le recrutement.

Car que fait un recruteur lorsqu’il recrute un salarié ? Il le choisit : et selon le droit, le critère de choix se doit d être objectivable pour ne pas tomber sous le coup d’une discrimination prohibée : autrement dit, la loi dispose que le critère selon lequel l’employeur choisit son salarié a comme limite le fait qu’il doive rendre son choix objectivable (le défaut d’objectivation des critères de sélection d’un candidat étant le critère majeur jurisprudentiel retenu comme susceptible de prouver une discrimination)

Seulement voilà : les choix ne sont jamais réduits à l’objectivable, sinon on ne parlerait plus de choix ! On parlerait alors de critères objectifs dans lesquels la part subjective disparaitrait et ce seraient les ordinateurs, et non plus les hommes, qui sélectionneraient les candidats.

Quand un employeur recruteur, ancien polytechnicien, s’entoure de collaborateurs anciens polytechniciens comme lui, cependant que celui qui est un ancien de HEC se retrouve, lui, entouré d’anciens de HEC, s’agit-il de critères objectifs les ayant conduit à de tels recrutements ? Non, mais ils ne tombent pas sous le « coup de la loi », car dans sa grande liste des discriminations, le législateur a totalement oublié d’inscrire ce phénomène social et culturel massif dans le domaine du choix de recrutement et que populairement, on catégorisera sous le terme générique de « copinage ».

On embauche les « copains » ou les supposés « copains », ceux qui ont le même cursus et qui sont supposés avoir eu au moins des expériences similaires à celui qui recrute, ce qui rassure les recruteurs, on ne dira pas forcément à tord, d’ailleurs.

Va-t-on alors produire une loi « anti-copinage » en France pour lutter contre les discriminations ?

On touche maintenant du doigt ce à quoi se heurte au fond le concept de discrimination et qui le rend si difficile à manier à partir d’un critère juridique et pénal : c’est qu’il est contradictoire dans le fait même qu’il place en contradiction l’affect et la raison. Si moi, employeur, j’embauche un salarié ,je veux être « rassuré » et je ne peux l’être que subjectivement en embauchant une personne que je sens « proche de moi » (je peux me tromper mais c’est ainsi) cependant que la loi m’interdit la subjectivité en me demandant de l’objectivité.

La pensée de l’ordinateur, qui serait parfaitement rationnelle, ne peut imposer et s’imposer dans un choix qui reste humain ; de l’autre côté le choix humain et subjectif doit s’habiller des habits de l’objectivité : alors naît le bal des hypocrites:

-Celui des recruteurs, qui justifieront toujours après coup de l’objectivité d’un choix profondément subjectif, mais bien « maquillé » objectivement.

-Celui du législateur, qui feint de croire que le choix parfaitement objectif est humain, mais qui sait bien au fond que ce n’est pas vrai et qui donne donc une liste à la Prévert de  discriminations interdites , histoire de signifier (sans l’énoncer) que toutes les autres discriminations invisibles sont donc autorisées, et notamment le « copinage », qui résume ce qu’il se passe dans la réalité : le recruteur ne discrimine pas , il choisit le « proche », car son choix de recrutement est en quelque sorte le choix du proche (de l’ami, du copain, du beau frère, du camarade de promotion, de celui qui vient du même village, de la même classe sociale, de la même école ou Grande école, qui a eu la même éducation, de celui qu’on connait déjà, par rapport à celui que l’on ne connait pas – l’étranger-celui de Camus).

La loi sur les discriminations se trouve très exactement située sur ce qu’on appelle un « porta faux ». Elle signifie, par sa rédaction maladroite elle-même, sa propre ambiguïté : il est impossible d’interdire le « copinage » c’est à dire la réalité d’une discrimination qui se retrouve dans  le fait de choisir subjectivement et non pas objectivement, ses collaborateurs. Alors la loi se lance dans le catalogue à la Prévert des « discriminations interdites », ignorant par là même ce qu’elle laisse pourtant entendre : s’il y a des discriminations interdites dans une liste limitative, c’est que certaines discriminations sont interdites, mais pas la discrimination en elle-même, qui est à la base même du principe de recrutement! Car choisir les « copains » c’est discriminer ceux qui sont loin des copains, et qui restent des « étrangers » à discriminer quel que soit leur type d’étrangeté .

Le recrutement est  essentiellement subjectif sur ce qu’on s’obstine à appeler  pourtant le « Marché du travail », et qui n’est cependant pas un Marché. Ce n’est pas un Marché, car pour qu’un Marché existe en tant que Marché , l’économiste nous apprend qu’il doit être transparent et rationnel : il n’est ni l’un ni l’autre, et ce n’est donc pas un Marché : c’est un lieu où des critères, non transparents, permettent de recruter pour des raisons plus ou moins obscures, les candidats à l’emploi, non pas  arbitrairement, mais d’abord, subjectivement, en fonction du ressenti d’une personne, celle du recruteur ou des recruteurs (le nombre de recruteurs ne change rien à la subjectivité qui devient alors une intersubjectivité).

Si le Marché du travail était un véritable Marché en France, il y a des raisons de penser que la loi sur les discriminations gagnerait en efficacité, parce qu’alors les critères objectivant le recrutement gagneraient en importance par rapport aux autres critères subjectifs. Dans ce cas, les discriminations seraient plus repérables, toutes choses égales par ailleurs. En ce sens l’inefficacité de la loi sur les discriminations sert de révélateur sociétal : elle révèle comment notre Marché du travail n’en est pas un.

C’est d’ailleurs une des raisons, malgré les salaires très bas, de l’attractivité de la fonction publique ; enfin voilà un vrai Marché objectif du recrutement avec un critère qui s’appelle le « concours », où effectivement l’embauche n’est pas soumise à la subjectivité et à la tyrannie du semblable (je n’embauche que mes semblables ou mes proches) ; mais par contre, il n’est pas exclusif d’un certain arbitraire à travers la notation des copies, un système toujours discutable.

En attendant que le Marché du travail en devienne un, on ne peut que conseiller ceci à ceux qui se sentent victimes ,à tord ou à raison et nous n’en jugeons pas, de discrimination :  retournez la discrimination en votre faveur, ce qui sera moins désespérant et pour vous, et pour les statistiques des plaintes inabouties que de vous plaindre de discriminations, y compris auprès des tribunaux: mettez en avant tous les atouts que vous donne le fait d’être « étranger », quelle que soit l’étrangeté ou la différence supposée par rapport à laquelle vous pensez être discriminé, en soulignant les compétences d’adaptation que vous aurez su déployer pour la surmonter.

Ceci ne créera  peut-être pas de miracle, sauf celui d’obliger, sans le dire, votre interlocuteur recruteur à réfléchir sur ses propres critères de choix subjectifs. Ainsi, même s’il ne vous retient pas en vous discriminant pour de bon, il cessera  au moins de se mentir à lui-même et il saura pourquoi il ne vous choisit pas.

liberté ou autonomie dans le travail?

 Liberté ou autonomie dans le travail ?

 

 L’autonomie dans le  travail est souvent présentée, sinon comme la solution, du moins comme une part de la solution qui permettrait d’endiguer le stress au travail, sur la base du raisonnement suivant : si la part d’autonomie dans le travail s’accroit (ce qu’on appelle autrement la latitude décisionnelle), alors la charge de travail ressentie diminue.

Le modèle qui inspire ce raisonnement est le modèle connu de Karasek, qui a établi une corrélation significative entre l’autonomie dans le travail et la diminution du stress : plus le salarié serait autonome sur ses tâches et plus il prendrait alors des ressources psychiques lui permettant de faire face à ses contraintes de travail -rappelons que selon l’agence européenne de santé, le stress survient quand le sujet  perçoit que ses ressources au travail ne lui permettent pas de faire face à ses contraintes de travail, créant alors un déséquilibre irrémédiable entre ressources et contraintes perçues, conduisant tout droit au syndrome d’épuisement professionnel, autrement appelé « burn out ».

burn out

 

 

On peut déjà à titre préalable faire cette remarque apparemment innocente : pourquoi préfère-t-on parler d’autonomie dans le travail plutôt que de liberté ?Ou pour être plus précis encore, pourquoi préfère-t-on disséquer le travail en tâches, et se demander ensuite en quoi ces tâches pourraient se reconstituer en autonomie, plutôt que de prendre le sujet de la perception de la  liberté au travail, telle que perçue par les travailleurs eux-mêmes ?

Le contexte du sujet de l’autonomie au travail, celui qui est généralement éludé, nous nous permettrons ici de le rendre explicite. Il va alors nous permettre d’élucider ce pourquoi il constitue un contexte confus, en ce sens qu’il finit par confondre ce qu’il prétend modéliser : une théorie explicative du stress au travail. Il le confuse, car il n’explique rien du phénomène contemporain du stress, tel que le ressentent nombre de salariés des organisations contemporaines comme étant le résultat paradoxal d’une « trop grande autonomie » du travail, ce que caractérise par exemple, le flou du travail, le travail invisible et le travail au « gris », thèmes que nous avons déjà maintes fois évoqués à irpforma.

Dans les organisations contemporaines, souvent soumises au management par objectif ou bien encore, au « lean management », au contraire tout est fait pour laisser au salarié l’illusion de son « autonomie au travail », cependant que ce qui lui est retiré ou bien peut être même, interdit, c’est le sentiment de sa liberté.

Car la liberté ressentie dans le travail est un sentiment, en ce sens complexe, car il implique  un rapport particulier du sujet à son travail. Il permet  que le sujet au travail s’y ressente et s’y reconnaisse comme un sujet libre, et non manipulé comme le serait un objet de gestion auquel serait accordé une certaine autonomie  pour qu’il puisse se figurer qu’il serait un décideur . 

On révélera  ce que ce type de raisonnement  autonomiste  laisse présupposer sur le travail lui-même, sur la conception de la décision autonome qui serait censée la révéler comme un choix  du travail lui même, sur la conception de l’autonomie qui la sous tend, et enfin sur la conclusion qui en est tirée, selon laquelle accroître l’autonomie dans les tâches à effectuer serait une variable décisive pour conduire à prévenir le stress au travail.

Il y a quatre postulats à ce qu’on appellera « le modèle autonomiste » que l’on peut énoncer ainsi :

  1. le postulat selon lequel le travail équivaudrait à la somme de ses tâches constitutives et exécutives.
  2. Le postulat selon lequel le choix des tâches constituerait une latitude décisionnelle laissée au salarié pour décider de son travail.
  3. Le postulat selon lequel le fait de décider des tâches confèrerait au salarié un vrai choix de décideur.
  4. Le postulat selon lequel, plus on laisserait le choix au travailleur d’accomplir ses tâches dans l’autonomie, et plus, toutes choses égales par ailleurs, cela accroîtrait ainsi, de facto , ses ressources psychiques pour faire face au stress.

Reprenons ces  postulats un par un :

1°) premier postulat: Le travail équivaudrait à la somme de ses tâches constitutives et exécutives

Le premier postulat du modèle de l’autonomie au travail glisse comme une lettre à la poste : il ne se fait pas remarquer, mais il est massif et sûrement pas sans conséquence : pour penser le travail comme équivalant à la somme de ses tâches, il faut  le réduire à une somme de tâches. Cette décomposition du travail  annihile de fait tout rapport d’un sujet au travail dans un rapport de sens.  Penser que le travail est la somme des tâches constitutives et exécutives qui permettent de l’accomplir, revient à faire comme si le travail n’avait pas de sens pour un sujet. En effet, si le travail n’a pas de sens pour un sujet, il se décompose et se réduit alors à « la somme des tâches constitutives et exécutives qui permettent de l’accomplir ».

Si l’on me demande de ranger l’armoire et que ce travail n’a aucun sens pour moi , en effet , l’acte de ranger l’armoire se réduit à décomposer toutes les tâches que j’aurais à accomplir : ranger les livres sur la première étagère, la vaisselle sur la seconde, les bandes dessinées sur la troisième etc..

Si maintenant je ne suis pas un robot, mais un travailleur qui utilise son travail et non pas ses bras seulement, la question est différente. Dans ce cas, je mets au service d’une organisation coopérative la capacité que j’ai à savoir ranger une armoire .Dans ce cadre, ma capacité à mettre en œuvre un certain savoir faire, fait l’objet d’un sens auquel je réponds en tant que travailleur, qui est celui d’un savoir faire particulier à ranger les armoires. En répondant à cette demande, je peux choisir une option de travail plutôt qu’une autre, sur la façon de placer en rayons les différents objets que j’ai à y placer. Mais alors si travailler signifie mettre en œuvre les capacités au service d’une organisation coopérative, ce n’est pas d’autonomie dans le travail dont j’ai besoin pour décider de la succession des tâches à y accomplir, mais de la liberté d’utiliser mes capacités pour l’accomplir au mieux.

En ce sens, accroître mon autonomie  dans le travail n’est pas le but que je me fixerai pour mieux travailler, au sens où je choisirais ainsi entre un nombre plus important d’options, mais  celui de mettre en œuvre la liberté (et non pas l’autonomie) d’exercer mon art, c’est à dire mon savoir faire à ranger une armoire en choisissant la meilleure option possible (étant données les capacités que j’ai à mettre en œuvre la meilleure de toutes, selon cet art).
Choisir le meilleur, étant données mes capacités, n’est pas une latitude décisionnelle à recomposer des options différentes pour arriver au même résultat, mais une liberté de choisir la qualité optimum pour le meilleur résultat, étant donné le but qui m’est donné.

C’est à ce point là que nous rencontrons maintenant le deuxième postulat du modèle autonomiste, qui consiste à penser que c’est la latitude décisionnelle quant aux tâches à effectuer, qui constituerait, en elle-même, un choix dans le travail.

 

 

2°) deuxième postulat :le choix des tâches constituerait une latitude décisionnelle dans le travail

 

Si l’on pense le travail comme une somme qui se décompose dans ses tâches, alors on placera la latitude décisionnelle au niveau du choix des tâches elles mêmes. Mais qu’espère-t-on de ce choix ? Que le fait de reconstituer de façon autonome ses tâches redonne du sens au travail ? Dans ce cas , la valeur revient au travail et à son sens de liberté, et non pas à l’autonomie dans le choix des tâches qui le constituent. Dans le cas contraire, alors le travail n’a pas plus de sens pour le travailleur, que ses tâches soient recomposées ou non .

 Le salarié, qui choisirait ses tâches, aurait-il recouvré le sentiment de sa propre liberté dans les décisions en procédant à un certain choix des tâches de façon « autonome » ? Mais alors une question, en général restée muette, se pose : qui décide de l’autonomie et de son degré d’autonomisation ? Qui fixe les règles du jeu au jeu de l’autonomie ? Le salarié lui-même ?

Dans le jeu de l’autonomie, où le salarié prend des décisions comme celle de choisir ses tâches ou de les décider à un moment donné, il y a de toutes manières  une règle du jeu. Or si celui qui joue dans le jeu a une certaine autonomie, ce qu’on peut dire c’est ceci : celui qui est libre n’est pas le joueur, mais celui qui fixe la règle du jeu.

Que décide alors vraiment celui qui se plie à la règle du jeu de l’autonomie ? Il ne décide, en réalité, que d’une chose : jouer le jeu. Et si le jeu est pervers, c’est à dire au sens étymologique, s’il se fait à travers des objectifs intenables ou contradictoires, le jeu est un jeu perdant et à tous les coups, pour celui qui le joue.

L’autonomie apparait alors pour ce qu’elle est : un concept bancal, un succédanné du sentiment de liberté, une sorte de canada dry de la liberté qui en donne le goût, mais qui n’en est pas vraiment une.

Or ce que révèle particulièrement l’effet de stress , notamment dans les organisations contemporaines, c’est ceci : des salariés qui consument leur énergie dans un jeu qu’ils savent perdant à tous les coups parce qu’ils n’en maîtrisent pas les règles. C’est d’ailleurs pourquoi ils « surconsomment » leur énergie psychique, ce qui mène au stress et non pas seulement, à la fatigue normale, c’est à dire à la fatigue normale d’un travail qui mobilise des ressources, mais à la fatigue anormale de ressources qui s’épuisent alors plus vite que la vitesse à laquelle l’organisme peut les reconstituer.

Comment dès lors, une variable comme « l’autonomie du travail » pourrait prétendre mesurer ce phénomène du stress contemporain alors que justement , elle permet de le masquer sous l’illusion de la liberté ?

Ce que masque l’autonomie apparente derrière  des définitions floues des postes de travail,   ce sont souvent des responsabilités  sans limites  et des zones floues du travail qui ne permettent pas de savoir où il commence et quand (et où) il se termine  Ceux qui « travaillent au gris », c’est à dire sur des domaines de compétence non reconnus en tant que tels, par exemple  la « génération stagiaire », qui assume le travail des salariés sans en avoir le statut ni les fonctions, ou bien encore les non cadres qui prennent les responsabilités de cadre sans en avoir ni la reconnaissance, ni le statut, ni même la fonction, en sont les victimes. C’est en réalité non pas à une présence ,mais à une absence de liberté dans le travail à laquelle ils sont soumis, cependant que leur autonomie est démesurée (sans mesure ). Car la liberté dans le travail consisterait, non pas à gérer ses tâches avec un maximum d’autonomie , mais à savoir quel est son travail en ayant les moyens d’en exercer la compétence : à pouvoir en délimiter la responsabilité, à savoir le finir et à pouvoir le définir.

Car la liberté ne s’exerce pas dans le choix des tâches innombrables ou infinies ,mais dans le  cadre d’un travail maîtrisé par un sujet au travail. Cette exigence de  maîtrise est un corollaire de l’exercice de la liberté.

Cette exigence de maîtrise est exactement corollaire à la liberté de définir son travail, celle de mettre en œuvre ses capacités et compétences pour les exercer au mieux dans un domaine où le travail se trouvera reconnu en tant que tel.

Ce qu’expriment, comme souffrance, les ouvriers qui travaillent « à la chaîne » n’est donc pas  principalement liée à la faible autonomie des tâches qui leurs seraient confiées, mais à celle de ne pouvoir exercer librement leurs capacités et compétences sous utilisées, et pour tout dire, « non reconnues »dans un travail dont ils ne perçoivent pas le sens.

En réalité, ce qui est recherché par le travailleur à travers l’exercice libre de son travail, ce n’est pas l’autonomie des tâches, c’est la vertu qualifiante qu’il aurait pour lui : qualité du travail et reconnaissance de sa compétence à l’exercer au mieux, ce qui le rendrait sujet au travail, et non pas objet d’une gestion des tâches à recomposer. Ce que recherche le travailleur à travers le travail, c’est sa fierté : fierté de se rendre digne d’un travail qui lui renvoie sa fierté d’avoir produit ce travail, quelles que soient les tâches qui le composent ou qui se trouvent recomposées.

 

3°) Le postulat selon lequel le fait de décider des tâches confère au salarié un vrai choix de décideur

Le troisième postulat, selon lequel  le fait de décider des tâches confère au salarié un vrai choix de décideur, appellera donc la remarque suivante : qu’ai-je à faire d’avoir un large choix d’options toutes plus ou moins mauvaises, si au moins je n’en ai pas une bonne, c’est à dire une qui me permette d’effectuer un travail de qualité ? Et si j’en ai une qui soit bonne, étant donnée ma compétence, c’est à dire ma capacité à en juger par moi-même, qu’ai-je à faire des autres ? Il n’y a peut-être pas tant d’options pour un luthier de construire son violon, mais son art consiste justement à s’exercer librement à choisir la meilleure, et non pas à démultiplier ses options quant à l’exécution des tâches nombreuses et délicates qui constituent son travail.

Un travail peut en réalité exiger beaucoup d’un travailleur, pourvu qu’il s’y trouve et puisse s’y retrouver. Est-ce qu’un plombier se plaindrait du fait de ne pas avoir un nombre infini d’options pour déboucher un évier ? En général, non, parce qu’il s’y retrouve : non pas dans la tâche consistant à déboucher un évier, mais dans son travail de plombier en général, où il optimise, par ses compétences, le domaine des ses interventions dont il a la maîtrise. Son choix est décisionnaire, non pas dans les tâches que lui confie le client, mais dans son domaine de travail qui le réfère en tant que plombier connaissant ses tâches et les limites qu’il peut y apporter comme étant ses limites de compétence (il est plombier, ni maçon, ni architecte et il le sait, c’est à dire qu’il sait où se trouvent ses limites de compétence et son client le sait aussi)

On en arrive alors maintenant au 4ème postulat des modèles autonomistes ; pensant que c’est la latitude décisionnelle par rapport aux tâches, qui est la variable clef, ces modèles posent que plus l’autonomie est grande dans le travail, et plus la charge ressentie du travail peut s’amenuiser en accroissant la perception par le travailleur de ses propres ressources.

 Or si cette loi était aussi universelle qu’elle le prétend, on comprendrait mal pourquoi ,alors que le flou du travail et le travail au gris augmentent considérablement,  que cette autonomie, en tant que choix parfois illimité d’options pour accomplir les tâches, génère autant d’angoisse et de stress chez ceux qui la vivent ; car il vivent exactement le travail sous le registre d’une autonomie tellement importante, qu’ils en perdent tout repère à ne plus savoir exactement où s’arrêtent et où commencent leurs zones de responsabilité dans le travail, donnant lieu à du stress, qui peut amener au suicide au travail pour les cadres notamment, qui ont l’impression de ne jamais avoir « fini leur travail »parce qu’ils ne peuvent en trouver la limite de finition (et de définition).

 À tel point qu’aujourd’hui, c’est presque devenu une recette infaillible pour stresser un cadre que de lui dire : « vous avez carte blanche, à vous de faire vos preuves, vous avez six mois pour redresser la situation » et de le laisser sans aucune consigne, et juste avec l’objectif signifié, en épée de Damoclès au dessus de sa tête et qui tombera sur lui s’il ne l’atteint pas.

Ce cadre ne manquera certes pas « d’autonomie dans ses tâches », mais il manquera totalement de liberté : celle d’exercer avec compétence son travail. Pour lui, l’infinité des options offertes quant aux tâches à effectuer est un leurre absolu, derrière quoi se cache l’absence de liberté réelle à optimiser son travail et à le produire en « qualité » dans un domaine suffisamment clarifié et défini de compétences. C’est alors le placer en situation d’incompétence, sous prétexte d’autonomie large,  de ne lui attribuer  aucune tâche précise, mais de le renvoyer vers un vague objectif, qui permettra ainsi de jouer avec lui d’un jeu pervers, en prétendant ainsi d’autant plus facilement, après coup, qu’il ne l’ aurait pas atteint : c’est hélas une source de stress que ce type d’autonomie, et non pas un élément de ressources pour faire face aux contraintes de travail.

Faire jouer au salarié un jeu dont il ne maîtrise pas les règles par un savoir faire, en ayant conscience de ses limites, est en réalité un jeu pervers. Il consiste à placer le salarié devant la quadrature du cercle en lui disant : « débrouilles toi, tu es autonome ! ». En réalité ce n’est pas cette autonomie là qui est la liberté, mais la liberté que le salarié peut éprouver en se sentant compétent, c’est à dire en mesure de répondre à ses contraintes en les éprouvant comme un cadre de travail où les possibles permettent un vrai choix optimisé, sans le noyer sous l’effet d’incompétence devant lequel il se retrouve s’il ne dispose pas des moyens permettant d’opérer à cet optimum.

Laisser le salarié devant un choix infini d’options toutes mauvaises, le force à se rendre « incompétent. Il se retrouve alors dans la situation que décrit une fameuse répartie dans une blague de Coluche : de l’embarras du choix, il ne restera que l’embarras, et non plus le choix !

En réalité les autonomes dans le travail, s’ils ne sont pas libres, sont des jouets qui ne savent pas qui tient les règles du jeu : le seul libre du jeu est le maitre de jeu, celui qui en fixe les règles.

A la question « êtes vous autonomes dans vos tâches ? »,  il vaudrait mieux alors substituer cette question : « avez-vous le pouvoir de définir quelles sont les règles du jeu dans lequel vous jouez ? ». Mais, si on substituait cette question à celle de « l’autonomie », alors ce n’est pas l’autonomie que l’on évaluerait : c’est  le pouvoir de  créer sa propre  liberté du travail, mesurée par la capacité à le produire suivant sa compétence, qualifiée et qualifiante à la fois.

Un terme en français résume cette idée de libre exercice de sa compétence : on appelle cela « les règles de l’art ». Êtes-vous suffisamment libre dans votre travail afin de vous expliquer et de vous appliquer, à vous-mêmes, ses règles qui seraient seulement celles de l’art ?

Alors, dans ce cas, vous seriez en mesure de produire un travail de qualité, un travail qui vous qualifie, et de vous satisfaire de votre sentiment de liberté au travail à l’exercer ainsi pleinement, sans vous soucier outre mesure de votre éventuelle autonomie dans les tâches qui le constituent.

 

Liberté et autonomie dans le travail

 

 

 

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soutien et reconnaissance au travail

Soutien et reconnaissance au travail

A l’heure où l’on se pose à juste titre, la question de savoir où reste, voire  où subsiste, le collectif de travail suffisamment présent et suffisamment qualifié pour soutenir et reconnaître le travail, de manière à combattre les risques psychosociaux que perçoivent un nombre croissant de salariés dans leurs organisations, nous pensons qu’il est temps de présenter une synthèse sur cette question : on rappellera donc les éléments particuliers et spécifiques qui font du « facteur travail » un facteur à part dans la constitution de valeur ,par et pour l’humain, et l’on tâchera d’évaluer à partir de cet à part constitutif de valeur humaine du travail, ce qui se joue dans le « soutien et la reconnaissance », deux variables à la fois proches et différentes, qui sont toutes deux constitutives du ressenti d’un « collectif de travail » suffisamment soutenant et reconnaissant pour créer une valeur ajoutée au travail, ajout de valeur que seul le travail peut apporter.

 Par là même, en creux, on montrera de nouveau, mais par un autre chemin, comment l’isolement au travail, qui suppose à la fois l’absence de soutien et de reconnaissance au travail, est  l’acide disruptif numéro un qui  sape, jusqu’au fondement même, la possibilité de constituer en soi le travail comme une valeur pour soi.

  1. Nous avons développé dans l’article « qu’est-ce qui rend fier de son travail » l’idée première selon laquelle le travail procurait l’unique sentiment d’être à l’origine de soi même, et à ce titre , procurait le sentiment de fierté : enfin, avec son travail, on « peut être fier de soi » c’est à dire fier d’une valeur dont il est authentifié d’être soi même l’origine (contrairement à la fierté portant sur un sujet dont on ne maîtrise pas l’origine comme son pays de naissance ou bien sa propre naissance) : je suis à l’origine de mon travail et je peux en être fier parce que cette origine m’appartient
  2. Nous avons insisté et particulièrement dans l’article « l’expérience au travail disqualifiée, pourquoi ? » sur ce phénomène contemporain de disqualification progressive de l’expérience au travail, qui avait d’ailleurs comme conséquence possible la disqualification des seniors sur le marché de l’emploi, mais aussi bien comme cause, l’inflation des procédures et des normes , qui remplacent petit à petit le caractère transmissible de l’expérience au travail par la pluie des procédures à appliquer.

Par là, on relève bien sûr, la valeur travail comme référant de la transmission humaine et pas seulement comme une simple valeur de transmission : en fait , ce qui fait transmission entre les hommes, c’est au fond le travail et son expérience ; et toute sa puissance du travail comme une valeur de fond vient de là, et toute l’impuissance au travail trouve son fondement malheureux  dans ce constat : être impuissant au travail, c’est fondamentalement, être privé de la capacité de transmettre !

  1. Ce que nous montrons alors tient à ce paradoxe éclairant du travail : voilà une haute valeur qui fait justement la fierté d’un soi qui se transmet, et qui donc aspire à l’autre à un tel point qu’il ne vise qu’à se donner à lui ! Le travail, comble de l’égotisme (et qui fait la fierté de soi), semble ainsi aussi et paradoxalement, se figurer comme un comble de l’altruisme, par sa haute teneur transmissible ! il n’est pas interdit d’aller jusqu’à dire qu’être privé de travail (et non pas d’emploi ce qui n’est pas la même chose du tout), c’est être privé du plaisir de donner son travail, ce qui est un comble de cruauté quand on y pense ; mais c’est sans doute ce que ressent « celui qui reçoit sa lettre de licenciement », et qui est dite aussi lettre de « remerciement » : merci pour le cadeau (de votre travail) dont nous ne voulons plus. C’est insupportable à encaisser de voir rejeté ce que je puis faire de cadeau quand mon expérience se donne à l’autre!
  2. C’est ainsi que la question de la reconnaissance et du soutien cerne la valeur travail : il est absolument constitutif de valeur pour le soi, d’être à la fois reconnu comme soi même, différent de l’autre par son travail donné ou offert cependant à l’autre, dans une expérience humaine de transmission. Le collectif, en tant qu’autre que soi, est donc fondamental à valoriser le travail, c’est à dire à accepter le cadeau que constitue le travail de chacun. C’est ainsi que joue en réflexivité la « reconnaissance ». Au fond le sens sacrificiel du travail, comme offrande à la communauté est en arrière fond de sa valeur, qui perd son sens à demeurer « isolé ».

 

 

  1. Le soutien et la reconnaissance au travail peuvent s’appréhender à deux comme signifiants de la présence d’un collectif de travail, car les deux fonctions sont liées  en ceci : le soutien au travail permet qu’il se produise en tant que valeur, cependant que sa reconnaissance permet qu’il se perpétue et se transmette en tant que valeur. Le collectif est donc bien décrit en tant que puissance suffisante, s’il permet de produire la valeur travail par son soutien, et de la reconnaître par sa valorisation qui redonne du soutien à la production de sa valeur , en tant que valorisant le travail et le travailleur.

 

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  1. Le déterminant principal du soutien c’est sa proximité, si fait qu’on peut énoncer : « plus le soutien (au travail) est proche et plus (toutes choses égales par ailleurs) il est efficace ».

 

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En corollaire de cet énoncé, la particularité du travail, c’est que seul un soutien proche de lui est opérant ; ainsi observera-t-on souvent ce phénomène : malgré le soutien extérieur et souvent familial, les personnes « malades de leur travail » sont peu en mesure de se ressourcer par ce soutien familial. Pire , en général l’histoire de vie des personnes en burn out montre qu’elles tentent la plupart du temps de ne pas parler de leur souffrance au travail, notamment dans leurs familles. La raison n’en est pas tant qu’elles ne veulent pas les ennuyer ou les inquiéter « avec leurs soucis de travail » que celle-ci : la valorisation par le travail n’est pas substituable aux autres formes valorisantes de la vie humaine, parce qu’elle implique un soi intime qui n’est justement pas un soi purement social ou familial, ou raccordé à ce qui ne fait pas la spécificité d’un sujet purement original, car seulement originé par lui-même. On est dans sa famille, mais le soi intime n’est pas à l’origine de sa famille (on naît dans une famille), tandis que le soi intime est à l’origine de son travail (le travail nous fait naître à nous-mêmes).

Le soutien au travail est donc situé quasi exclusivement dans sa proximité et notamment elle se trouve figurée par la proximité des pairs, de ceux qui sont perçus dans le collectif comme étant  dénommés « collègues », soit ceux qui coopèrent dans le même travail. C’est en quoi aider les personnes souffrant au travail et servir de soutien ne peut s’appréhender justement qu’à permettre de reconstituer « l’expérience au travail », dans le tissu intime du sujet, là ou il se retrouve « troué », psychiquement parlant ; en ce sens le travail ne se guérit que par le travail lui-même, au lieu où il prend sa place psychique et non pas ailleurs dans des compensations extérieures. Il n’y a pas de linéarité dans les types de soutien qui les rendraient équivalents les uns aux autres ; hélas une perte de travail n’est pas compensable par une « bonne ambiance familiale » ou par des voisins compatissants, mais seulement soutenable par une ré-élaboration de cette même valeur travail au sein de la psyché du sujet.

C’est pourquoi nous redoutons les effets de détour que constitue aujourd’hui la polarisation sur la « qualité de vie au travail » qui détourne du fait constitutif de la valeur travail, car sa nature compensatoire saute aux yeux .

 Non, on ne remplacera pas l’absurdité ou le non sens d’un travail ressenti par le fait d’y mettre une « bonne ambiance » ou par des compensations d’ordre divers : il faut que le travail ait du sens pour soi dans une expérience partagée avec d’autres, pour qu’il restitue de la valeur en soi et pour soi, les conditions agréables de la qualité de vie autour de lui étant parfaitement secondaires (pas négligeables mais secondaires), face à ce qui est primordial : la qualité du travail lui-même (et non pas la qualité de  vie au travail).

  1. La variable de reconnaissance au travail situe deux enjeux liés à sa qualité : la qualité du travail reconnu par une symbolique sociale et la qualité du travailleur reconnu par ceux qui apprécient son travail, car étant en mesure de l’apprécier.

 

Reconnaissance au travail 3

La qualité symbolique la plus aisée à identifier est ce qu’on appelle le salaire . C’est le moyen social de la reconnaissance en tant que distinction et c’est d’ailleurs en quoi il y a aussi là, des effets pervers possibles. Par exemple, aider les autres bénévolement peut finir par signifier « l’aide aux autres ne vaut rien, la preuve, je ne suis même pas payé pour cela ». Tous les professionnels de l’aide en font l’amère épreuve et ils peuvent aller jusqu’à penser qu’ils sont victimes d’un effet pervers parfaitement social : aider les autres devrait être bénévole puisque cela ne vaut rien, raisonnement  ayant conduit les aidants, de fait, à être toujours « les plus mal payés » : les aides soignantes  et les aides à domicile,  toutes très mal payées en remerciement de l’énorme soutien qu’elles apportent aux personnes qui en ont tant besoin, en savent quelque chose !

Outre le vertige de penser que dans notre société, les mieux payés par le salaire  et les plus reconnus en ce sens, sont ceux qui tapent dans une petite baballe et qui ne la mettent même pas toujours au fond des filets, ce qu’on appelle des footballers, bien plus que les médecins et ne parlons pas des professeurs de collège ou de lycée à qui nous confions nos enfants pour cette petite chose négligeable (peu reconnue par le symbole du salaire) en quoi consiste ni plus ni moins que  leur instruction et leur éducation, on peut vérifier l’ordre des valeurs symboliques que se donne une société au salaire qu’elle octroie à ses différents membres. Que chacun médite à ce sujet sur la nôtre !

Mais l’ordre de reconnaissance symbolique passant par le salaire ou la médaille du travail, en ce sens honorifique, ne constitue qu’une part de reconnaissance, celle qui se projette sur le symbole : l’autre part, c’est celle qui revient du symbole vers le soi même. Or cette part qui revient vers soi du symbolique, c’est celle qui se reflète dans l’appréciation de la qualité du travail par ceux là même en mesure d’ « apprécier le cadeau » qu’il offre.

On pense à l’artiste pour qui, l’argent c’est une chose, mais la reconnaissance du public, c’est autre chose ! En ce sens, il n’est pas exagéré de dire que l’artiste qui se donne dans son art au public, figure une des images réelles de ce qui se joue dans le rapport au travail et en ce sens , chacun veut être reconnu dans son travail, comme l’est un artiste (ce pourquoi l’artiste est adulé et secrètement détesté, parce qu’il se permet tout haut de réclamer par rapport à son travail ce que tous, tout bas, n’osent qu’à peine  se murmurer à l’oreille : réclamer un public qui nous apprécie en tant qu’artistes de notre propre travail !)

La reconnaissance au travail et du travail a donc deux ailes : l’une qui s’étire vers la symbolique sociale et l’autre, qui revient vers le soi. Il ne faut pas s’étonner de voir ainsi le travail comme une valeur à grande envergure, qui recouvre d’autant plus le champ symbolique qu’elle plonge d’autant plus vers la sphère intime où elle prend sa racine.

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C’est dans ce contexte de la valeur construite du travail, mesurable par sa qualité, qualité de soutien et de reconnaissance, que l’on peut mesurer la réalité du dégât que pose l’isolement au travail. C’est pourquoi l’état de ces variables de soutien et de reconnaissance dans une organisation donnée, nous permettra d’indicer beaucoup plus correctement le degré d’isolement que ne le ferait le simple constat d’une solitude qui ne serait pas un isolement. Pour le dire autrement, moins le salarié bénéficie de reconnaissance et de soutien et plus il est isolé, psychiquement parlant, quelque puisse être par ailleurs, sa solitude apparente.

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On rappellera que l’isolement est, en tant que prédisposition, le facteur principal qui rend possible et donc prévisible, le risque psycho social, et notamment qui prédispose à la perception du harcèlement, en ce sens que la personne isolée finit par perdre le lien qui lui permettrait de raccorder son expérience au travail  à un collectif de travail. Dès lors, plus elle est isolée et plus elle se trouvera sensible aux attaques du lien, qu’il soit intime ou social, que produisent les effets du  harcèlement moral.

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cas de harcèlement relevés par des  jurisprudences françaises

Mais plus la personne isolée est sensible à l’attaque du lien que produit le harcèlement moral, plus sa perception , toutes choses égales par ailleurs , se modifie par l’isolement : elle sera alors de moins en moins apte à ressentir l’effet d’un collectif soutenant et reconnaissant.

Ne ressentant plus l’effet du collectif soutenant et reconnaissant, l’isolé au travail ne pourra bientôt plus  ressentir ses contraintes de travail autrement que comme une série de contraintes arbitraires, incompréhensibles et donc, comme persécutrices par nature.

On dira donc , toutes choses égales par ailleurs, qu’un collectif qui ne produirait plus suffisamment de soutien ni de reconnaissance, prédispose, par là même, à la perception des contraintes de travail comme relevant du  harcèlement, que ce harcèlement soit par ailleurs juridiquement fondé ou non.

 

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le chômeur, victime sémantique entre emploi et travail

Le chômeur, victime sémantique entre emploi et travail

 

Alors que les bruits de botte retentissent encore une nouvelle fois pour s’en prendre aux chômeurs de leur chômage  dans un pays où, depuis plus de quarante ans, la courbe du chômage  ne descend jamais en deçà des 8% au mieux, et jusqu’à 11% au pire, il est temps de libérer les chômeurs de la position intenable dans laquelle les met la confusion, constante et entretenue, entre deux termes aux sens totalement différents : l’emploi et le travail.

  • Non, l’emploi n’est pas le travail, on peut travailler sans emploi (salarié), on peut être employé (avec un emploi salarié) et pas beaucoup travailler, on peut être employé et travailler beaucoup, mais les deux, emploi et travail, ne sont nullement synonymes.
  • Le chômeur est celui qui est « privé involontairement d’emploi alors qu’il en sollicite un », rien ne dit qu’il travaille ou qu’il ne travaille pas, de ce seul fait. Il peut travailler , et parfois à plein temps ,à rechercher un emploi, ou travailler à se former ou encore travailler à son propre projet professionnel visant à sortir de la condition de salarié pour créer son « propre emploi ».
  • Le travail est une valeur en soi dont on peut à juste titre dire qu’elle fait la « fierté » de l’Homme qui ainsi peut être légitimement fier de ce qu’il fait et dont il est à l’origine.
  • L’emploi , notamment salarié, est une des modalités possibles du travail mais n’est pas la seule. L’emploi salarié est une des modalités sociales du travail qui s’est fortement répandue depuis le XIXème siècle et jusqu’au milieu du XXème siècle. Rien ne dit qu’il ne perdure au moins en tant que forme dominante du travail, au contraire : tout indique pour le moins que les évolutions du travail laisseront de plus en plus place à de multiples formes selon lesquelles le travail salarié sera de moins en moins dominant, laissant place aux formes de travail multiples et variées qui vont de l’auto-entreprise à la sous-traitance, de l’artisanat (qui a de l’avenir) aux formes de collaborations multiples, que suppose le fait de travailler pour de multiples entreprises et sous des statuts différents (quelquefois salariés et quelquefois non salariés)
  • C’est le travail et non pas l’emploi en soi, qui est la valeur humaine, car on rappelle quand même ce fait juridique et massif que les fondateurs du socialisme, n’avaient pas eux, oublié : l’emploi salarié suppose un rapport de subordination entre employeur et salarié et donc, une inégalité de principe (qu’est censée corriger en partie le droit du travail). Rappelons-nous que les premiers socialistes prônaient l’abolition du salariat et non pas son culte fétichiste !
  • Il faut arrêter de mentir aux salariés : non, on ne retrouvera pas le mythe du « plein emploi »tel que les années soixante l’avaient laissé entrevoir, entrevoir seulement d’ailleurs car même à cette époque il y avait un fond de chômage (400 000 chômeurs environ) ce qui était peu, par rapport à aujourd’hui, mais cependant pas nul du tout (le plein emploi est donc un mythe en ce sens qu’il n’a jamais réellement existé).
  • Ce que l’on doit donc conserver et restaurer d’ailleurs à tous prix, avec ou sans emploi salarié, c’est le travail en tant que valeur humaine, en tant que contribuant à la santé physique et mentale du travailleur et au plein épanouissement de son bien être social, qu’il soit salarié ou non.

Pour toutes ces raisons, constatons que les évolutions récentes de la forme de travail , souvent entérinées par la Loi elle-même comme celle instituant le compte personnel de formation (CPF), laisse place à une modalité du travail dont la sécurité ne tient plus aux formes rigides du contrat de travail, mais aux modalités évolutives des nombreux liens que tissera le travailleur de demain, de manière à gérer son propre temps ,de façon à arbitrer lui-même sur les formes qu’il souhaite donner à son travail, travail salarié ou formation, projet professionnel indépendant, quelque soit son emploi salarié, ou son absence d’emploi salarié du moment.

La sécurité psychique du salarié ne se trouve plus là où elle se trouvait  encore massivement lors de ces  deux derniers siècles : dans le « CDI béton », voire dans le « statut » (dont on ne sait s’il ne faudrait pas l’écrire statue !), dans l’idée que le salarié une fois embauché restera « à vie » dans la même organisation, qu’elle soit étatique ou bien entreprise, dans l’idée qu’il exercera le même métier toute sa vie, dans l’idée qu’il progressera comme un navire sur les eaux calmes d’une carrière organisée pour lui par l’entreprise, qui serait, parait-il , devenue pleine de « managers bienveillants » si l’on en croit les nouveaux discours managériaux !

La réalité est qu’il devra de plus en plus se prendre en charge professionnellement par lui-même, gérer sa propre stratégie au sein des organisations, en utilisant des stratégies souples, en s’auto formant de plus en plus lui-même (et utiliser les dispositifs nouveaux et intéressants du compte personnel de formation et du compte personnel d’activité et de la validation des acquis d’expérience).

Dans ce cadre, la sécurité change de sens au travail, mais l’objectif de sécurisation reste le même : c’est en quoi l’idée la plus sécurisante, arrivée des pays nordiques  ces derniers temps en France et qui commence d’être discutée, enfin, est bien entendu le revenu minimum universel. Pourquoi ? Parce qu’elle met fin à cette incessante polémique sur le chômage en se centrant sur le travail en tant que valeur, et non pas sur l’emploi salarié, et qu’elle met une barrière de sécurité pour tous les travailleurs, salariés ou non, en recherche de travail salarié ou non, enfin adaptée aux évolutions du travail contemporain.

Avec le revenu minimum universel, le travail redevient une valeur de choix : les personnes choisiront l’emploi salarié, si elles le veulent, et non pas parce qu’elles y sont obligés et elles géreront par elles mêmes les différents temps de leurs propres vies professionnelles, qu’ils passent par de la formation, par l’emploi ou par le temps d’élaborer de nouveaux projets : enfin la suspicion infernale et récurrente pesant sur les « chômeurs fainéants » disparaîtra de fait. Il n’y aura plus à les contrôler, ni à les infantiliser, ni à les dénoncer où à les rendre boucs émissaires de leur propre chômage  : ils pourront alors travailler en paix, c’est à dire se consacrer à leur avenir professionnel, sans qu’on brandisse de nouveaux pères fouettards à leur encontre à chaque fois qu’un gouvernement change et veut faire de la démagogie.

Bien entendu cette nouvelle route de la sécurité que constitue le revenu universel est pleine de conditions et d’embûches. Le fait de suivre cet idéal ne signifie pas que l’on soit naïf, mais qu’on considère qu’une idée idéale est toujours mieux que pas d’idée du tout , ce qui semblait le cas jusqu’à présent, où l’on se contentait de ressasser cette idée devenue vieillotte selon laquelle « le CDI pour tous est la solution de sécurité idéale » ; ce qui d’ailleurs n’est factuellement plus vrai, il n’y a qu’à constater la facilité de la rupture conventionnelle qui a été introduite en 2008 après accord avec les syndicats pourtant, et qui se chiffre à 300000 ruptures par an !

Le CDI n’est pas ce « contrat béton » qui garantirait la sécurité du salarié ou alors ce béton a bien fondu : ce n’est plus une solution idéale car elle est seulement dépassée et pour tout dire devenue irréaliste, car ne tenant pas compte de l’évolution du travail contemporain.

La sécurité que constitue l’idée du revenu universel, si elle est beaucoup mieux adaptée à l’évolution du travail contemporain, suppose trois conditions non acquises aujourd’hui et qui ne relèvent pas de l’évidence :

  • qu’elle devienne une vraie sécurité matérielle et non un vague substitut au RSA
  • qu’elle soit accompagnée d’une vraie évolution des services de conseil de manière à aider les personnes à gérer par eux-mêmes leurs propres évolutions professionnelles en utilisant au mieux les outils adéquats (CPF, CPA, etc.)
  • qu’elle créé au final de la richesse ,en laissant le temps suffisant aux créateurs potentiels de richesse que sont tous les salariés ou ex salariés, pour se reconvertir aux nouvelles données de l’économie, ce qui suppose une formation continue et probablement beaucoup plus individualisée et centrée sur l’accompagnement personnalisé.

Ainsi en aura-t-on fini avec ces polémiques d’un autre âge sur le contrôle ou la « surveillance «  des chômeurs : pourquoi ? Parce que le terme sémantique de « chômeur » pourra disparaître du vocabulaire, pour laisser place à celui de travailleur, avec ou sans emploi salarié, travailleur dans un projet de création de richesses, en formation ou en emploi.

peut-on prévenir l’isolement au travail?

Peut-on prévenir l’isolement au travail ?

Thème récurrent, l’isolement au travail, voire l’isolement que l’on peut qualifier de compétitif, fait référence à l’attaque des liens au travail. Qu’entend-on par attaque des liens au delà de la simple rupture des relations qui renverrait, non pas à l’isolement, mais à la simple solitude qui peut être volontaire et non pas subie ?

On pense spontanément et c’est normal, que la solitude équivaut à l’isolement et cette apparente similitude est naturelle dans l’observation : si j’observe un travailleur seul dans son lieu de travail, la nuit par exemple, sans aucun collègue à proximité, je peux à la fois parler de solitude et d’isolement. Cependant la similitude des deux situations s’arrête à la simple observation : la différence tiendra à l’analyse que l’on peut faire de l’observation :

  • S’il s’avère que le salarié qui est seul ne peut, même s’il le souhaite, faire appel à qui que ce soit et quoi qu’il arrive, en sachant qu’il resterait seul de toutes manières, alors sa situation est celle d’un isolement, au-delà de la solitude
  • Son degré d’isolement ne tient donc pas à la seule observation de sa solitude, mais au degré dans lequel il la subit, c’est à dire, au fait qu’il ne puisse rentrer en relations, même s’il le souhaitait ou si cela s’avérait nécessaire.

C’est exactement la différence entre la personne qui ne répond pas au téléphone et celui dont la ligne est coupée ; ce n’est pas la même situation vécue, quoique l’effet observable soit le même : personne au bout du fil.

L’attaque des liens, c’est quand la ligne est coupée et pas seulement parce qu’il n’y a personne au bout du fil.

Le travail et les liens au travail 1

 

 

 

Le salarié en situation d’isolement, voudrait-il entrer en relations, ne le pourrait pas, ce que ne stipule pas une simple situation de solitude qui peut être un mode d’exercice de la relation consistant à se mettre vis-à-vis d’elle, en mode de retrait.

Et le comble, c’est de constater ceci : un salarié, même s’il n’est pas seul, peut être parfaitement isolé, car la nature du lien psychosocial a ceci de particulier qu’il est un fil invisible et que l’observateur, qui se contenterait de voir, ne détecterait pas forcément, s’il ne l’analyse pas !

Les salariés isolés et pas seuls cependant, subissent alors la promiscuité et ne bénéficient pas du soutien groupal que les autres autour de lui, devraient normalement constituer. C’est à ce moment que l’on peut signifier que le lien, au-delà de la relation, a bien été attaqué car la ligne de soutien qu’il devrait constituer n’est plus opératoire.

Le salarié est alors « seul en lui-même », quelque soit le groupe qui l’entoure et il n’est plus en mesure d’en tirer des ressources pour lui-même, c’est à dire un soutien. Là est le signal de « l’attaque du lien » qu’il aura subie.

Or le soutien est une variable qui peut se mesurer objectivement, par exemple dans un questionnaire:

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Avec raison, on fait le rapprochement entre cette situation d’isolement et le risque psychosocial en mettant en évidence ce raisonnement : il serait impossible, par exemple, de harceler une personne qui ne serait pas, quelque part, isolée.

 Une personne non isolée est celle qui sait tirer ressource de son environnement (s’appuyer sur un groupe soutenant par exemple). Elle est, toutes choses égales par ailleurs, d’autant moins «susceptible d’être harcelée », qu’elle saura tirer ressource de son environnement.

Dans les ressources de son environnement, il y a non seulement en jeu l’existence de ces ressources, mais aussi la capacité de les mettre en oeuvre. Or c’est là souvent, ce que ne distinguent pas clairement les analyses: car du fait qu’il y ait des ressources disponibles, cela ne signifie pas ,ipso facto, que le salarié sache ou puisse les mettre en oeuvre!

Même la solidarité ne s’éprouve que si l’on sait, ou si l’on peut encore s’en servir! Elle n’est pas, de par sa seule capacité à être disponible, une ressource active: pour s’activer  ,il faut encore être actif à l’activer soi même; la question est alors celle ci : jusqu’où l’isolement ne permet même plus de rendre actives, les ressources pourtant disponibles?

Le rétrécissement des ressources disponibles, que manifeste aussi bien l’état de stress que celui, stressant, du harcèlement, ressort d’ un effet combiné: s’y combinent, et le rétrécissement des ressources, et le fait de ne plus pouvoir utiliser les ressources disponibles: c’est pourquoi nous parlons d’attaque du lien: le lien est attaqué, quand, au delà de la relation ,la capacité de se mettre en lien est elle même attaquée.

le lien attaqué au travail que dénote l’isolement, suppose que les ressources au travail , que sont notamment la reconnaissance au travail et le soutien au travail, soient de moins en moins accessibles, car l’attaque du lien affaiblit la capacité conjointe à mettre en ressources celles qui pourraient l’être encore: en réalité, dans l’attaque du lien, le lien au travail, le lien social et le lien à soi même sont conjointement attaqués comme le montre la diapositive suivante

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C’est en quoi le harcèlement peut survenir pour une personne fragilisée par un isolement, car  l’attaque des liens y a déjà occasionné une perception de soi dégradée par un lien au travail déjà altéré. A contrario, avec des liens forts, toutes choses égales par ailleurs, il est d’autant plus difficile de harceler qui que ce soit. Que le harcèlement ne surgisse pas de nulle part, mais s’appuie sur un terreau déjà préparé, fournit aussi un mode d’emploi de sa prévention: plus on se prémunit de l’isolement et plus on se prémunira du harcèlement

Un des moyens de le prévenir, de façon organisationnelle, dans une prévention de type primaire (et non pas secondaire) est d’analyser les situations d’isolement afin de les éviter au maximum (100% n’existe pas, mais on peut faire beaucoup).

le travail et les liens au travail 3

 

 

 

Dans ce tableau, tous les cas répertoriés le sont à partir de jurisprudences effectives

L’attaque du lien, qu’il soit à soi même à travers l’image de soi, ou bien lien au travail,ou encore lien social, est générale en cas de harcèlement. Le harcèlement attaque le lien dans tous les cas et met en jeu la capacité relationnelle: vis à vis de soi même , et vis à vis des autres, mettant en cause le lien social en général: l’isolement est sa condition, et en même temps, sa conséquence destructrice. C’est donc l’isolement qu’il faut analyser à titre de conditions de travail pour trouver une prévention « primaire » au harcèlement et faire en sorte ,sinon d’éradiquer le risque, du moins de diminuer fortement son occurrence d’apparition.

Analyser l’isolement au poste de travail doit éviter deux écueils,  auxquels il faut absolument se soustraire :

  1. confondre isolement et solitude au poste de travail, pour déclarer tout poste de travail non solitaire comme étant non isolé, et donc sans risque
  2. Analyser seulement le salarié isolé et non pas son vécu au poste de travail , pour renvoyer le problème au seul salarié selon « sa personnalité », et non pas vers l’organisation du travail.

Pour rester à l’écart de ces deux écueils, la pensée guide, c’est de rester au plus proche du ressenti du salarié au poste de travail, mais en l’objectivant, c’est à dire en rendant compte de ce ressenti par rapport aux éléments objectifs du poste de travail, (et peut être y compris de l’histoire de ce poste de travail en recoupant des données sur son  prédécesseur à ce même poste).

De cette manière, on pourra objectiver le degré d’isolement auquel le poste de travail expose, quelle que soit la psychologie personnelle du salarié qui l’occupe.

Il est donc possible de prévenir l’isolement au travail, dans un souci de prévention primaire, à condition de procéder au delà de la simple observation à l’analyse des conditions de travail , sans renvoyer le salarié au simple fait de sa psychologie personnelle en le déclarant « personnalité fragile », comme c’est hélas souvent le cas!

il faut alors que l’expérience au travail des « isolés au travail » , ressorte en tant qu’expérience de travail, à contrario de ce qu’ils ont vécu: qu’ils puissent alors transmettre cette expérience à l’analyste du travail qui ainsi, servira de support et à la fois de liant , entre le sujet ayant vécu cette expérience, et le poste de travail à partir duquel il l’aura vécu.

L’analyse des conditions de l’isolement est donc possible, non seulement à travers un ressenti du vécu sur le poste de travail, mais parce que l’analyse est objectivable, elle conduit à définir un profil de poste isolé, quelle que soit la subjectivité personnelle de chacun de ses titulaires.

Le poste de travail isolé sera donc analysé comme celui qui attaque la capacité à faire du lien, quel que soit l’état apparent, ou non, de solitude auquel il expose le salarié.

 

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Pourquoi le droit du travail s’individualise-t-il?

Pourquoi le droit du travail s’individualise-t-il ?

 

La tendance est lourde : de plus en plus le droit du travail va dans le sens de l’individualisation. Pour donner un sens à ce phénomène frappant aux exemples multiples, donnons deux dates ; celle qui voit arriver les lois Auroux, et notamment le CHSCT, 1982, et celle qui l’enterre, la loi dite « travail » Macron 2017, quoique sa mort sera lente puisqu’il faudra attendre des nouvelles élections professionnelles pour que le « comité social et économique » ne se substitue à lui et aux autres instances représentatives du personnel. Redevenu simple commission dans les entreprises de plus de 300 salariés, la situation du CHSCT reviendra, peu ou prou, à ce qu’elle était avant 1982 (quel progrès ! quel modernisme !).

Pour examiner cette tendance lourde de la disparition d’un droit collectif du travail au profit d’un droit de plus en plus individualisé, enlevons de la perspective  l’éternelle bataille idéologique entre « libéralisme et collectivisme » qui occulte aussi bien qu’elle dénonce ce dont il s’agit. Si c’était si simple !

Mais ce n’est pas si simple : l’émergence des droits individuels n’est pas la contrepartie nécessaire à l’abaissement des droits collectifs, d’une part et d’autre part, les droits collectifs contiennent aussi des dispositifs individuels

On prendra un exemple en matière de droit en hygiène sécurité, et qui échappe quelque peu à l’analyse simpliste des idéologues d’un bord ou de l’autre : le droit de retrait du salarié d’une situation dangereuse (droit individuel) cependant aussi couplé avec un droit bien collectif celui là, le droit d’alerte du CHSCT sur cette même situation dangereuse.

Or que constate-t-on, non pas à l’énoncé, mais à l’usage de ce droit ? Qu’il est mal connu, mal utilisé ou peu utilisé, alors qu’il permettrait en théorie assez bien de répondre et individuellement et collectivement ,à la situation de mise en danger, que ce soit pour le salarié dans l’exercice de son travail ou vis-à-vis de ses collègues, que pour le CHSCT pour lequel il constitue un outil pour promouvoir de la vraie prévention primaire.

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En réalité ce que l’on remarque, c’est que ce couplage entre individuel et collectif dans le droit ne fonctionne pas, ou alors si peu, en pratique, car ceux qui l’appliquent ou qui devraient l’appliquer ne comprennent pas ce lien et ne s’en saisissent pas, ou alors si peu. Les salariés ne connaissent généralement pas le rôle éminent du CHSCT dans ce cadre qui leur permettrait de relayer leur droit de retrait par une alerte du CHSCT et les CHSCT se gardent d’expliquer aux salariés comment leur droit de retrait peut être relayé par leur propre droit d’alerte: au total cette possibilité de relais entre droit individuel du salarié et droit collectif de l’instance CHSCT, est totalement sous utilisée, malgré la puissance d’action qu’aurait ce relais juridiquement bien conçu pour les articuler!

De même, la loi Auroux qui permettait le droit d’expression  des salariés sur leurs conditions de travail dans le cadre d’un accord collectif a peu, très peu fonctionné et, dans la majorité des entreprises, il est tellement tombé en désuétude qu’on s’est cru obligé d’en créer un substrat à travers un ANI (accord national interprofessionnel) sur la qualité de vie au travail, à travers des conditions moins avantageuses et moins protectrices pour les salariés ! 

Alors qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Ce qui n’a pas fonctionné ce n’est pas tant la loi elle-même, plutôt bien faite et bien articulée dans les deux cas précités (la loi sur le danger grave et imminent et la loi Auroux sur l’expression des salariés) ,mais bien la compréhension de la loi et pour être plus précis encore, ce qui ne fonctionne pas dans les têtes de ceux en charge de le mettre en œuvre, c’est « l’esprit du droit ».

Oui , l’esprit du droit et c’est là le nœud véritable : car pour mettre en œuvre le droit, il faut comprendre cet esprit qui relie l’individuel au collectif dans le droit du travail , et c’est précisément ce lien qui se délite de la part de ses « acteurs », de ceux qui sont chargés de le mettre en acte.

Ne montons pas sur les grands chevaux à dénoncer l’immobilisme  des uns ou la mauvaise foi supposée des autres à appliquer la loi; ne rentrons pas « dans la théorie du complot », celle de la « méconnaissance » suffira…

Le lecteur éberlué, surtout s’il est français, manquera sans doute de s’étrangler : nous, la France, le pays aux si nombreuses lois, nous ne « comprendrions pas l’esprit du droit » ? Justement s’il y a de  si nombreuses lois en France, et sans doute trop nombreuses, c’est que l’esprit du droit nous échappe à chaque loi dont nous ne comprenons pas l’esprit, et que nous tentons de le rattraper à coup de « décrets » que l’on dirait magiques !

Car l’esprit du droit ce n’est pas d’empêcher, d’interdire, d’imposer, mais de relier ! de relier et de concilier ce qui ressort du collectif comme ce qui ressort de l’individu, afin de fonder une architecture de liens entre les uns et les autres et qu’ils s’en servent avec intelligence, c’est à dire dans « l’esprit du droit ».

La loi Auroux sur le droit d’expression des salariés n’était pas une loi « individualiste ou collectiviste », c’était une loi intelligente qui proposait de nouveaux liens et de nouvelles articulations entre l’individuel et le collectif. La loi sur le danger grave et imminent qui relie le droit d’alerte du CHSCT au droit exercé individuellement par chaque salarié, de se retirer d’une situation qu’il juge dangereuse avec un motif raisonnable, n’est pas une loi individualiste ou collectiviste, c’est une possibilité créée de relier l’action d’un collectif (le CHSCT) à la conscience du danger que peut avoir, par lui-même , chaque salarié.

Alors qu’en est-il de l’individualisation du droit ? L’individualisation arrive quand nous ne saisissons plus le droit dans son rôle de lien entre l’individuel et le collectif, mais quand nous commençons à le vivre comme un « sauve qui peut individuel ».C’est comme les canots de sauvetage sur le Titanic ; plutôt que de critiquer les canots de sauvetage, demandons nous pourquoi le Titanic a coulé !

Quand l’esprit du droit coule, alors les droits deviennent « portables » par l’individu, comme un canot de sauvetage,  à l’instar du fameux CPF (compte personnel de formation) qui très bientôt va devenir sans doute le signe de l’hallali des droits collectifs à la formation professionnelle continue, dont là encore nous n’avons pas su « saisir l’esprit » depuis la première loi de 1971. Car la dimension collective du plan de formation de l’entreprise devait là encore saisir l’occasion du droit pour donner leur chance aux salariés les moins formés et qu’est-il arrivé en réalité ? Ce sont les salariés déjà les mieux formés qui en ont le plus bénéficié. Faut -il alors s’étonner si, face à ce gâchis, les droits de la formation  « se rabattent sur l’individu » quand on n’a pas su, ou pu, ou voulu ,grâce au droit collectif de la formation professionnelle continue, massivement présent pourtant dans le code du travail au point qu’il représente un livre entier de ce code (le livre VI), faire fonctionner l’esprit du droit à l’avantage des individus moins favorisés, pour promouvoir, grâce à lui, ceux qui auraient dû l’être en priorité?

Le droit qui s’individualise vient signer l’échec de l’esprit du droit, trop méconnu, notamment celui du travail, et dont la vocation est pourtant de tisser entre l’individuel et le collectif les nouveaux liens de l’avenir, ce à quoi il n’avait pas tant failli,  d’ailleurs, mais c’est  plutôt nous qui avons failli à le comprendre !

Quand l’esprit du droit disparaît, ce qui reste, ce sont les droits purement individuels, c’est à dire des droits rabattus sur le seul individu. Plutôt que d’accuser l’individualisme ou le droit du travail lui même, accusons notre méconnaissance du droit du travail et notre peu de capacité à en mettre en œuvre l’esprit. Ne confondons pas la difficulté du texte avec notre difficulté à comprendre le texte ! En réalité ce qui nous manque, ce n’est pas le droit, mais son esprit que nous ne savons pas mettre en œuvre, dans le lien qu’il propose entre l’individuel et le collectif.

 C’est pourquoi nous ne prenons en vérité pas de grands risques à prédire ce que vont devenir les nouveaux élus des « comités sociaux et économiques » à travers leurs délégués aux missions tellement énormes et diffuses entre l’individuel et le collectif : ils deviendront de super DP qui traiteront, surtout et avant tout, outre de la défense de l’emploi, des « réclamations individuelles », car ils n’auront plus les moyens de penser « droits collectifs », sauf au moment ou c’est déjà presque trop tard , celui du licenciement économique annoncé ou du Plan de Sauvegarde de l’Emploi.

qu’est-ce qui rend fier de son travail?

Qu’est-ce qui rend fier de son travail ?

Au-delà de la simple évidence, le travail, plus que tout autre, rend fier de soi : interrogeons ce qui  rend ainsi  le travail comme sujet de fierté, et le soi qui se retrouve fier grâce à lui.

Après tout, on peut être rendu fier à  beaucoup de sujets : fier de son origine, de ses parents, de son pays. Dans un registre imaginaire, le sujet fier « de lui-même » est un sujet qui se redresse, comme s’il s’élevait par lui-même à sa propre dignité. Qu’a donc le travail de si relevant qu’on en soit redressé, encore plus que par tout autre sujet?

Ce sujet là, le travail, redresse le soi et élève par soi même. Alors que l’origine ,la naissance, le pays sont des fiertés dont l’autre est l’origine, soi même est à l’origine de soi, dans le travail.

Je ne nais pas de moi-même et je ne suis pas à l’origine de moi, et je ne suis pas non plus à l’origine de mon pays qui m’a vu naître, mais je suis bien à l’origine de mon travail !

C’est pourquoi le travail a cette qualité : d’être fièrement ce qui porte à devenir soi même, redressé en dignité de soi, fier de « soi même » dans le travail.

De là le qualificatif qui se donne au travail et qu’on veut « bien fait » .L’ode au travail « bien fait » dont nos parents, nos grands-parents, ont ponctué leurs messages éducatifs,  est un rappel solennel à la dignité de soi. Comment pourrait-on se contenter d’un « travail bâclé, fait à moitié ou même à 80% ? Peut-on se redresser soi même, en dignité, à moitié ou à 80%  ?

Les marxistes ont parlé de l’aliénation du travail comme d’une confiscation de son produit. Ils ne parlaient pas encore de l’altération du travail comme d’une confiscation de sa dignité. Dans ce que nous nommons, encore pudiquement, « les risques psychosociaux » n’est-ce pourtant pas de cela dont il s’agit ? De l’aliénation du travail dans sa dignité et qui porte atteinte à la « santé ou à la dignité ». La dignité est explicitement un terme que le droit évoque lorsqu’il parle « d’atteinte à la dignité » dans le cadre du harcèlement moral.

La dignité, n’est-ce pas là le signe d’un homme qui se redresse par lui-même ?

L’humiliation au travail, l’impuissance au travail, l’insécurité psychique au travail , sont des thèmes que nous déclinons suivant leurs effets sur la santé physique et mentale de ceux dont le travail n’est plus en mesure de porter leurs valeurs, de les élever à  la hauteur d’eux-mêmes, celle où ils ressentent la dignité.  Ils ne ressentent plus la dignité vis à vis de leur travail comme une manière de s’élever jusqu’à eux mêmes. Ils n’ont plus prise à la valeur intrinsèque de leur travail.  Mais ces déclinaisons  de l’altération du travail  tiennent avant tout à la nature de la dégradation du terme entre le travail et soi: si les travailleurs n’ont plus prise à la valeur de leur travail lui-même, c’est que sa qualité n’est plus en mesure de  redresser, en eux, la part digne de l’humain, celle qui « vaut par son travail » et dont il est à l’origine.

Dans l’aliénation contemporaine du travail, on entend encore ceci du rapport entre soi et l’autre qui altère : le travail altère, dans la mesure où il ne constitue plus une fierté de soi, et qu’il ne rend plus « fier de soi » ni de l’autre en soi que constitue « son travail ». Le travail ne construit plus alors l’ « en soi » ,fierté de soi-même.

  Le travail s’altère par lui-même quand personne et pas même soi, ne s’y reconnait. Le travail devenu flou, le travail dont on ne sait plus qui en est l’origine, le travail rendu méconnaissable, le travail altéré, celui qu’on ne plus faire bien (travail bien fait et qui fait du bien).

Le travail devient alors « non respecté ». Il ne tient plus en respect l’autre qui ne me respecte plus à travers lui, comme s’il ne remplissait plus son rôle de mise à distance nécessaire entre les hommes qui se respectent dans le travail, parce qu’ils savent l’estimer et s’estimer à travers lui. 

Certains, à ce défi contemporain, répondent « qualité de vie au travail ».

Nous avons déjà dit ce que nous pensions de « la qualité de vie au travail » : la plupart du temps, c’est une façon de botter en touche. Ne voulant pas constater l’altération du travail lui-même, occupons nous seulement « de la qualité de vie au travail » !

Qu’en ai-je à faire, même si je suis confortablement installé (qualité de vie au travail), dans un travail mal exécuté, parce que je n’ai pas les moyens de le faire « bien » ?  Qu’a à faire l’aide soignante si, au milieu de son travail, elle peut bénéficier d’un service de conciergerie, si elle n’a pas le temps ni les moyens de parler à ses patients, tant elle est minutée dans l’exécution des tâches, laissant place à un sentiment de travail bâclé?

Qu’en ai-je à faire, même si je suis bien payé pour un travail, s’il me met en contradiction avec mes propres valeurs ? Les valeurs du travail seraient-elles des marchandises ? Puis-je marchander du confort au travail contre la valeur de mon travail ?

Le salaire, quel qu’il soit, n’est pas une « contrepartie » de la valeur que je mets dans mon travail, car cette valeur ne s’achète pas : elle s’assume. C’est pour me redresser moi, à ma propre dignité, que j’exige plus encore de mon travail que je n’exigerai autrement de moi-même : j’exige d’être à l’origine de mon travail, pour que dans ce travail, je sois « reconnu » et d’abord, que je m’y reconnaisse.

Les constructeurs du Viaduc de Millau ont pu se reconnaître dans la qualité de leur travail.  Les sidérurgistes étaient fiers de leurs laminoirs et de faire couler l’acier, dans des conditions très dures cependant. Ils ne vantaient pas  « la qualité de vie au travail », mais ils étaient juste fiers de leur travail et de sa qualité.

Comment le précaire, jetable au moindre vent économique défavorable, a-t-il les moyens de s’apprécier à travers la qualité de son travail ? Comment s’y reconnait-il et comment y est-il lui-même reconnu ?

Ah, la « reconnaissance au travail ! » Qui me reconnaîtra à mon travail alors, sinon ceux en mesure de l’apprécier, c’est à dire de mesurer ce qu’il représente ? Où sont-ils, les « reconnaissants du travail » pour les milliers de personnes qui nettoient les bureaux durant le petit matin et que chacun croise dans les couloirs, sans à peine un salut ?

Si on en croit les statistiques, aujourd’hui un tiers des enfants « ne sait pas ce que font leurs parents comme travail ». Doit-on maintenant parler de honte au travail, à ce point que les parents n’osent même pas en parler à leurs enfants ? Préfèrera-t-on, aujourd’hui, taire sa journée de travail, ou en parler ?

Envisageons cette hypothèse : et si à travers le mal être diffus au travail, à travers cette plainte au travail qui s’exprime parfois dans l’idée de s’y sentir « harcelé » , figurait avant tout et en premier lieu la dégradation de la « valeur travail » elle-même, un travail qu’on se sent obligé de « mal faire » parce qu’on ne se sentirait plus en capacité, en puissance et en situation, de le faire bien , c’est à dire au point de s’en ressentir valorisé à hauteur de soi même ?.

Alors la tristesse serait de devoir travailler de façon indigne de soi. De ne plus porter, en signe d’élévation et de redressement de soi, son travail dans sa valeur de dignité. De ne plus  s’y reconnaître soi même, dans son propre travail,  et de ne surtout rien vouloir en dire à la fin de la journée, et surtout pas à ses enfants…

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les contraintes perçues comme illégitimes

Pourquoi les contraintes au travail peuvent-elles être perçues comme illégitimes ?

Une fois n’est pas coutume, je commencerai par relater cette anecdote personnelle : alors qu’une nouvelle ligne de bus venait de se créer pour une période temporaire de 6 mois et qu’une de ses stations se trouvait juste en bas de mon immeuble, je décidais de l’emprunter. L’horaire indiquait un bus  partant à 11H00 de la station ; je m’y rends donc avec une dizaine de minutes d’avance, et là, à 10H50 , je vois le bus qui arrive ; le chauffeur ouvre la porte. Je m’installe et  je me dis que le chauffeur va devoir attendre dix minutes pour en repartir à l’horaire indiqué de 11Heures ; et là , surprise, le chauffeur repart aussitôt. Je m’avance alors vers le chauffeur pour lui indiquer qu’à ma montre, il n’est pas encore 11heures, et qu’il me semble être parti à l’avance : voilà ce qu’il me répond alors « de toutes façons, peu m’importe, je suis licencié à la fin du mois » !

Un premier réflexe, bien compréhensible à la lecture de cette anecdote, est de condamner le peu de « conscience professionnelle » du chauffeur et d’arrêter à cette condamnation morale tout esprit d’analyse. C’est sans doute ce que j’ai pensé à priori, jusqu’au moment où je me suis souvenu qu’en tant qu’analyste, et notamment du travail et de ses contraintes, je ne pouvais me contenter de m’arrêter à ce constat moralisant.

Reprenons le bus, sur toute sa « ligne » pourrait-on dire, et remontons le raisonnement jusqu’à sa constitution. Qu’est-il réellement demandé au chauffeur en tant que « conscience professionnelle » ? De respecter un cadre horaire dans une contrainte légitime de ponctualité. Or cette contrainte est légitime parce qu’elle sous entend un cadre de régularité et de ponctualité qui s’applique au chauffeur lui même. Or quel est le statut du chauffeur ? Il est précaire, dans un cadre lui-même précaire. Il est « licencié à la fin du mois » sur une ligne de bus qui a été ouverte pour six mois et dont on ne sait pas si elle sera reconduite. Or tous les chauffeurs qui ont été embauché pour cette ligne sont dans ces conditions : ils pourront tous être licenciés si la ligne est supprimée.

Dans ces conditions (de travail) une question se pose : de quelle genre de légitimité ressort en définitive la contrainte horaire de régularité et de ponctualité ? Est-elle perçue légitime par des chauffeurs dont le statut est la précarité, l’imprévisibilité (de l’avenir), l’incertitude de leurs sorts ? Comment demander légitimement l’établissement d’une contrainte psychique de « sécurité et de régularité du service » à ceux dont le statut est au contraire « l’insécurité de l’emploi permanente », suspendue au dessus de leurs têtes comme une épée de Damoclès susceptible de tomber sur leurs têtes à chaque moment ?

Il ne s’agit pas ici « d’excuser le chauffeur » ou de légitimer sa conduite : il s’agit de comprendre comment une contrainte de travail est perçue légitime. Le chauffeur n’était pas obligé de « se venger sur l’usager » de son propre sentiment d’insécurité ; il aurait fallu qu’il fasse appel à l’éthique au-delà de sa condition de travail. Il ne l’a pas fait. Mais il n’aurait pas eu à le faire si la contrainte d’horaire régulier (et de sécurité psychique qu’elle sous tend) avait été perçue comme légitime.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le Maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » nous a déjà prévenu Jean Jacques Rousseau dans le « Contrat social »

Pour qu’il y ait « devoir », ce que suppose une conscience professionnelle internalisée, encore faut-il qu’il y ait droit, ce que reflète cette notion du droit qui est celle de « la contrainte légitime ».

Pour percevoir une légitimité le seul cadre réel et juridique est insuffisant, s’il n’est perçu comme légitime. Toute la question de la perception se tient entre la légalité juridique et la légitimité perçue, dont déjà, Rousseau nous parlait dans le contrat social.

La contrainte perçue comme illégitime perfore en réalité la conscience professionnelle et la déborde. Il y a, certes, contrainte légitime dans le cadre d’une conscience professionnelle, mais pouvons-nous nous plaindre de ceux qui, ne percevant pas de légitimité dans les contraintes qu’on leur impose, violent la conscience professionnelle ? Au nom de quelle légitimité?

C’est une occasion de nous rendre compte que la conscience professionnelle ne grandit pas comme une nature en pleine forêt. Elle se cultive et nécessite un apprentissage qui suppose une nécessaire perception de la légitimité des contraintes. En cas de contraintes perçues illégitimes, les « actings » « ou passages à l’acte » qui violent toute conscience professionnelle s’avèrent désormais possibles, et le fait qu’on puisse le regretter ne servira pas à grand-chose !  En appeler à l’éthique des sujets en eux-mêmes restera un vœu pieux, car si l’éthique allait de soi dans une société qui la valorise si peu en promouvant surtout ceux qui ne la respectent pas, cela se saurait.

Il y a donc des probabilités de plus en plus grandes que des contraintes au travail soient perçues de plus en plus comme illégitimes, alors qu’elles  paraissaient légitimes autrefois ; celle de la contrainte horaire n’est pas un exemple inintéressant, car elle supposait bien, pour être internalisée, « que chacun se sente à sa place en son heure ». Et ceux qui n’ont plus de place maintenant, comment pourraient ils internaliser le fait « d’y être à l’heure » ?

Thierry Ponsot

harcèlement sexuel: un abus de langage

Harcèlement sexuel : un abus de langage.

le harcèlement sexuel est en soi un abus de langage en ce qu’il confond deux termes de nature juridique très différents: le harcèlement et l’agression sexuelle.

L’existence de deux types de harcèlement dans le droit français, un de type moral et l’autre, de type sexuel, créé une confusion sur la nature du harcèlement et de ce qu’il est, et sur la nature de l’acte délinquant en quoi consiste l’agression sexuelle qui n’est pas un harcèlement. Cette confusion est issue d’une méconnaissance des députés qui ont voté la loi sur le harcèlement sexuel . Cette méconnaissance a des conséquences dommageables ; la méconnaissance provient de nos cinq cent quarante huit députés que compte notre Assemblée Nationale , qui se sont précipités en juillet 2012 pour voter une nouvelle loi sur le harcèlement sexuel, précipités à un tel point qu’en augmentant la peine prévue en répression de ce dernier (qui est passée de un an à deux ans de prison), ils en avaient oublié d’ajuster  la peine prévue en répression du harcèlement moral de la même façon, créant une disparité artificielle entre deux qualifications du harcèlement, suivant qu’il soit moral ou sexuel.

Cette précipitation souligne la méconnaissance profonde de nos députés quant à ce qui constitue le harcèlement, car s’ils avaient pris le temps de reconnaître sa nature, ils se seraient rendus compte qu’il n’était nécessaire en rien de décliner des formes de harcèlement suivant qu’il soit d’ordre sexuel ou non, de la même manière que lorsqu’on définit la notion de  maison, il n’est en rien nécessaire  de la définir suivant qu’elle puisse comporter cinq ou six pièces ou bien une seule, car qu’elle comprenne  une ou cinq pièces, il s’agit toujours d’une maison ! De ce point de vue un harcèlement est un harcèlement , qu’il soit sexuel ou non!

En effet  depuis la loi sur le harcèlement moral de 2002 , le harcèlement est un effet que constatent les juges sur « la santé physique et mentale » ou sur la dignité d’une personne ou sur l’altération de ses conditions de travail, et n’a jamais été qualifié, ni par l’intention des auteurs (intention de nature sexuelle ou non), ni par la nature des faits relatifs au harcèlement. Autrement dit, la qualification du harcèlement appartient aux juges qui la tirent des conséquences de ce que le harcèlement produit  comme effets sur sa victime. Quant à la nature des faits de harcèlement ou à l’intention de l’auteur des faits qui en est la cause, c’est aux juges d’en décider et  non pas au législateur, ce qui signifie que la variété des faits relatifs au harcèlement reçoit sa qualification juridique de harcèlement uniquement par les juges qui se prononcent au cas par cas. En somme et pour un harcèlement de type moral, il faut et il suffit que des faits répétés aient eu pour la victime des effets d’altération de sa santé physique ou morale, qu’ils aient atteint sa dignité ou compromis son avenir professionnel, pour que le juge qualifie de harcèlement les faits (si l’auteur de ses faits est incapable de les justifier car en matière de harcèlement moral, il y a inversion de la charge de la preuve; il appartient donc à l’auteur des faits d’établir que les faits dont il est présumé coupable ne constituent pas un harcèlement).

Il y a donc une erreur de raisonnement à vouloir qualifier un type de harcèlement à part, qui serait le harcèlement sexuel, alors que la notion même de harcèlement est construite pour englober tout type de harcèlement. C’est comme vouloir créer un sous ensemble à partir de l’ensemble, et ensuite le traiter comme un ensemble à part ! les juges ont d’ailleurs qualifié nombre de harcèlements moraux de harcèlements « à connotation sexuelle », en replaçant dans l’ensemble des harcèlements ce sous ensemble des harcèlements à connotation sexuelle, à l’instar de tous les harcèlements avec des connotations de discrimination (à l’égard des handicapés ou des étrangers ou des juifs, ou des obèses, ou des salariés syndiqués, etc; selon la loi sur les discriminations qui recense dix huit cas discriminants).

Ce type d’erreur de raisonnement pourrait apparaître sans conséquence, sinon pour des juristes tatillons. Or confondre le harcèlement avec la violence ou l’agression peut avoir des conséquences incalculables, et c’est là que nous soulignons ce point : cette erreur de raisonnement à la base d’une qualification des faits de harcèlement entraîne tout un tas de conséquences, dont la confusion, et ouvre la porte à de nombreuses dérives concrètes.

Cette confusion s’étend maintenant en deux directions : quant à la notion intentionnelle du délit de harcèlement et quant à la nature des faits relatifs à la limite, devenue floue, entre agression et harcèlement . Car voila que la loi sur le harcèlement sexuel traite en même temps des deux, en deux paragraphes distincts: le premier qui reprend une définition du harcèlement moral qui constate une répétition des faits en décrivant ses effets, sans rajouter d’intentionnalité de la part de l’auteur de ces faits, et le second qui rajoute une disposition introduisant un type spécifique de violence caractérisée par la notion de « pression grave » avec une « intention réelle ou apparente » de l’auteur des faits, afin d’obtenir « pour lui ou pour autrui des faveurs sexuelles ».

article 222-3-1 code pénal

Paragraphe 1― Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.
Paragraphe 2 ― Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »

 

la loi sur le harcèlement sexuel réintroduit donc le caractère intentionnel du délit que la loi sur le harcèlement moral avait justement fait disparaître, tout en admettant quel’intention de l’auteur des faits de harcèlement sexuel ne puisse être « qu’apparente »!! Cette loi sur le harcèlement sexuel réintroduit donc l’intentionnalité non comme un fait, mais comme une apparence d’intention, ce qui ouvre la voie à tous les abus interprétatifs : si j’offre un bouquet de fleurs à une collègue, ai-je « l’intention apparente de vouloir obtenir des faveurs sexuelles », et dans ce cadre, est-ce que je ne tombe pas sous le coup de la loi?

L’intention de l’auteur dans le délit de harcèlement moral n’est pas nécessaire à le qualifier de harcèlement , seule la répétition des faits ayant conduit à des effets comme une altération de la santé ou des conditions de travail peut l’être. le fait que cette intention ne soit pas nécessaire était, justement, une garantie d’objectivité, parce qu’une intention ne peut être que subjective! La loi sur le harcèlement sexuel remet gravement en cause l’objectivité du constat des faits, en admettant même jusqu’à « l’apparence d’intention » pour qualifier un délit pénalement répréhensible jusqu’à deux ans de prison!.

Suivant qu’on se reporte à la loi sur le harcèlement moral ou à celle sur le harcèlement sexuel , nous avons donc maintenant deux définitions de type contradictoire, sur une même qualification du harcèlement : s’il est moral, aucune intention n’est nécessaire de la part de l’auteur, s’il est de type sexuel, alors l’intention « d’obtenir des faveurs sexuelles pour soi et pour autrui » reste en vigueur pour qualifier le même délit de harcèlement.

C’est ici que les conséquences s’enchaînent : se rendant compte du hiatus qui s’opère entre deux notions contradictoires du harcèlement, l’une intentionnelle (le harcèlement sexuel) et l’autre  non intentionnelle (le harcèlement moral),le législateur prétend  corriger le hiatus existant en introduisant une espèce inédite  de notion au profit du harcèlement sexuel, introduisant la notion de « pression grave » ; il énonce alors :

 « Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers ».

Mais alors qu’est- ce que la « pression grave » ? Ce problème, redoutable, créé et engendré pour compenser une erreur de raisonnement à la base ,consistant à distinguer la forme sexuelle du harcèlement du harcèlement lui-même , introduit maintenant une nouvelle confusion : cette forme de « pression grave » ou bien, constitue une « agression sexuelle » et dans ce cas, on sort du harcèlement et on entre dans le cadre d’une violence, ou bien alors il s’agit de réprimer tout comportement qui vise à « obtenir une faveur sexuelle » et on entre dans le puritanisme victorien visant à réprimer toute forme de sexualité au sein de l’entreprise, car si la pression grave n’est pas une agression, la question à se poser devient celle-ci : en quoi alors présenterait-elle un caractère grave ?

La raison factuelle de cette redondance entre « gravité d’une pression » et « contrainte illégitime », tient à une deuxième méconnaissance de nos députés : ils ont « oublié » que la notion d’agression sexuelle, qui est pourtant définie dans le cadre du code pénal article 222-22 :« Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise », pouvait aussi contenir un élément moral, et qu’il n’était pas nécessaire en conséquence d’inventer une « pression grave » pour justifier une violence sexuelle; celle ci peut s’exercer sans contrainte physique et néanmoins constituer une contrainte illégitime et se voir qualifiée de violence. Les députés ont donc cru que la violence n’était que physique dans le droit, ce qui est faux: ils ont donc rajouté une deuxième erreur de droit pour corriger la première qu’ils avaient commise , en surajoutant une notion de « pression grave » à celle déjà existante dans le droit pénal, de contrainte illégitime, que cette contrainte soit physique ou morale.

En précisant  que la contrainte illégitime peut être « physique ou morale » à l’article suivant 222-22-1 du code pénal, on voit que le caractère moral de la contrainte pouvait être retenue sans qu’il soit nécessaire de rajouter la très ambivalente notion de « pression grave », comme l’a ajoutée la loi sur le harcèlement sexuel,car qu’est ce qui serait « pression grave », sinon une violence?

Deux erreurs surajoutées l’une sur l’autre ne constituent pas une vérité; la lecture de ce qu’est réellement le harcèlement à travers ces deux textes contradictoires ne peut être que floue; en faisant manquer une définition nette du harcèlement on confond violence ou agression et harcèlement dans le texte sur le harcèlement sexuel et on rétablit une intentionnalité qu’on avait pris soin d’éliminer par ailleurs dans le texte sur le harcèlement moral; on rétablit la subjectivité du constat là ou elle avait heureusement disparu, et on l’aggrave encore en parlant « d’intention apparente »dans le texte sur le harcèlement sexuel. Dans ce flou, la question à se poser devient celle ci: comment faire de la prévention sur des dispositions d’une définition du harcèlement devenue aussi floue et contradictoire, selon qu’on réfère à un texte ou à un autre?

Ou bien il s’agit de harcèlement, et le harcèlement moral suffit à qualifier tout délit de harcèlement , qu’il soit sexuel ou autre, ou bien il s’agit d’agression sexuelle (acte obtenu par contrainte physique ou morale) et le code pénal reste amplement suffisant pour la réprimer.

Qu’apporte alors la loi sur le harcèlement sexuel ? Sans doute satisfaction aux groupes féministes et  surtout une confusion qui ouvre la porte, il faut le craindre, à un moralisme puritain dont les entreprises vont s’emparer pour régler leurs comptes avec ceux dont ils voudront se défaire facilement en leur imputant des « pressions graves » à caractère sexuel et dont ils n’auront même pas à prouver le caractère réel de l’intention, puisque elle pourra se contenter d’être « apparente » .(« ….pression grave dont le but réel ou apparent est d’obtenir des faveurs sexuelles…. »).

Autrement dit, demain, à un salarié qui s’exclamerait devant une collègue « mademoiselle que votre robe est jolie aujourd’hui », rien n’interdira ,puisqu’il ne s’agit pas d’agression sexuelle, d’imputer « une pression grave dont le but réel ou apparent serait d’obtenir des faveurs sexuelles ».

Irpforma  met en avant l’incohérence de fond que trahit cette loi sur le harcèlement sexuel  qui n’aide pas à comprendre, et donc à prévenir ,le harcèlement en tant que phénomène dont la perception se généralise, car on ne peut prévenir que ce qui constitue une unité de perception et non pas une disparité de conceptions différentes. Le harcèlement est unique et le confondre avec l’agression sexuelle ne permet pas de mettre en place la stratégie efficace répondant à un phénomène unique et qui se répand incontestablement.

 Par ailleurs, Irpforma met en avant aussi les immenses dérives auxquelles cette loi ouvre la porte et incite à réfléchir sur ce que constituerait un monde de l’entreprise, d’où le comportement lié à la sexualité deviendrait un des critères de sélection du personnel.

harcèlement sexuel et inefficacité de la loi

Harcèlement sexuel et inefficacité de la loi

Cette question que l’on ne pose que rarement à la loi : « en quoi est-elle efficace ? », il est plus que temps de la poser notamment en matière de harcèlement, et plus précisément ici en matière de harcèlement sexuel. Ce que nous espérons ainsi apporter aux lecteurs d’irpforma par ce point de vue, c’est justement un décalage de point de vue : plutôt que de se focaliser sur la nécessité qu’il y aurait d’empiler les lois les une sur les autres, posons nous d’abord la question de l’efficacité de la loi et ensuite seulement, de savoir en quoi rajouter des lois à des lois nuit à cette efficacité et dessert ce qu’on croit servir.

A cette question d’une efficacité de le loi on peut répondre par deux critères qui s’entrecroisent

Premier critère : La loi est « efficace » quand elle est facilement applicable et que la sanction de sa non application peut être facilement relevée.

Deuxième critère : la loi est efficace quand elle ne dépare pas au contexte des lois (et jurisprudences) déjà en place et tout en apportant un plus à ce contexte : cela exclue qu’elle soit superflue, et cela exclue qu’elle apparaisse contradictoire avec une autre loi ou un ensemble de lois portant sur un contexte semblable.

La combinaison de ces deux critères ne donne pas de jugement de valeur sur la nature de cette loi (est-elle bonne ou mauvaise en soi, ce qui renvoie à des critères politiques et sociaux) mais renvoie seulement à un critère technique d’efficacité de la loi , quel que soit le bien fondé social ou politique  dont on la juge nécessaire

De ce point de vue nous allons montrer combien la loi sur le harcèlement sexuel est d’une redoutable inefficacité, presque un modèle du genre, une sorte de paradigme en la matière, expliquant mais pas seulement, la statistique qui l’accompagne depuis   Juillet 2012 où elle a été remaniée : à peine 6% de condamnations sur le total des plaintes enregistrées avec un record de 60% de classement sans suite par le procureur de la République!

Premier critère donc : le fait de relever l’infraction relative au harcèlement sexuel de manière aisée ce qui nécessite qu’elle soit facile à relever et ensuite facile à sanctionner. Or on remarque :

  1. Que tous les critères dont cette loi est constituée, sont soit d’appréciation subjective ou alors s’appuient sur des critères qui ne définissent pas le caractère sexuel de l’infraction !

 

« Art. 222-33.-I. code pénal

Paragraphe 1― Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.
Paragraphe 2 ― Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »

 

Or tout ce qui relève du paragraphe 1 ne caractérise pas le harcèlement sexuel, mais le harcèlement en général puisque ces termes sont repris de la loi sur le harcèlement moral en y reconnaissant seulement « une connotation sexuelle ». Ils sont donc relatifs au harcèlement qui peut créer des effets « dégradants, humiliants » ou créer une situation « intimidante, hostile ou offensante » et qui fait partie de tout effet relatif à un harcèlement, qu’il soit sexuel ou non sexuel !

Quand au deuxième paragraphe il dénote bien le caractère sexuel de l’infraction, mais il le précise quant à une intention supposée d’un auteur « dans le but réel ou apparent d’obtenir pour lui et autrui des faveurs sexuelles ». Il faut donc dans ce cas « démontrer une intention supposée d’un auteur des faits », ce qui évidemment à moins d’une particulière stupidité de l’auteur, comme par exemple un mail indiquant une « pression grave » ,du style « ou vous couchez avec moi ou vous n’aurez pas votre promotion », est en principe exceptionnel, à moins de prendre les auteurs des faits pour des imbéciles, ce qu’ils ne sont pas en général, sauf remarquables exceptions !

Autrement dit le paragraphe II fait référence à des critères en l’état quasi impossibles à constater et le paragraphe I ne relève pas d’un harcèlement sexuel, mais d’un harcèlement en général avec connotation sexuelle.

Donc seul ce qui relève du paragraphe I est constatable : mais alors là se pose un autre problème qui rend cette loi dans son ensemble totalement inefficace : c’est qu’il existe déjà une autre loi sur le harcèlement qui rend totalement superflue la loi sur le harcèlement sexuel, et cette loi est celle qui réprime le harcèlement moral !

 

L’article L1152-1 du Code du travail qualifie le harcèlement moral d’ »agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail [du salarié] susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Or cette loi sur le harcèlement moral a ceci d’efficace, c’est  qu’elle ne nécessite pas que la victime apporte la preuve de l’intention de l’auteur des faits , mais qu’elle rapporte juste les faits susceptibles d’être ainsi qualifiés par les juges de « harcèlement » .

On s’aperçoit donc que la loi sur le harcèlement sexuel , en son paragraphe I, n’apporte rien de plus à celle du harcèlement moral, mais encore en désignant les effets de ce harcèlement sexuel par une liste limitative, en limite la portée ! En effet les conditions de travail dégradées ou la santé physique et mentale altérée recoupent  aussi bien toutes les situations décrites par l’article sur le harcèlement sexuel qui parle d’humiliations, ou de situation hostile ou offensante ou intimidante.

De plus les mentions de la situation « hostile, offensante ou humiliante » de la loi sur le harcèlement sexuel , sont bien plus subjectives que la situation de santé dégradée à laquelle fait référence la loi sur le harcèlement moral  qui, elle, peut se constater relativement simplement par un constat médical !

Donc la loi sur le harcèlement moral est plus efficace selon notre critère premier de facilité du constat, que celle sur le harcèlement sexuel, et d’autre part la loi sur le harcèlement sexuel est superflue dans son paragraphe 1, par rapport à la loi sur le harcèlement moral.

Deuxième critère d’efficacité de la loi : qu’elle soit cohérente au contexte juridique préalable et notamment, qu’elle ne soit pas superflue ou redondante : or considéré de ce critère le paragraphe1 de la loi sur le harcèlement sexuel est parfaitement redondant à la loi sur le harcèlement moral, à tel point que la jurisprudence elle-même avait qualifié à propos du harcèlement moral une catégorisation du « harcèlement moral à connotation sexuelle » et qu’il n’était nul besoin d’une loi supplémentaire pour inciter les juges à aller dans ce sens puisqu’ils y allaient déjà !

Alors le lecteur arrivé à ce point se demandera peut être : mais qu’apporte donc la loi sur le harcèlement sexuel ? Trois pistes de réponses pour sa réflexion :

  1. D’abord elle souligne l’extraordinaire méconnaissance de la plupart de nos députés quant au fonctionnement de la loi et de leur piètre souci de son efficacité : on peut aussi mettre en cause la précipitation avec laquelle avait été votée cette loi, dont on rappelle que législateur avait dans un premier temps été jusqu’à omettre d’en harmoniser la sanction avec celle du harcèlement moral, et qu’il n’avait découvert que tardivement qu’elles ne prévoyaient plus les mêmes sanctions (1 an pour le harcèlement moral et 2ans pour le harcèlement sexuel, ce qui a été corrigé tardivement pour ramener les deux à 2 ans) !
  2. Ensuite l’incompréhension de la nature spécifique du harcèlement en tant que délit. Bien entendu le fait que ce délit existe en soi rend totalement superflu d’en  rajouter des catégories, puisque par principe, cette infraction très spécifique est toutes catégories ! Inutile de créer donc des catégories avec une loi spécifique « harcèlement sexuel, religieux, syndical, raciste etc..) le harcèlement se définissant par les effets qu’ils provoque et non par l’intention spécifique des auteurs (obtenir des faveurs sexuelles, intimider, humilier, etc..)
  3. De plus en plus la pression législative du politique, pressé par l’opinion ou par le lobbies associatifs, à légiférer pour « résoudre les problèmes au plus vite», l’empêche non seulement de prendre le recul suffisant pour considérer une loi dans le souci de son efficacité, mais même de se la figurer dans un ensemble : les lois sont votées sans se souvenir des anciennes et donc, sans se demander à quoi il sert d’en rajouter, plutôt que d’utiliser celles déjà en fonction et largement suffisantes si on les appliquait vraiment, alimentant par là l’hyper inflation législative !

La loi sur le harcèlement sexuel ? Un bel exemple de gabegie législative !

plaintes pour harcèlement au travail: pourquoi vont-elles exploser?

Plaintes pour harcèlements au travail : pourquoi vont-elles exploser ?

Irpforma prend date en annonçant dès aujourd’hui la très probable explosion du nombre de plaintes pour harcèlement moral sur les lieux de travail à compter de la mise en place de la loi dite « travail » d’Aout 2017.

Trois types de raisons s’encastrent parfaitement les unes dans les autres pour permettre ce diagnostique, sans qu’il soit nécessaire de lire dans le marc de café : ce sont des raisons de type juridiques, ensuite des raisons plus institutionnelles liées à l’apparition des nouveaux « comités sociaux et économiques », suite à la fusion des instances représentatives du personnel que sont les délégués du personnel, le comité d’entreprise et le CHSCT, et enfin des raisons plus sociologiques, beaucoup plus structurelles, liées à l’évolution du travail aujourd’hui et à la perception du travail et des conditions dans lesquelles il s’exerce.

Ces trois types de raisons s’encastrent parfaitement les unes dans les autres pour justifier ce diagnostique. Allant du plus factuel au plus structurel, on commencera par les raisons de type juridique.

1°) Les raisons juridiques

La plus factuelle des raisons juridiques est tout simplement celle contenue dans l’ordonnance limitant l’indemnisation prudhommale pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Or cette limitation fait exception des cas de harcèlement et de discriminations. Par conséquent, la conséquence quasi automatique de ce biais introduit entre les indemnisations limitées pour les autres motifs, mais illimitées pour les motifs de harcèlement et de discrimination, c’est d’ouvrir un boulevard à la démultiplication des plaintes ayant trait à ces deux derniers motifs. Ainsi les salariés seront-ils incités à arguer des motifs de harcèlement ou de discriminations afin d’obtenir  de beaucoup plus considérables réparations face au préjudice subi du fait de l’exercice de leur travail. Nul doute que ce simple fait démultipliera les plaintes pour harcèlements ,même si un grand nombre de ces plaintes n’aboutit pas car , pour les salariés déposant plainte, c’est un peu le pari de Pascal :  même si la chance est faible d’obtenir le gain, l’espérance de gains est si forte (par rapport aux indemnisations déjà très limitées par la nouvelle loi), que le salarié ne risquera pas grand-chose à tenter le « coup » , aidé bien sûr en cela par son avocat qui, intelligemment, ne manquera pas de le pousser dans ce sens. Le patronat a-t-il perçu en réclamant à corps et à cris, la limitation des indemnisations prud’homales, à l’exception du harcèlement moral, l’ampleur du  gouffre qui s’ouvrait ainsi sous ses pieds ? Il est permis d’en douter !

De ce point de vue, ce sont les plaintes pour harcèlement qui emporteront la palme, plutôt que celles pour discrimination, pour la raison suivante : en matière de harcèlement moral, c’est au harceleur de prouver qu’il n’a pas harcelé alors qu’en matière de discrimination, c’est à la victime de prouver qu’il a été discriminé : comme on le dit en droit, la charge de la preuve est inversée en matière de harcèlement moral, et ce n’est pas à la victime de prouver le harcèlement, mais d’établir les faits qui permettent de le présumer. C’est ensuite au mis en cause de prouver qu’il ne s’agit pas d’un harcèlement, et c’est au juge de décider in fine, si oui ou non, le harcèlement est fondé en droit.

Ceci n’est que l’aspect juridique des choses. Confrontons donc maintenant cet aspect juridique avec l’aspect institutionnel qui va renforcer cet « effet de levier » à démultiplier les plaintes pour harcèlement, produit par la nouvelle loi elle-même .

2°) Les raisons institutionnelles

 La nouvelle institution à trois têtes conjointes, le comité social et économique,  regroupant CE, DP, CHSCT, regroupement institué par une autre ordonnance de la même loi, va renforcer le phénomène de la plainte du salarié, pour au moins deux raisons :

la mort programmée du CHSCT et la fusion de cette instance va entraîner ce phénomène: les élus, désormais non spécialisés, seront beaucoup moins sensibles au thème de la prévention à long terme, comme l’est un CHSCT, mais beaucoup plus réceptifs à la plainte du salarié, car en fait, ils seront tous DP, c’est à dire ceux qui traitent des plaintes, qu’elles soient collectives ou individuelles. En effet, la non spécialisation des élus dans l’instance unique fait qu’ils seront tentés d’aller au plus simple, au plus pressé et pressant, c’est à dire de traiter des plaintes des salariés, leurs électeurs. En effet, envisager l’ensemble des conditions de travail nécessite une analyse et une expertise qui est l’apanage d’un CHSCT débarrassé jusqu’ici du traitement des plaintes, car ce n’était pas jusqu’ici de la mission du CHSCT de les traiter, mais aux délégués du personnel ! Et c’était là ce qui  faisait du CHSCT un outil réflexif à long terme et non pas « réactif » seulement à court terme, même si le CHSCT intervenait aussi dans les situations urgentes et graves, comme en cas de danger grave et imminent.

Maintenant qu’il n’y aura plus de CHSCT, l’instance unique traitera du plus simple et du plus urgent et l’objectif complexe de la prévention des risques, surtout à long terme, ne sera plus traité par eux, car ils n’en auront plus les moyens, déjà matériels (de combien d’heures de délégation disposeront-ils ?), ni surtout analytiques,  parce qu’ils n’auront pas la possibilité d’en avoir la « culture » et le temps long qui va avec l’ intégration d’une véritable culture de la prévention des risques professionnels.

– Dès lors la demande des salariés s’adaptera à l’offre de leurs élus. Ils déposeront d’autant plus des plaintes individuelles que les élus ne sauront plus réellement traiter que de cela. Par ailleurs, les élus de la nouvelle instance du comité social et économique auront intérêt à traiter les plaintes des salariés s’ils veulent être réélus ! Ils tâcheront d’instruire les plaintes au mieux, leurs bonnes volontés n’est pas en cause, ils feront ce qu’ils pourront, mais ils iront tendanciellement au plus simple : le Comité social et économique deviendra une instance de « super DP », car être DP ne nécessite pas d’analyse de situations, comme l’exige un CE et surtout un CHSCT : pour des élus peu formés et qui n’ont pas de temps, ils se dirigeront essentiellement vers cette fonction, et tout ce qui est préoccupation de long terme ,nécessitant de l’analyse des conditions de travail et des risques professionnels passera à l’arrière plan des préoccupations et des ordres du jour. Personne ne sera demandeur de « prévention primaire des risques professionnels  à long terme », seules seront traitées les urgences à court terme. Les missions spécialisées du CHSCT et même celle économiques du CE, passeront au second plan mise à part les cas typiques hélas des licenciements collectifs et des plans sociaux : la vision idyllique de madame Penicaut, ministre du travail, qui prévoyait dans une récente séance devant la commission sénatoriale , que ces préoccupations de prévention allaient remonter au premier plan des ordres du jour, suite à la fusion des instances est la vison d’une DRH qui n’a sans doute jamais connu de délégation unique du personnel, n’ayant jamais travaillé dans une PME : dans une PME avec délégation unique du personnel (fusionnant déjà deux instances, CE et DP), sont surtout traités les plaintes et non pas les sujets permettant de remettre en cause les organisations du travail, ou les sujets d’analyse économique, sauf quand c’est trop tard, en cas de fermeture de l’entreprise ou de plan de sauvegarde de l’emploi ! Avec la fusion des CHSCT en plus, la prise en compte de la prévention, qu’elle soit économique(CE) ou celle des risques professionnels(CHSCT), notamment concernant la prévention primaire (comment empêcher le risque apparaître) disparaîtra corps et bien avec comme corollaire : l’augmentation des plaintes individuelles !

 

 Cet effet juridique et ensuite institutionnel de l’augmentation des plaintes, notamment pour harcèlement, percutera alors un autre effet plus sociologique qui le renforcera encore : la perception, pour le salarié d’être « harcelé », qu’il le soit ou non, juridiquement parlant ; pourquoi ? Parce que la plainte elle-même ne pourra plus prendre l’aspect collectif d’une perception de « conditions de travail dégradées», mais se formulera de plus en plus sous celle de se sentir « harcelé au travail ».En somme il y aura plus de plaintes individuelles  aussi parce que la plainte elle-même, s’individualise de plus en plus !

3°) Les raisons sociologiques

Ce sont les dernières raisons qui pousseront au développement des plaintes individuelles pour faits de harcèlement moral, mais ce ne sont pas les moins fondamentales : car pour détecter sous le terme des « conditions de travail » une situation dégradée au travail, encore faut-il un espace particulier où celles-ci fassent sens pour un collectif de travail. c’est la notion même de « conditions de travail » qui est chevillée à l’idée d’un collectif qui fasse sens pour tous, qui se délite au point que chacun n’en perçoive plus qu’une retombée dans un espace intime et personnel perceptible comme une menace sur son intimité. C’est pourquoi d’ailleurs le diagnostique que fait chacun se déporte ainsi: au lieu de ressentir de « mauvaises conditions de travail, » ce qu’un collectif peut prendre en charge, chacun se sentira,  de plus en plus isolément, « harcelé » (toutes choses égales par ailleurs). Un chef sera d’autant plus perçu comme « harceleur » que la légitimité de la contrainte de travail qu’il représente, tend à s’étioler. Le salarié perd alors de vue les « conditions de travail » qui font partie des conditions objectives de sa contrainte de travail ,pour s’en prendre « au chef qui le harcèle ». Toutes choses égales par ailleurs, moins la contrainte de travail prend sens , et plus elle est peut être perçue comme non objective, et donc comme un type de harcèlement

Entendons correctement ceci: quelle que soit l’augmentation possible des cas ou juridiquement un harcèlement est reconnu, ce n’est pas nécessairement ce facteur qui augmentera: ce qui augmentera à coup sûr, c’est la perception d’être harcelé, car l’effondrement de la prise en charge collective des conditions de travail (comme c’était le rôle d’un CHSCT)  rendra les contraintes de travail plus facilement perceptibles en terme de harcèlement individuel.

C’est ainsi que lorsqu’une expression collective disparaît, c’est l’expression individuelle qui prend sa place, mais elle ne s’exprime plus de la même façon: quand l’expression collective tombe, alors le sentiment d’être persécuté sans cause objective reparaît chez les individus démunis d’expression collective et l’énoncé juridique du harcèlement, qui s’apparente à une persécution sans cause objective, s’y prêtera admirablement .

Cette conjugaison de facteurs, juridiques, institutionnels et sociaux,  fera franchir un seuil inégalé au nombre de plaintes pour harcèlement moral au travail, qui vont exploser sous les trois effets conjoints, juridiques, institutionnels et sociologiques.

Rendez vous dans deux ans, au plus, pour le constater dans les statistiques.

mort du CHSCT, mort d’une culture

Mort du CHSCT, mort d’une culture.

Conséquence inéluctable des ordonnances de la loi dite « travail », la fusion des instances représentatives du personnel (CE-DP-CHSCT) fusionnés en un vaste comité social et économique, censé devenir l’institution unique du personnel capable de prendre en charge l’ensemble des domaines relatifs à l’emploi, au travail, à l’économie, aux réclamations de salariés et évidemment à la prévention des risques professionnels, dont les risques psychosociaux.

A la pointe de cette révolution- car c’en est une – de la lettre et de l’esprit de cette réforme, la mort programmée du CHSCT, institution qui avait émergé en 1982 des Lois Auroux. Au-delà même de ses attributions nouvelles alors comme celle, très vaste, des conditions de travail,  au fur et à mesure de l’Histoire de cette instance, le CHSCT avait, non seulement vu son champ d’action s’accroitre considérablement (par exemple sur les risques psychosociaux, la pénibilité au travail) mais aussi,  avait considérablement affiné ses expertises et ses compétences d’analyse (analyse des risques professionnelles, analyse des conditions de travail).

Nous sommes des témoins privilégiés de cette évolution, nous qui formons spécifiquement les élus, et notamment ceux du CHSCT à leurs délicates missions, depuis maintenant plus de 20 ans !

C’est d’ailleurs pour cette raison que nous choisissons d’aborder la question de la mort programmée du CHSCT, non pas sous l’angle d’une analyse qui est celle que pourrait en faire un syndicat, ou un salarié, ou un journaliste, ou un manager, mais sous celui, professionnel, d’un formateur qui a longuement parcouru les terrains et connu les équipes, ayant pu comprendre et suivre les CHSCT au cours du temps, au long cours, afin de tirer ici les conséquences probables de cette mort annoncée du CHSCT.

D’abord nous prendrons  de la mort annoncé du CHSCT compte de ce qui meurt en fait : pour les uns ou les autres, c’est peut être seulement une instance qui meurt, pour nous et à nos yeux, c’est une culture qui meurt, au-delà de l’instance. Oui une culture du CHSCT, qui s’était instituée petit à petit, avec bien des difficultés , parfois des désillusions, toujours beaucoup d’efforts de la part des élus pour comprendre l’esprit spécifique du CHSCT, tourné autour de l’objet « travail » et de ses conditions, un objet véritable d’étude , de passion et aussi objet d’un apprentissage long et délicat. La condition numéro un pour entrer dans le monde du CHSCT, c’était justement de « penser CHSCT » et c’est cela qui s’avèrerait le plus long, le plus difficile et en fin de compte le plus passionnant, le plus efficace aussi pour les salariés  à terme, car on pense  vraiment « CHSCT », quand on se met à comprendre le « travail » dans sa spécificité, dans sa difficulté, dans ses risques ainsi que dans ses conditions d’exercice.

Or, amener à la culture de la prévention des risques du travail, à l’analyse des conditions du travail, autour du travail, est une aventure intellectuelle que connaissent et qu’ont connu nombre d’élus de cette instance et dont la satisfaction qu’il en tiraient eux même venait pour une grande part de la maîtrise de cette culture autour du « travail ».

Quand on sait cela et qu’on l’a vécu de l’intérieur comme nombre d’élus l’ont vécu aussi et le vivent encore, comment penser sérieusement alors, qu’une instance « fourre tout » pourrait de loin et même de très loin, remplacer cet esprit unique  et cette culture unique du CHSCT qui demande ,non seulement de la formation à la sécurité ,mais aussi de connaitre un droit spécifique, mais aussi qui doit amener à une réflexion éthique, mais aussi qui fait appel à une réflexion particulière sur la prévention des nouveaux risques, comme les risques psychosociaux ?

Notre objet n’est pas de prêter des intentions malveillantes à quiconque, mais comment ne pas nous exclamer à propos de ceux qui prennent cette décision de faire mourir le CHSCT pour le confondre dans un magma fourretout appelé « Comité social et économique » : quelle légèreté ! Quelle insoupçonnable légèreté de l’être a donc bien pu passer par des têtes supposées bien faites pour ne pas comprendre, ou même seulement constater, le difficile chemin qu’il faut pour apprendre à devenir dans l’esprit, un membre à part entière de cette instance tout à fait à part qu’est le CHSCT !

Aussi qu’on ne nous accuse pas de jouer aux devins ! Hélas nous voudrions bien l’être, mais ce ne sera même pas nécessaire : il suffira de nous appuyer d’ailleurs sur l’expérience des délégations uniques du personnel dites DUP (CE et DP réunis), existantes depuis Edouard Balladur, qui les avait à l’époque  autorisées pour les PME de moins de deux cent salariés, pour le constater : partout où ces DUP ont  été créées , partout où a régné la fusion des instances, a régné la confusion ; partout où il y a eu des DUP, et nous sommes bien placés pour le dire, les élus confondent les instances et les missions ! Partout,  ils ne savent plus leurs droits ni jusqu’où il va et ni quelles sont leurs missions fondamentales : est ce que les esprits légers à l’origine de la nouvelle instance fourre tout à trois instances (et non plus deux) fusionnées ont au moins réalisé une étude là-dessus ? Ont-ils pris l’avis des gens qui l’ont vécue ? Rien, aucun retour d’expérience de cette loi sur les DUP, déjà fumeuse en son temps, et on en remet une instance à la louche dans la fusion ; et cette fois c’est le CHSCT qui passe dans la grande marmite confuse, rien que cela !

 Qui a vraiment réfléchi avant de créer le monstre à trois têtes du comité social et économique, sur l’impact pour les élus de telles instances fourre tout et sur la base de quelles études ? Est-ce que les formateurs de ces instances ont été consultés ? A-t-on demandé leur avis aux élus eux-mêmes pour savoir déjà ce qu’ils pensaient des DUP à deux instances, avant de créer le monstre à trois têtes et qui  est censé, comme cerbère, voir dans toutes les directions à la fois sans les confondre ?

Et pourtant nous n’hésitons pas à l’annoncer : c’est quand même moins grave de fusionner DP et CE que de faire mourir le CHSCT en con-fusionnant les trois instances.

Faut il rappeler au trentenaire manager de la France, du haut de son Jupiter élyséen, que la loi Auroux qui a créé en 1982 le CHSCT ( il devait avoir cinq ans à cette époque, l’homme de Jupiter alors en culottes courtes), était un immense progrès, car justement, il faisait émerger le CHSCT en le détachant du CE, en lui donnant son autonomie, son principe, son efficacité, sa culture et son esprit totalement autre que celui du CE, dont l’esprit n’est pas centré sur le travail, mais sur l’emploi. Or ce n’est pas du tout le même objet. Ce qui va se passer dès lors, n’est pas trop difficile à prévoir : immanquablement les préoccupations liées au travail vont disparaitre, s’effacer devant l’obsession de l’emploi, enjeu pour sa part légitime, mais totalement différent. La culture CHSCT va donc disparaitre, la seule incertitude consistant à se demander à quelle échéance.

C’est à ce propos qu’il nous faut quand même dire ceci : comme par hasard on noie, et c’est le terme de noyade qui convient, le CHSCT dans la bouillabaisse (pardon aux marseillais, ils nous comprennent !) de l’instance fourre tout, et en faisant cela, c’est bien le travail en tant que culture qui est sacrifié : c’est à dire le travail en ce qu’il implique d’apprentissage, long et délicat, de rodage des équipes, de liens sociaux et humains, d’histoire et de long terme plutôt que de court terme, et on le noie au profit de quoi ? De l’emploi, c’est à dire d’une notion beaucoup plus abstraite, beaucoup plus lisse, beaucoup moins complexe, car beaucoup moins humaine, mais beaucoup plus conforme aux deux idéologies dominantes : celle de la statistique (de l’emploi, on peut faire de belles statistiques), et surtout à celle du marché ! Ah, ce sacro saint marché de l’emploi sur lequel les prêtres actuels du ministère du travail veillent comme le curé de la messe veille sur ses hosties consacrées ! Évidemment, qu’importe si le travail devient une souffrance pourvu que les statistiques de l’emploi soient bonnes, ce qui n’est d’ailleurs qu’une espérance et l’objet d’une croyance, dont le caractère mystique n’échappera à personne ; car on est même en droit de douter que toutes ses réformes à la hussarde, sans respect des hommes et de leurs cultures du travail et au travail, ne créent ne serait-ce qu’un seul emploi ! (nous ne faisons pas partie des croyants à irpforma).

 L’idéologie jupitérienne du grand manager de la France qui imprègne cette mort du CHSCT, est hélas incontestable : pour Jupiter manager, qui voit la Terre de très loin, tout doit être flexible et adaptable, c’est à dire sans embarras d’une culture qui associe les hommes dans un apprentissage commun au long cours. Les cultures sont du point de vue jupitérien managérial, un embarras, et celle du CHSCT n’échappera pas : à la trappe de l’Histoire tout ce qui est culture du travail, vive l’emploi et que la culture se mue en folklore, en industrie touristique pourquoi pas (et qui devienne alors un business rentable), que la mobilité soit générale et que la volonté du Grand Marché soit faite !

En réalité  voilà ce qu’entérine la mort programmée du CHSCT : la mainmise totale du management sur les enjeux de sécurité et de prévention et l’éviction assurée d’une culture alternative émanant des salariés à travers leurs élus spécifiques du CHSCT. En réalité la seule réforme à faire qui s’imposait, plutôt que de faire mourir le CHSCT, était la suivante : le faire élire directement par les salariés pour qu’il ait plus de poids, plus de reconnaissance directe et plus d’impact, et sûrement pas le faire infuser dans le chaudron commun du comité  social et économique, dans lequel c’est son esprit et sa culture qui seront dissous.

Les prétextes à dissoudre le CHSCT importent finalement peu, face à la réalité qui émerge de cette dissolution : demain les managers seront seuls face à leurs décisions entrainant les conséquences qui dégradent le travail et ses conditions. Ils imposeront facilement leurs décisions, sans réel  interlocuteur, devant des élus des nouveaux  comités sociaux et économiques  qui, débordés, ne reconnaitront plus quelles seront leurs tâches ni leur missions, et qui n’auront pas les moyens pour s’y préparer, ni même sans doute, le temps pour les assumer: ils iront au plus urgent, la défense de l’emploi à tous prix. Le management pense y gagner, dans la mesure où il peine à comprendre que ce qui est susceptible de le contredire, l’interlocuteur valable, formé et connaissant bien son sujet, l’éduque aussi et lui en apprend plus que celui qui va pour opiner toujours dans son sens. Le gain sera à court terme pour les directions d’entreprise, épargnant ainsi quelques frais d’heures de délégation (ce pourquoi le MEDEF, dans sa grande conscience des risques au travail, a milité ardemment et obtenu entière satisfaction) : mais pour combien de temps, avant que le stress au travail et les plaintes pour harcèlement moral ne grimpent en flèche ? Avant que l’entreprise ne repaye en cotisations supplémentaires de sécurité sociale pour arrêts maladies et accidents du travail (dont les suicides au travail dus au stress ou au harcèlement moral, risques psychosociaux) largement ce qu’elle aura épargné en coûts d’heures de délégation ? Surtout au regard de la limitation des indemnités prudhomales introduites par une autre ordonnance de cette même loi, qui, effet pervers, ne laissent plus que cette voie  de recours  aux salariés licenciés que la plainte pour harcèlement moral, afin de pouvoir  contourner les nouvelles limites d’indemnisation prudhomale fixées par la nouvelle loi!

En réalité, personne ne gagnera à la mort d’une culture CHSCT, car cette perte sera sèche pour tous. Pour les salariés, pour les élus et même pour le management. Elle se traduira, un jour inévitable, par l’inexplicable accroissement des effets conséquents et inéluctables de cette mort, à travers  sans doute une batterie d’indicateurs du mal être croissant au travail, travail dont la mission du CHSCT était  de se centrer autour de ses conditions, ainsi que sur la prévention des risques qu’il engendre. Ce jour là, il sera inutile de se demander « et pourquoi donc ? » car la réponse est déjà dans ce texte.

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le revenu minimum universel: une idée adéquate au travail de demain

Le revenu minimum universel : une idée adéquate au travail de demain

 

Nous avons déjà depuis longtemps à irpforma dessiné le contour du travail de demain. En reprenant les idées forces de cette analyse, nous pouvons envisager quatre aspects principaux du travail de demain en soulignant ce qui le différencie du modèle déjà connu au XXème siècle, comme celui du taylorisme et du fordisme.

– premièrement, le salariat ne sera plus nécessairement le mode dominant du travail ; auto entreprises, formes mixtes de salariat et d’entrepreneuriat, uberisation, donneront autant de contours et de modèles différenciés à la forme du travail et viendront, de fait, mettre un terme à la modélisation unique du contrat de travail à durée indéterminée et au rapport de subordination entre un employeur et un salarié qui en est la conséquence

– deuxièmement, les techniques et technologies, dont la numérisation, dont l’imprimante 3D, disperseront considérablement les salariés qui ne travailleront plus guère que dans des petites, voire des microstructures. Le temps du fordisme qui réunissait en un même lieu des centaines de salariés devient et deviendra de plus en plus une exception : des formes de production totalement décentralisées permettront à des unités de travail de fonctionner à partir d’un simple garage ou même, d’une salle à manger.

– troisièmement, la labilité conjointe des formes d’emploi et des formes de travail, fera qu’un même individu pourra « sauter » d’une condition à l’autre, d’une forme à l’autre de travail ,dans la même année, dans la même semaine, voire dans la même journée : sous traitant pour l’entreprise X le matin, auto entrepreneur l’après midi et par ailleurs, en apprentissage pour un nouveau métier, seront des conditions devenues normales de travail et l’on regardera avec étonnement ce XXème siècle où des salariés, toute une vie durant, auront pu exercer le même métier au même endroit avec le même employeur. Le travailleur de demain sera de plus en plus un multi-professionnel sous des multiples formes de travail et d’empois, dont le salariat ne sera plus nécessairement la forme principale d’emploi.

– quatrièmement et ce n’est pas le moins important, le travailleur ne passera plus « sa vie au travail salarié »,parce que globalement les emplois créés seront de toutes façons moins nombreux que les emplois détruits : ce qui veut dire que les périodes de travail seront ponctuées elles mêmes par des périodes creuses, actuellement de chômage et qui demain , dans une autre répartition du travail, pourront s’appeler tout simplement périodes de transition, de reconversion, périodes de ressourcement ou de congés.

C’est donc en considérant l’ensemble de ces quatre facteurs de manière conjointe , que l’on comprend un peu mieux l’immense intérêt qu’il y a déjà , mais qu’il y aura encore plus demain, à l’établissement d’une répartition du travail telle qu’elle ne provoque plus les drames et les inégalités que l’on connait actuellement entre ceux qui ont tout (un emploi à vie) et ceux qui n’ont rien (successions entre chômage et intérims), entre ceux qui se forment et ceux qui ne sont jamais formés, entre ceux qui évoluent dans leurs qualifications et ceux qui n’en changent pas.

Or, une des réponses à ce défi majeur s’appelle le revenu minimum universel, pourquoi ?

1°) parce que ce revenu étant un droit et non pas une aide sociale conditionnée, il permet à l’individu lui-même d’arbitrer entre travail, congés, formation, auto-entreprise dont il aurait le projet, sans avoir à se justifier vis-à-vis de quiconque ni à passer pour un « assisté ».

2°) parce que la solidarité dans la répartition du travail est assurée à priori, et non pas à postériori, grâce à ce système de revenu minimum universel : cela met donc un point final aux discussions oiseuses et interminables sur le « chômage » et ceux qui restent au chômage, car il devient un choix pour l’individu de travailler partiellement ou non, ou de refuser de travailler pour un prix trop faible. Cela redonne donc du pouvoir aux travailleurs et notamment, celui d’arbitrer entre travail et formation, entre salariat et non salariat, entre projet d’entreprise et projet personnel.

3°) cela libère paradoxalement le travail de pouvoir choisir de travailler ou non : travaillent ceux qui le veulent et qui estiment alors qu’ils peuvent travailler plus pour gagner plus, et personne ne se retrouve « forcé au travail » par absence de choix et juste pour pouvoir se nourrir. La vraie valeur du travail revient donc au premier plan et non pas l’ancienne image de l’esclave « qui ne peut pas faire autrement » que de travailler pour vivre: c’est donc une idée libératrice à la fois du travail et de la condition de salarié (on n’est plus obligé d’être salarié).

4°) cette idée est parfaitement dans le droit fil de l’évolution juridique entreprise notamment sous le quinquennat de F; Hollande dans le développement formidable des droits individuels et transférables du salarié que ce soit le CPF (compte personnel de formation) ou le compte pénibilité, ainsi que le  CPA (compte personnel d’activité). Ainsi , le fait que de plus en plus le salarié (ou le chômeur actuel) ait en mains ses propres outils de gestion de son statut de travailleur se couple-t-il avec cette nouvelle forme de solidarité du travail qui a l’immense mérite de rompre avec le XX ème siècle en essayant d’adapter, de façon moderne, la solidarité au travail pour ce siècle, et non pas à faire survivre au XXI ème siècle les outils de solidarité du XXème.

Bien sûr, derrière cette idée de revenu minimum universel une formidable bataille est à venir : pas seulement pour en fixer le montant, mais aussi pour en déterminer le type d’universalité : bien des arrières pensées différentes subsistent derrière ceux qui le prônent et qui viennent d’ailleurs d’horizons divers.Cependant et quelle que soit cette bataille, ce que nous pouvons conclure c’est ceci : il est enfin temps qu’elle ait lieu, parce qu’il faut arrêter de se battre sur des fronts dépassés, comme en 1940 la France s’était battue en raisonnant comme si c’était une deuxième guerre de 14.

Pour reprendre la métaphore militaire, le front de la bataille sociale, il est là aujourd’hui : comment redistribuer le travail à priori en instituant le Revenu minimum universel à un taux suffisamment haut et avec une suffisante universalité, pour assurer un vrai choix entre  salariat et non salariat, formation ou projet professionnel, pour des individus qui auront à gérer leur propre vie comme leur propre travail, en sortant définitivement du modèle salarial universel du XXème siècle.

Thierry Ponsot

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Être reconnu pour son travail

 

Au départ ,  la reconnaissance du salarié par son travail n’est pas évidente: le salarié, sous le rapport de subordination, n’est pas le propriétaire de son travail, et donc de ses œuvres ou même de ses inventions , elles appartiennent à son employeur.

Bien sûr ce statut juridique de base éloigne le salarié de la reconnaissance traditionnelle, par exemple de celle de l’artisan, qui se reconnait à son travail parce que « son travail lui appartient » ; mais on doit au-delà de ce simple constat, se poser la question de savoir si en dehors du rapport de propriété et d’appropriation du travail lui-même, comment il est possible pour le salarié de se reconnaître dans son travail. Précisons alors ce que nous pensons à travers ce terme « se reconnaître ».

« Se reconnaître dans son travail » suppose une boucle de reconnaissance. Cette boucle de reconnaissance entre le salarié et son travail  implique  non seulement , que le travail lui permette de se projeter en comme sujet reconnu ayant accompli ce travail ,mais aussi, que le travail soit reconnu ,en soi, comme sujet permettant la reconnaissance de celui l’ayant accompli : or cette reconnaissance, double, suppose deux niveaux spécifiques qui opèrent en « boucle » : la reconnaissance d’un sujet « travailleur » en même temps qu’est reconnu un  sujet  « travail ». Le travailleur est reconnu quand il est reconnaissable par son travail et que celui-ci reste un sujet par lequel il se reconnait.

Examinons les deux circuits de la boucle

  1. Celui du travailleur reconnu pour son travail
  2. Celui du travail reconnu comme permettant la reconnaissance du travailleur

Reconnaissance au travail 1

 

  1. Celui du travailleur reconnu pour (par) son travail

Comme il n’y a pas de possibilité à priori pour le travailleur salarié de « signer »son œuvre, comme un peintre signerait sa peinture, la reconnaissance du salarié par son travail prend un circuit nécessairement indirect : le travailleur est reconnu pour son travail et non pas « par son travail ». Autrement dit, son travail ne lui appartenant pas, c’est dans l’échange de ce travail qu’il peut être reconnu, pour lui et non par lui .

A ce titre l’échange salarial dépossède le salarié de son travail à priori, ce que le salaire, par exemple , ne fait que compenser symboliquement. Cette donne est importante à rappeler afin de ne pas confondre la question générale de la reconnaissance du travail, avec celle du travail salarié, qui d’emblée, présente cette particularité notable. On peut même dire que cette particularité de la dépossession de son travail  rend, pour le salarié, d’autant plus aigu le problème de sa reconnaissance pour son travail qu’il ne l’est par exemple, pour l’artisan.

Le salarié est reconnu pour son travail, par une compensation symbolique et quel que soit son nom (salaire, prime). Cette compensation passe soit par une reconnaissance symbolique   dont le nom principal est le « salaire », mais il prend aussi d’autres formes(médaille, avancement promotion, encouragement ,  etc..). La satisfaction, en soi, d’avoir accompli son travail, ne peut prendre forme extérieure que par une voie indirecte de reconnaissance, excluant l’appropriation du travail lui-même. La reconnaissance du salarié pour son travail devient alors un problème d’autant plus sensible, dans la mesure ou d’emblée cette reconnaissance est compensatrice d’une dépossession  au profit de l’employeur, qui s’approprie le travail et ses droits inhérents (un brevet mis au point par un salarié appartient à son employeur).

En conséquence , pour que cette reconnaissance soit possible, un certain nombre de conditions sont requises , on pourra en distinguer trois principales:

  • Une certaine visibilité du travail qui ne rende pas celui ci, soit flou, soit invisible. Le travail « au gris », par exemple, fait disparaître la part visible du travail dans des tâches non reconnues : ainsi le surveillant de prison qui fait  à la fois l’infirmier, le conseiller professionnel et le psychologue auprès du détenu ne se verra jamais reconnu à ce titre, mais seulement comme gardien de prison. La part « grise du travail » a cette caractéristique d’échapper à toute « reconnaissance » du travailleur pour la réalité de son travail ; c’est ce que met en exergue la différence faite entre travail prescrit (et reconnu) et travail réel, parfois très éloigné du précédant.

Cette part du travail au « gris », comme nous l’avons montré dans différents articles sur ce site, a tendance à croître de manière exponentielle, rendant d’autant plus difficile  la reconnaissance des salariés pour leur travail réel, en dehors du travail prescrit ; l’épiphanie de ce phénomène est évidemment « la génération stagiaire » ,créée en France depuis trente ans et plus maintenant, et qui malgré le travail considérable effectué par les stagiaires en entreprise ,et souvent à la place de salariés dûment payés, n’a pas même obtenu le statut de salarié. C’est le type même de la « non reconnaissance au travail » que de ne même pas obtenir le statut de travailleur. La perpétuation de ce système installe pour les générations concernées un flou d’image quant au travail, qui devient un parcours du combattant pour en obtenir la « reconnaissance ».

 

  • Un système de reconnaissance du travail qui soit à la fois un minimum clair (non opaque) et un minimum juste (principe d’équité).

Il est évident que de ce point de vue et toutes choses égales par ailleurs, plus le système de reconnaissance du travail s’opacifie et moins les salariés peuvent se sentir « reconnus pour leur travail »; ce point peut paraître anecdotique, il ne l’est pas : moins la réalité du travail est visible et plus le système permettant sa reconnaissance devrait être alors  clarifié pour compenser  son invisibilité (caractère flou ou gris).

Par exemple, pour un salarié dont la tâche est d’instruire un dossier, connaitre les suites du dossier qu’il instruit fait partie de la « visibilité » du travail pour lequel il se « reconnait » dans son travail ; moins cette visibilité est évidente, plus il faut alors que les critères de reconnaissance soient clarifiés, (et équitables) pour qu’il puisse savoir , non seulement ce que vaut, mais ce qui vaut dans son travail : si en plus de l’invisibilité, les critères de reconnaissance du travail s’opacifient ou sont vécus comme arbitraires,  moins le salarié a la possibilité de se reconnaître lui-même dans son travail.

Bien entendu, cette clarté est nécessaire mais pas suffisante, si elle ne s’accompagne d’une équité (qui n’est pas nécessairement l’égalité) ; de ce point de vue , bien sûr ,le fait de bâtir autant de droits du travail qu’il y aurait d’entreprises, comme c’est actuellement la tendance, viendra totalement anéantir toute perception d’équité face au travail et à sa reconnaissance. De la même manière qu’il y avait autrefois, vérité en deçà des Pyrénées et erreur au delà, en imaginant qu’il y ait une vérité applicable dans une entreprise pour reconnaître le travail et qui devienne une erreur dans l’entreprise d’à côté , comment imaginer éprouver ,dans ce contexte, un sentiment d’équité quant à la reconnaissance du travail en soi? Comment ne pas imaginer qu’en détruisant toute idée de reconnaissance équitable du travail, un minimum équitable partout, on ne mette pas en défaut la valeur du travail elle-même ? Comment ressentir le prix de son travail ,qui serait différent dans chaque entreprise au gré des accords et des compromis effectués suivant l’occasion et l’opportunité? La construction d’un droit « adapté à chacun  » est l’inverse d’un droit « reconnaissant chacun dans l’équité du droit ».

De ce point de vue, le principe d’une convention collective garantissant un même minimum de reconnaissance pour un travail identique, garantit ce minimum d’équité. Vouloir tourner les conventions collectives, en prévoyant des accords d’entreprise aux garanties inférieures à ce qu’elles prévoient en équité, aboutit à ne pas tenir un principe minimum d’équité et de reconnaissance juste du travail pour le salarié.  S’attaquer à ce principe d’équité revient à saboter « la valeur travail » qui, justement, constitue une valeur par l’équité qu’elle permet, valeur d’équité reprise d’ailleurs par un principe du droit lui-même : « à travail égal, salaire égal ».

  • Un minimum de lien collectif reconnaissant l’individu dans le travail

Ce point plonge au fond de la problématique de la reconnaissance. En imaginant un lieu où aucun collectif ne soit fondé, mais qui donc reconnaîtrait quoi et qui ?

poles reconnaissance

 

le besoin de reconnaissance lui-même est fondé sur l’existence (supposée) d’un collectif social, représentant un pôle social censé reconnaître l’individu quel qu’il soit, et on ne peut être que surpris (sinon choqué) par l’absolue méconnaissance de ce point essentiel pour quiconque s’intéresse à la question de la reconnaissance au travail. Cette méconnaissance est répandue, la preuve en est que peu de grands spécialistes actuellement en responsabilité semblent  se soucier de l’existence d’un lien collectif au travail, au point de  maintenant prôner benoîtement, un univers ou « tous les droits des salariés deviendraient uniquement individuels ». Où serait alors la reconnaissance d’un soi dans l’isolement et la solitude individuelle? l’absence d’un collectif reconnaissant ne pourrait déboucher que sur un « repli sur soi », à l’opposé d’une reconnaissance de soi.

Attention : le droit individuel, portable ou non, ne saurait garantir l’existence d’un collectif, aussi bien fondé soit-il par ailleurs. Le droit collectif est la marque, l’empreinte et la garantie d’un collectif de travail qui, au delà de l’individuel, construit « la fierté d’être ensemble au travail » et de se reconnaître, chacun, dans cet ensemble. Au delà de la simple reconnaissance dans l’objet travail, la reconnaissance de soi, en tant que travailleur, passe par le collectif et son existence, l’existence de pairs qui peuvent apporter la « reconnaissance »de soi au travail.

Or, il faudrait pouvoir expliquer comment une masse d’individus, avec zéro référence collective , sans constitution de collectif , pourrait reconnaître quoique ce soit du travail d’autrui ? De ce point de vue le droit collectif est essentiel, qui structure une appartenance collective:  par exemple,la différence entre un taxi et un particulier qui fait le taxi, c’est que le taxi est solidaire d’une communauté de travail avec des règles propres, contrairement au chauffeur occasionnel totalement « uberisé ». Les autorités , si elles étaient attentives, devraient enregistrer cet étonnant paradoxe de notre temps: en poussant à l’individualisme forcené ,elles ne laissent comme option pour en sortir que l’espace du conflit, qui permet de rendre collective la masse « individualisée », ou comme le dirait  le sociologue Baudrillard, la masse des individus atomisée.

C’est en l’absence du collectif de référence que la souffrance au travail de ceux qui n’arrêtent pas de demander la reconnaissance de leur travail est la plus grande car ils sont ,à l’instar de celui qui ne cesserait de vouloir téléphoner aux abonnés absents « privés de ligne » , s’il n’ y a personne au bout du fil de la reconnaissance . Et c’est bien ce que l’on voit de profiler de plus en plus dans la non reconnaissance du travail : le délitement de la ligne du collectif de travail qui « ne répond plus » aux demandes de reconnaissances individuelles. Chacun est alors renvoyé au mieux à son repli sur soi,qui est la marque de l’isolement, et non pas à la valorisation de soi.

Le collectif de travail est évidemment le lieu par excellence où, parmi ses pairs, le travailleur se voit « reconnu » pour son travail, et l’existence de ce collectif suppose que le travail ait pu créer ce collectif par un lien spécifique ; l’univers des individus atomisés et sans lien de travail ne peut créer cette collectivité « reconnaissante » du travail de chacun.

Reconnaissance au travail 2

 

             2. Le travail reconnu permettant la reconnaissance du travailleur

 

En dehors du travail reconnaissable , se pose la question de savoir en quoi le travail en lui-même, de par sa « qualité », permet aussi de se reconnaître en tant que travailleur; ici évidemment affleure le thème de la qualité du travail lui-même (et non pas de la qualité de vie au travail, ce sur quoi on veut  généralement actuellement  détourner l’attention).

En imaginant un salarié contraint d’exécuter un travail que lui-même n’estime pas, on s’accordera à dire qu’il y a peu de chance qu’un tel salarié se sente « reconnu » pour son travail ; il n’ y a qu’à prendre l’exemple du représentant de commerce qu’on oblige, contre ses valeurs, à forcer le client d’acheter un produit dont le vendeur sait qu’il n’ a en fait pas besoin ; ce cas ,somme toute plus fréquent qu’on ne le croit ,est à l’origine d’une souffrance au travail due à l’absence de « qualité »  du travail ,telle que le travailleur le ressent.

Autrement dit, c’est lui même, en sa qualité propre de travailleur associé à son travail, que le travailleur cherche à valoriser. Ceci n’est possible que par rapport à un travail de qualité, ce que nos anciens appelaient le travail « bien fait ». Comment se valorise une aide soignante, à qui on ne laisse pas le temps de s’occuper des personnes, minutée qu’elle se trouve être à devoir faire une toilette en quelques minutes chronométrées? Quelle image valorisante retiendra-t-elle d’elle même par la qualité de son travail?

La notion  de qualité permet de faire se rejoindre la qualification et l’appréciation qualitative, par rapport au quantitatif, notamment.

Le qualitatif en butte aux quantités

 L’obsession actuelle sur le temps de travail et donc, sur sa quantité, cache mal le débat de fond beaucoup plus intéressant, mais beaucoup plus inquiétant, sur la qualité du travail. Or cette qualité est en cause actuellement sous l’effet conjugué de trois phénomènes y concourant :

  • L’inflation des normes et des procédures de travail, qui se substituent de plus en plus aux transmissions d’homme à homme, d’expérience à expérience , et qui entraîne une codification et une rigidification des procès de travail, de telle sorte que la fameuse « latitude décisionnelle » du salarié, quant au choix d’ options réellement efficaces dont il disposerait dans son travail , devienne de plus en plus un leurre.
  • La disqualification de l’expérience professionnelle, que souligne notre actuel marché du travail (seniors exclus notamment), porte atteint à la notion même d’expérience ; en effet, l’expérience au travail vaut pour une organisation de travail qui considère l’échange humain, et non pas seulement la transmission des normes et des procédures qui ont pour effet de se substituer à l’humain ; dans ce sens, si l’expérience au travail est disqualifiée, la « qualité » intrinsèque du travail de fait ,s’appauvrit, car ce qui rend riche le travail, c’est justement la dimension d’échange inter humain qu’il suppose à travers ce qu’on appelle «l’ expérience au travail » .

Reconnaissance au travail 3

Ainsi , ce qu’apprend l’apprenti , c’est la valeur humaine de la profession apprise à travers son maître d’apprentissage, au cours du temps ,temps de la transmission de son expérience ,et non pas seulement « un paquet de normes et de procédures à appliquer » pour lesquels un ordinateur peut se substituer à l’humain et une « e formation » au formateur.

  • Evidemment l’accélération permanente du Temps et la course permanente qu’elle implique au rendement exigé de plus en plus immédiatement, parachève l’impression d’une déqualification de la qualité du travail, au profit de sa performance de rendement par unité de temps. Il arrive même de plus en plus fréquemment que la mal façon ou la mauvaise qualité devienne une sorte de norme standard et la qualité, celle de l’objet fabriqué ou celle du  service, une sorte d’exception. La possibilité de provisionner des comptes pour répondre par avance aux malfaçons et aux contentieux juridiques qu’elles provoquent, permet de les comptabiliser comme risque normal de l’entreprise.

Nous voulons conclure cet article en soulignant la difficulté que pose l’approche de la reconnaissance au travail si l’on ne procède pas à une analyse rigoureuse. En effet, le travail est une valeur dans laquelle est impliquée au plus haut point l’estime de soi, ce qui explique aussi la fierté qu’on peut tirer pour soi même de sa qualité notamment. Actuellement fleurissent les enquêtes qui énoncent que les français estiment leur travail et qu’ils le trouvent valorisant. Evidemment. doit-on en conclure que tout va au mieux dans le meilleur des mondes?

Interrogé sur la qualité de mon travail, je ne vais surtout pas répondre à l’interviewer que je ne l’estime pas, puisque ce serait reconnaître  de facto, que je ne « m’estime pas » à travers mon travail!

Disons que si la qualité du travail pêche ici, c’est du côté de celui qui pose ainsi ce genre de question et qui prend sa réponse à la lettre, sans analyse: Serait-ce un amateur ou quoi?

Pour connaitre quelque chose à propos de la reconnaissance au travail, il faut essayer de mesurer  les effets objectifs du manque de reconnaissance et non pas poser ce genre de question qui implique, par sa réponse, le problème que l’on préfère dénier. Demandez à un alcoolique s’il boit et vous verrez bien que selon lui, il ne boit pas: Reformuler la question semble être un minimum professionnel dans ce cas.

Les personnes qui éprouvent la non reconnaissance au travail essaient, et c’est normal, de garder valorisée leur image d’eux mêmes malgré tout, et donc d’imaginer que le travail pourrait les valoriser. Quand ce n’est pas le cas ,elles adoptent des stratégies , comme le retrait  psychique par exemple, en quoi peuvent consister des arrêts de travail fréquents et courts. Les indices de la déqualification du travail ne manquent pas: les regrouper et les indicer est ce qu’on appelle un travail d’analyse qui consiste justement à analyser les conditions de travail dans leur ensemble, avant d’en tirer les conclusions nécessaires .

 

Thierry Ponsot

 

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l’humiliation d’être licencié

L’humiliation du licenciement économique, la lettre réelle

Avez vous déjà reçu cette lettre ?

« Madame, Monsieur,

Vous êtes de la mauvaise graisse et nous avons décidé de dégraisser les effectifs. Cela tombe sur vous, cela aurait aussi bien pu tomber sur un autre, c’est vous dire combien ce n’est pas « personnel » ; c’est vous dire puisque ce n’est pas personnel, combien personnellement ,vous ne comptez pas ; vous êtes un boulon, un rouage pour des enjeux qui vous dépassent et sur lesquels vous n’avez aucune prise; vous irez pointer au chômage ,au RSA, que nous importe, nous avons un discours tout fait pour la circonstance : il s’agit de « remerciements » ; vous êtes remercié pour votre travail qui ne compte plus pour nous ; vous êtes passé parmi nous ; vous avez servi, vous ne servez plus, que la collectivité vous prenne en charge, ce n’est plus notre affaire, ce n’est plus notre histoire.

Nous avons d’autres choses beaucoup plus importantes à penser: penser  comment engranger le profit maximum en un minimum de temps par exemple, et dés lors, que peut nous importer qui vous êtes, qui vous deviendrez et ce que vous ferez, dés l’instant où nos actionnaires encaissent leurs dividendes et que nos places de dirigeants grassement rémunérées soient pérennes et confirmées.

 Madame,Monsieur, nous vous souhaitons bon vent et qu’il vous emporte comme le grain de sable sur les voies heureuses du désert humain de la pensée dite libérale…

Avec nos meilleures salutations,

La direction générale ».

Cette lettre, totalement fictive bien sûr, il semble pourtant qu’un nombre important de salariés l’aient reçue ainsi et en pleine figure ; elle est évidemment fictive, car elle n’est jamais adressée telle quelle, et pourtant il semblerait qu’une part toujours croissante de salariés ayant été licenciés, remerciés, l’aient ainsi reçue. Seraient-ils tous paranoïaques, gauchistes ou alors ont-ils tous rêvé ou cauchemardé ?

Nous voudrions arrêter un instant la pensée sur ce moment en quoi consiste le fait d’être licencié ; cette démarche est d’autant moins banale qu’on ne s’y arrête même plus, le phénomène étant en lui-même tellement banalisé, courant et général.

C’est ce qu’indique d’ailleurs le terme consacré et triomphant de « flexibilité » ; que veut dire flexibilité ?  Ce terme est emprunté à l’univers du capital c’est-à-dire celui du matériel et des machines ; si l’humain pouvait à l’instar du matériel être parfaitement adaptable, il serait à son instar « flexible » ; flexible : se plier à…

Or un homme qui se plie n’est pas debout, sur un squelette vertical , mais d’adapte en coulant sa forme à la manière d’un matériau qu’on pourrait modeler suivant le moment, le désir, l’aléa, la mode, le modèle, la conjoncture.

Cette idée de flexibilité n’est pas une idée neutre ; ce n’est ni un mot pour rien, ni un mot pour un autre : coulez vous dans le moule ! Voilà ce que dit ce mot de flexibilité et cessez d’être « rigide » c’est-à-dire cessez d’être un squelette qui se tient debout, comme un homme.

Etre licencié dans le monde de la « flexibilité », c’est accepter le licenciement comme une phase nécessaire pour se « plier aux lois du marché » comme le ferait un matériau, une machine, un capital financier et accepter de se déporter d’une entreprise à une autre, d’une condition à une autre, au gré du vent qui souffle sur le grain de sable qui se déplace, se déporte et à qui  on souhaite « bon vent » !

Quoi ? Vous avez des sentiments ? Vous estimez que vous avez travaillé, que vous vous êtes dévoué, que vous avez peiné, souffert dans cette entreprise là, et pas une autre, que vous avez consacré des heures, des nuits, des mois, des années de votre travail, en donnant le meilleur de vous-mêmes dans cette entreprise là et pas une autre, et vous n’acceptez pas votre licenciement ? Vous revendiquez d’avoir un squelette, d’être debout, vous revendiquez votre histoire, votre engagement humain vis-à-vis des hommes, de vos collègues, de votre travail et de sa qualité intrinsèque ?

Mais vous êtes poussiéreux, inadapté, inflexible en un mot!!

Et en plus vous éprouvez un sentiment d’humiliation du fait d’avoir été licencié ?

Alors si vous éprouvez ce sentiment, à l’aune de la flexibilité contemporaine , ce sentiment est anormal ; il ne rentre pas dans la norme d’un homme particulièrement flexible et qui ne devrait éprouver à quitter une entreprise pour une autre, une région pour une autre, un travail pour un autre, un collègue pour un autre, d’autre sentiment que celui qu’il éprouve lorsqu’il change de chemise, de veste ou de pull-over, ou bien quand il change de ligne de bus ou de  métro en allant se rendre le matin à l’atelier ou au bureau.

Aussi ,si ce sentiment d’humiliation subsiste malgré tout, parce que  vous estimeriez que quelque chose que vous appelleriez votre dignité humaine a été atteinte à travers le fait d’avoir été traité comme une machine, un matériau ou un capital flexible , en un mot parce que vous aurez été licencié, il ne resterait plus alors, qu’à vous recommander de consulter votre médecin traitant..

accords maintien de l’emploi contre baisse du coût du travail…accord  » nécessairement perdant »

 L’ambition de cet article est de montrer l’application générale de l’accord « maintien de l’emploi contre baisse du coût du travail » dans l’hypothèse des accords qui sont censés garantir l’emploi contre une quelconque contrepartie salariale , que celle-ci corresponde aux baisses de salaire ou à la hausse de la durée du travail, ou à une quelconque contrepartie de baisse des avantages liés au salaire qui diminuent le coût du travail.

Cette démonstration s’appuie sur un raisonnement de type économique, et qui montre quelque soit l’apparente raison qu’on puisse en invoquer, que cet accord ne peut en aucun cas être « gagnant-gagnant », c’est-à-dire se faire à avantage réciproque pour l’entreprise et pour les salariés ; il est forcément soit « gagnant-perdant » et perdant pour les salariés ,soit plus souvent encore « perdant- perdant »pour les deux, d’où le nom évidemment de la loi elle-même qui y prévaut, « l’accord nécessairement perdant ».L’accord nécessairement perdant  énonce que ce type d’accord produit systématiquement à l’issue de son application« un ou deux perdants » et jamais deux gagnants : examinons cette loi en détail:

Pour cette démonstration, nous avons besoin de reconnaître un certain nombre  de raisonnements économiques.

  1. a)Une entreprise ne gagne de l’argent que si elle a des commandes ; autrement il ne sert à rien de l’alimenter artificiellement en aides , subventions, ou par un effet d’aubaine que procure une baisse momentanée du  coût du travail, si elle n’a pas (suffisamment) de clients
  2. b) si elle a besoin de baisser ses coûts du travail par unité produite ( et de hausser donc sa productivité apparente du travail), alors pour que cette opération ne soit pas artificielle et momentanée, elle a besoin de le faire à coût du travail constant ,en augmentant sa productivité par salarié, et non pas en baissant ses coûts du travail ; autrement dit elle a besoin d’augmenter sa production avec une masse salariale constante sans toucher au salaire ou à la durée du travail ou à un quelconque élément revenant à baisser le coût du travail.
  3.  si elle ne fait que baisser le coût du travail, sans hausser sa productivité à coût constant du travail, l’avantage qu’elle récupère de sa baisse momentanée du coût du travail, sera très vite rattrapé par ses concurrents, notamment par ceux qui réussiront à augmenter leur productivité à coûts constants du travail.
  4.  dés lors, si l’entreprise a les commandes suffisantes , et que d’autre part, elle choisit d’augmenter sa productivité, elle n’a nul besoin d’engendrer une baisse du coût du travail ; si elle n’a pas les commandes suffisantes, elle n’en a nul besoin non plus, ce dont elle a besoin alors ,c’est de trouver des clients (ou de segmenter son marché ou de trouver des nouvelles productions).Si elle ne choisit pas d’augmenter sa productivité , la baisse des coûts salariaux n’aura qu’un effet d’aubaine momentané qui sera très vite rattrapé et qui l’obligera, dans un marché concurrentiel, à devoir de toutes façons à terme restructurer son outil de production en vue de hausser la productivité.

Dés lors, les accords dans lesquels s’engagent les salariés et leurs représentants en acceptant des baisses de coûts du travail (baisse de salaire ou hausse de la durée du travail à salaire constant) suivant les cas , aboutissent aux effets suivants, suivant les situations de l’entreprise :

cas n°1 :l’entreprise a des clients et une bonne productivité vis-à-vis de la concurrence

Un tel accord dans ce cas n’a qu’un effet d’aubaine pour l’entreprise : entreprise gagnante(1) salariés perdants (0)

cas n°2 : l’entreprise manque de clients : dans ce cas l’urgence est de trouver des clients, de hausser la productivité et sans doute, de diversifier la production en trouvant de nouveaux clients.

Un tel accord aboutissant à une baisse des coûts du travail, détourne dans ce cas l’entreprise de l’urgence, pour trouver un oxygène provisoire dans la baisse du coût du travail qui sera vite rattrapée si elle ne résout pas ce qui est urgent.

Un tel accord est donc certainement perdant pour les salariés ,à la fois immédiatement et à terme, où ils risquent de toutes façon les licenciements à terme ,et probablement perdant pour l’entreprise aussi ,qui ne se concentre pas sur ses vrais problèmes et ne fait que perdre du temps vis-à-vis de son souci principal : trouver des clients

cas n°3 : l’entreprise a des clients mais un problème de productivité

Dans ce cas l’urgence est à l’investissement ,à la fois en capital et en formation, à revisiter ses procès de production, voir son organisation du travail : dans un tel contexte, baisser le coût momentané du travail est une fausse solution qui n’apportera rien, sinon un nouveau retard sur la nécessité et l’urgence de réelles solutions : l’entreprise est perdante à terme et les salariés le sont aussi ,immédiatement d’abord et surtout à terme, car ils risquent le licenciement et peut être plus encore, après avoir vu diminuer leurs salaires ou augmenter leur durée de travail à salaire constant.

cas n°4 : l’entreprise est en difficulté momentanée à cause d’un marché qu’elle juge momentanément défaillant

Alors le risque est double ! qu’elle se trompe sur son jugement (le marché ne reviendra peut être jamais)et de plus ,dans un tel contexte, il est surtout urgent d’investir, (en moyens de formation pour les salariés et en capital) pour diversifier la production, afin de prévenir l’hypothèse d’une défaillance du marché ; ce n’est donc pas le moment de « baisser le coût du travail », mais d’élargir les possibilités actuelles du marché : un tel accord est donc probablement perdant pour l’entreprise et surement perdant pour les salariés

On le voit donc : une baisse du coût du travail qui ne s’accompagne pas d’une hausse de la productivité du travail à coûts constant du travail est un leurre dangereux qui ne peut apporter qu’un faux semblant de compétitivité à l’entreprise ; mais alors, si ce qui est visé est la hausse de productivité du travail à coûts constant du travail, les solutions sont : l’investissement, la formation des salariés, l’organisation du travail plus performante. Dés lors il n’y a pas besoin de baisser le coût du travail , mais de hausser à coût du travail constant, la production, et donc de hausser la productivité du travail ; cette solution présente  l’avantage incomparable de maintenir l’entreprise au niveau de la concurrence et même peut être, de lui procurer un avantage décisif sur ce point ; cela l’oblige à « ne pas s’endormir sur ses lauriers » au contraire d’une solution de facilité en quoi consiste la baisse du coût du travail.

 

Cas n°5 : l’entreprise est en extrême difficulté

Dans ce cas, surtout un tel accord ne sert strictement à rien, sinon à reculer momentanément l’échéance fatale avec en prime une baisse des droits futurs pour les salariés qui, de toutes façons, n’empêcheront pas la faillite programmée  sans restructuration complète de l’entreprise.

On voit donc que dans tous les cas, s’engager sur la seule voie de la baisse des coûts de travail est un leurre qui coûte cher ,avant tout aux salariés , tout de suite, et même pour plus tard ensuite, et n’apporte jamais de réelle solution gagnant-gagnant, y compris pour l’entreprise.

 

l’humiliation au travail

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Le sentiment d’humiliation que ressentent nombre de salariés au travail n’est pas seulement un sentiment personnel : c’est aussi une construction organisationnelle qui le favorise.

Comment percevons nous que ce sentiment  se développe pour les salariés dans les organisations ? Nous disposons d’un premier indice massif : le développement continu des plaintes liées au harcèlement moral ; devrions nous citer une source de ce développement, que nous pourrions déjà nous baser sur notre propre lectorat ; de loin, les articles les plus lus sur irpforma concernent le harcèlement moral et ils représentent au moins 50% des articles consultés ; ils sont chaque jour, et depuis maintenant plus de deux ans ,en tête de tous les articles consultés sur ce site.

Or, la perception d’être harcelé relève ,au-delà de la nature juridique qualifiant le harcèlement, d’une modification permanente et continue du rapport de travail ; tout d’abord cette perception relève d’un vécu au travail où les repères collectifs s’estompent, car la perception d’être harcelé s’appuie en premier lieu sur l’impossibilité ressentie par le salarié de pouvoir s’appuyer sur une communauté de travail pour exprimer ses difficultés au travail ; autrement dit , choisir d’exprimer sous le registre du harcèlement son mal être au travail, signifie d’abord que ce mal être ne trouve pas d’autre forme d’expression ,et notamment à travers un cadre collectif d’expression de ses conditions de travail ; cela renvoie à l’échec des groupes d’expression sur les conditions de travail, pourtant prévus par le législateur dés 1982 !

il est clair qu’un salarié qui se dit harcelé est d’abord un salarié qui se sent isolé, car un salarié non isolé ne percevra pas sous le registre du harcèlement ce qu’il subit dans son travail, mais il pourra l’exprimer en terme de « conditions de travail ». ce n’est pas « le chef qui harcèle » , mais  c’est l’organisation du travail qui permet de ressentir comme harcelante la pression du « chef »; sinon et en dehors de cette perception de harcèlement, il reste à examiner l’ensemble des conditions de travail du salarié , ce qui devrait être la tâche par exemple , du CHSCT.

La perception de harcèlement qui se développe ainsi apparaît donc avant tout comme un effet de l’inefficacité des dispositifs collectifs à cadrer le mal être au travail pour en donner concrètement l’expression, à travers une forme de volonté collective à améliorer les conditions de travail ; à contrario, si tous les salariés avaient, par exemple, concrètement l’expérience de CHSCT efficaces à cette amélioration des conditions de travail , ils vivraient moins leur expérience de travail sous le registre d’un harcèlement individuel, mais plus sous le rapport d’une conscience collective, car ils sauraient qu’ils ne sont pas seuls dans leurs situations ; or la perception du harcèlement tient justement à ce que chacun se sente isolé dans sa souffrance et pense, consciemment ou non, qu’il est seul à l’endurer. Le développement des plaintes pour harcèlement indique et signe que le vécu au travail bascule du côté d’une perception du travail sous le registre de l’isolement au travail, où chacun se sent isolé dans sa bulle, quelle que soit la promiscuité apparente .

Mais cette perception du travail a d’autres conséquences : elle entraine un changement de nature des sentiments, ce qui est plus difficilement perceptible à cause de la labilité des sentiments : cependant, on peut dire globalement que le salarié, dans un cadre de travail frustrant, se ressent aujourd’hui plus facilement humilié qu’il ne se ressent frustré ou en colère, toutes chose égales par ailleurs.

L’apparition de plus en plus fréquente du sentiment d’humiliation au travail exige de notre part une explication sur ce sentiment lui-même : quand se sent-on « humilié » ?

D’abord on ne confondra pas les « vexations » dont peut faire l’objet le salarié et qui peuvent être épisodiques avec le profond sentiment d’humiliation, qui est une résultante, un état dans lequel au plus profond, le salarié vit son rapport de travail; certes l’ensemble des vexations peut alimenter un sentiment d’humiliation, mais celui ci peut s’alimenter aussi en dehors de toute vexation caractéristique.

Essayons alors d’analyser le contenu même du sentiment d’humiliation. 

Dans un cadre organisationnel, on peut dire ceci : trois conditions conjointes permettent l’apparition d’un sentiment d’humiliation :

  1. La première est le sentiment d’impuissance au travail, sentiment dans lequel le salarié, consciemment ou inconsciemment, est amené à se dire : « quoique je fasse, cela n’améliorera pas mes conditions de travail » ; c’est l’impuissance, quoi qu’on fasse ; ce sentiment est nécessaire pour ressentir l’humiliation car sinon, le salarié trouverait par lui même les moyens d’en sortir; ce sentiment d’impuissance est nécessaire ,mais pas suffisant à lui seul pour créer le sentiment d’humiliation, s’il n’est accompagné des deux conditions suivantes :
  2. La deuxième condition est que le salarié perçoive, à juste titre ou non, que son impuissance au travail est relié à une manipulation délibérée qui fait qu’autrui (l’entreprise, le chef ,le responsable, l’organisation) possède les informations nécessaires qui lui permettraient de lever son impuissance, mais que justement ces informations ou ces moyens ne les lui sont pas  donnés : ce stade permet d’entretenir une forme de rage impuissante qui empêche d’ailleurs le salarié de tomber dans la dépression pure de l’impuissance, car il va pouvoir alors se figurer à l’origine imprécise de son impuissance ,une « manipulation ».

Les deux premières conditions cependant, ne suffisent pas encore à générer un système dans lequel perdurerait le sentiment de rage impuissante jusqu’à l’humiliation, s’il n’ y avait dans cette « recette du sentiment d’humiliation », un élément qui va stabiliser ce système ; or cet élément qui stabilise le système du sentiment d’humiliation est justement la réponse inadéquate de l’organisation (du chef, du responsable) à ce qui lui fait face : au lieu de donner au salarié les éléments d’information manquants(les moyens manquants) et qui permettent de déjouer l’idée de manipulation, l’organisation (le chef, le responsable) fait le contraire : considérant que le salarié n’est pas en état, ou en situation, d’avoir les moyens propres de sa propre information complète, elle omet, elle dissimule, elle oblitère, elle se défausse, autrement dit, elle confirme(consciemment ou non) vis-à-vis du salarié qu’il est bien victime d’une « manipulation ».

On peut citer une situation  à titre d’exemple, que chacun reconnaîtra aisément: il s’agit du film « le dîner de cons » (film de Francis Weber, dont le héros est Jacques Villeret); la victime se sent impuissante et manipulée, elle n’a pas l’information suffisante et elle ne sait pas que le dîner auquel elle est invitée est un dîner qui a pour but de sélectionner « un con« . Elle est en situation d’être « humiliée ». Combien de salariés subissent une situation semblable dans les organisations contemporaines? Ils se ressentent impuissants ,manipulés et se demandent s’ils ne participent pas à « un dîner de cons »?

 L’ensemble des trois conditions- impuissance, sentiment de manipulation et réponse inadéquate apportée de la part de l’organisation, permettent de stabiliser et d’installer au cours du temps, un puissant sentiment d’humiliation,  dont nous laissons le soin aux lecteurs d’imaginer ce qu’il peut provoquer : nous ferons trois remarques sur ce processus :

  1. D’abord ce processus n’est pas forcément conscient de part et d’autre, et il faut bien voir qu’il fonctionnera, que la manipulation soit réelle ou non, qu’elle soit établie consciemment ou non : la vérité psychique peut être non délibérée , elle n’en a pas moins des effets qui sont bien réels.
  2. Les lecteurs devront donc en déduire que l’humiliation est un phénomène de « communication » et non pas un phénomène intra-individuel ; que le salarié parte sur une idée vraie ou fausse d’être manipulé, il importe peu, ce qui importe c’est la réponse qui  est apportée, car c’est elle qui confirmera ou infirmera le sentiment d’humiliation.
  3. Dés lors la tâche de l’organisation (du responsable, du chef) n’est pas tant d’apporter les réponses concrètes au salarié sur le plan de sa plainte de travail, que de lui permettre de restaurer son sentiment de maîtrise sur son propre travail ,en clarifiant les données et les informations selon lesquels le salarié lui même peut reprendre le pouvoir  d’agir sur sa perception ; autrement dit, il doit jouer « carte sur table »,pour restaurer à la fois le sentiment de puissance du salarié et en même temps, dégonfler l’hypothèse d’une manipulation.

La conclusion  nous amène à penser ainsi : peu importe la réalité des faits dans le sentiment d’humiliation, ce qu’il faut pouvoir produire, c’est de dégonfler ce qu’elle contient de sentiment d’être manipulé, et qui serait justement susceptible de déformer cette réalité. Dans la mesure où le sentiment d’humiliation s’estompe, il laissera place aux réalités sous jacentes. Et parmi ces réalité sous jacentes ,il y a le sentiment d’isolement.

C’est en fait l’isolement qui permet la croissance de cette bulle en quoi consiste le sentiment d’humiliation, sans lequel il ne « prendrait pas » cette ampleur. Le « dîner de cons » s’appuie sur l’isolement du héros « Jacques Villeret »; si Jacques Villeret n’avait pas  été un personnage parfaitement isolé, il n’y aurait pas de « diner de cons » possible!.

 l’isolement croissant des salariés dans leurs bulles de travail , isolement qui favorise le sentiment d’impuissance, entraîne en conséquence possible un vécu au travail sur le mode de la persécution.

Cette modalité de perception, sous l’angle de la persécution, peut être vécue sur le mode du harcèlement et de l’humiliation. En ce sens, l’humiliation n’est pas seulement une modalité de harcèlement (comme l’ont déjà établi de nombreuses jurisprudences à ce sujet), mais un sentiment qui le sous tend quand le salarié,impuissant, se sent manipulé et qu’il se sent isolé dans « son » problème .  Devons-nous laisser chaque salarié, seul ,résoudre le problème de son propre isolement ?

Nous pensons bien sûr à irpforma, qu’il s’agit justement d’un problème collectif et que si chaque instance (CE ; DP ; CHSCT) , chaque groupe de travail intéressé à la qualité du travail et de ses conditions, peut et doit jouer un rôle efficace dans l’organisation, c’est bien afin de prendre en charge collectivement ce problème d’isolement des salariés, plutôt que de passer son temps à déplorer « l’individualisme des salariés », comme le font encore beaucoup !

Thierry Ponsot

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qualité du travail et qualité de vie au travail: le temps des dérives

De la qualité du travail à la qualité de vie au travail, il y a un filet dérivant dont, pour poursuivre la métaphore de la pêche, nous craignons fortement qu’il n’ entraîne le poisson à finir par se noyer.

Le poisson c’est la qualité du travail: la qualité du travail en appelle à la qualité intrinsèque du travail aussi bien qu’à la qualité des conditions dans lesquelles le travailleur l’effectue.

la qualité du travail satisfait à l’exigence de qualité du travailleur lui même ,en apportant la notion de travail bien fait et de qualité et que ce travail se réalise dans de bonnes conditions fait partie de cette qualité du travail.

C’est la qualité du travail qu’il s’agit en premier lieu d’améliorer à travers ses conditions, qui sont les conditions de travail.

Ce sont les conditions de travail qui sont l’objet au cœur de la compétence d’un CHSCT , Comité d’hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail.

La qualité de vie au travail est un concept différent, qui fait appel à des acteurs différents. La qualité de vie au travail n’est plus centrée sur le processus de travail lui même et sur ses conditions d’exercice, mais sur la personne du salarié .

Or une infinité de facteurs agissent pour déterminer sa qualité de vie au travail du salarié; ces facteurs sont aussi bien externes à l’entreprise qu’internes; y entrent notamment en compte des éléments qui appartiennent à la sphère d’ordre privé et relative aux comportements du salarié, à son hygiène de vie,  au comportement alimentaire, à son équilibre de vie, toutes choses qui sont de l’ordre de sa sphère intime.

Nous avions déjà , en analysant l’esprit de l’ accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail du 19/06/2013, souligné le risque de confusion existant entre s’occuper de la qualité de vie au  travail  et s’occuper de la vie privée des salariés  .

En effet, cet accord national interprofessionnel, sous prétexte « d’élargir »le champ des conditions de travail à celui de la qualité de vie au travail, intègre les dimensions qui ressortent de la sphère hors entreprise .

Il intègre les rapports entre vie privé et vie professionnelle des salariés, (comme par exemple concernant les conditions de transport entre le domicile du salarié et l’entreprise, ou les services améliorant le quotidien des salariés au travail ,services aux salariés pour améliorer leurs qualité de vie , comme des services de conciergerie, de garde d’enfants etc.) .

Or, ces domaines d’amélioration de la qualité des conditions de vie au travail, jusqu’ à présent et selon une jurisprudence constante (1975), relèvent en fait du monopole de gestion des activités sociales et culturelles dont la définition est donnée par la Cour de Cassation.

ainsi  selon la Cour de cassation:

« Constitue une activité sociale et culturelle toute activité ,non obligatoire légalement, quel que soit sa dénomination, la date de sa création et son mode de financement, exercée principalement au bénéfice du personnel de l’entreprise, sans discrimination, en vue d’améliorer les conditions collectives d’emploi , de travail et de vie du personnel au sein de l’entreprise »(ch.soc,13/11/1975)

Aussi notre inquiétude quant à cette confusion sur la qualité de vie au travail qui intégrerait les dimensions hors travail, s’appuie-t-elle d’abord sur une donnée évidente et fondamentale et qui a son cadre juridique :

 En aucun cas les CHSCT ne sont habilités juridiquement à traiter des conditions hors travail qui peuvent influer sur la « qualité de vie au travail ». Traiter de ses conditions hors travail et du lieu de travail, reviendrait donc à exclure les CHSCT de leurs mises en œuvre effective ; prenons un exemple : que l’entreprise mette ou non un transport domicile travail au service des salariés ne relève pas du champ des compétences d’un CHSCT, mais éventuellement du monopole de gestion des activités sociales et culturelles d’un CE, activités dont, nous dit la cour de cassation « l’objectif est d’assurer l’amélioration les conditions collectives de vie et de travail »des salariés.

Cette négociation sur la qualité de vie au travail du 19/06/2013 est donc, dans ce sens, en partie hors sujet et empiète, de fait, sur le monopole de gestion des activités sociales et culturelles du CE.

Mais outre cet argument juridique de base, se profile une autre confusion, qui peut être selon nous autrement plus redoutable : c’est la confusion entre qualité du travail (et de ses conditions) et qualité de vie au travail, qui serait prise sous la forme d’une qualité de vie en dehors de la qualité du travail lui-même, mais sur son lieu, c’est-à-dire « au lieu d’elle »

Pour donner un exemple typique : qu’on en vienne à s’occuper de la qualité de gestion du stress par la secrétaire (condition de sa qualité de vie au travail), à la place de s’occuper d’améliorer la qualité du travail effectif de la secrétaire, qui  subit des doubles contraintes paradoxales toute la journée durant ( qualité du travail et de ses conditions), ce qui génère son stress.

C’est ainsi que la préoccupation de la qualité de vie au travail en viendrait à détourner de se préoccuper de la qualité du travail.

Donnons un exemple encore plus intéressant pour l’avenir:  certaines compagnies de mutuelles privées vont  négocier dans les entreprises des contrats, sous le prétexte « d’améliorer la qualité de vie au travail des salariés».

Pour cela, elles mettront en avant qu’elles vont « améliorer la qualité de vie au travail » en proposant aux entreprises de gérer les comportements attendus des salariés en matière de tabagisme, de diététique, de comportements sains, et dont elles seules seraient amenées à statuer sur le caractère sain. Imaginons alors que ces normes de santé fassent partie d’un contrat entre l’entreprise et la mutuelle,.

Que resterait il alors aux CHSCT de prérogatives, puisque le cadre de la « qualité de vie au travail  » inclue aussi bien le comportement individuel au travail en le confondant nommément avec la qualité du travail et de ses conditions ? Et que resterait-il de la liberté des salariés de vivre comme ils l’entendent ? Va-ton alors assister à une chasse, dans l’entreprise, aux comportements anormaux sous prétexte d’améliorer « la qualité de vie au travail » ? Les salariés en surpoids et les fumeurs n’auront-ils alors  qu’à bien se tenir ?

Sommes nous excessivement pessimistes à craindre ce type de dérive ou de dérivatif confusant, qui amènerait à détourner l’attention de ce qui reste un domaine où la prérogative du CHSCT est la plus fondamentale – l’amélioration des conditions de travail -vers l’amélioration des conditions de vie « au travail », où le CHSCT n’est pas toujours juridiquement compétent ,et ensuite vers le lien entre vie privée et vie dans l’entreprise  où le CHSCT ne serait franchement plus juridiquement compétent ni légitime du tout à intervenir?

Hélas nous avons de bonnes raisons de craindre cette dérive de la qualité du travail vers la qualité de vie au travail : pourquoi ? Parce que nous la constatons déjà  : comment ?

  •  en constatant d’abord la préférence des entreprises pour orienter hors l’entreprise la prévention des risques psychosociaux inhérents à l’organisation du travail dans l’entreprise . Elles ont déjà bien trop cette tendance à ne pas s’occuper de la qualité du travail et de ses conditions pour trouver des solutions extérieures et qui ne mettent pas en cause l’organisation du travail dont dépend la qualité du travail Cette préférence se manifeste par exemple, par la faiblesse des mesures de prévention primaire concernant les risques psychosociaux, telles que les entreprises les mettent en place . Cette faiblesse de la prévention primaire, et donc organisationnelle, au profit de la prévention secondaire ,dit assez la difficulté des entreprises à regarder du côté de l’organisation du travail pour la remettre en cause ,et souligne l’intérêt presque exclusif qu’elles portent à la prévention secondaire en son lieu et place : ainsi préférera-t-on largement mettre en place dans les entreprises ,à titre de prévention du stress au travail, des « numéros verts »  (exemple:des psychologues extérieurs à appeler sur une ligne spéciale en cas de stress au travail- prévention secondaire-), plutôt qu’à revoir l’organisation du travail générant le stress (prévention primaire) pour ne plus en générer, c’est-à-dire à ne plus générer le risque de stress lui-même.
  • Cette tendance à chercher à l’extérieur des solutions à un problème avant tout interne, s’accompagne d’un discret mais réel transfert de responsabilité: Après tout ,le stress au travail, par exemple, ne deviendrait  il pas alors le problème des salariés (à eux de savoir gérer leur stress) ,et non plus celui de l’organisation du travail qui génère le risque de stress; mieux vaut alors payer un sophrologue pour « améliorer la qualité de vie au travail » en  relaxant  des salariés une fois par semaine, que de revoir les processus d’organisation du travail pour améliorer la qualité du travail.
  • Dés lors il est plus simple de sélectionner les « salariés résistants au stress et sachant le gérer » que de gérer ses causes ; insensiblement le problème se transforme donc , de problème relatif à l’organisation du travail en problématique du salarié en personne; l’approche de la « qualité de vie au travail » permet le glissement de responsabilité de l’organisation du travail vers une problématique du salarié ,ce que ne permet justement pas l’approche centrée sur la qualité du travail et de ses conditions (de travail) .
  • par ailleurs, la rigidification des processus de travail  amène de plus en plus les entreprises  à normer et à codifier les actes de travail , de telle sorte que l’espace restant pour modifier réellement le travail dans le sens d’une qualité du travail améliorée se voit restreint comme peau de chagrin. Car non seulement, les objectifs chiffrés et non négociables dans quasi toutes les professions affluent de partout, (secteurs privés, publics, Santé , tertiaire, banques, assurances), mais l’espace de discussion et de négociation autour de la qualité du travail lui-même se restreint, chacun étant assigné de plus en plus par ses objectifs personnalisés et quantifiés ( lean management en croissance   exponentielle dans le tertiaire et jusqu’aux cliniques privées, ainsi que le management par objectifs, dans le tertiaire public et privé).
  • enfin, la difficulté extrême qu’éprouvent actuellement les CHSCT pour appréhender le cœur de leur mission et ne pas se disperser sur des objectifs qui ne relèvent pas de ce cœur facilitera ,on le craint , leur dispersion à se focaliser sur la qualité de vie plutôt que sur la qualité du travail :  c’est déjà ainsi que beaucoup se dispersent, comme par exemple lorsqu’ils collaborent aux enquêtes de l’employeur pour trouver le coupable du harcèlement moral , plutôt que d’enquêter pour prévenir le harcèlement en se centrant sur l’organisation du travail l’ayant rendu possible, comme lorsqu’ils confondent leurs missions avec celles des DP ,en se centrant sur les cas individuels au lieu de se centrer sur la prévention collective, primaire si possible, afin d’éradiquer ,ou sinon de diminuer, les risques professionnels dont font partie les risques psychosociaux (stress, harcèlements , violences).
  • Dés lors, la tentation sera forte pour les CHSCT de laisser tomber l’amélioration de la qualité du travail pour s’occuper de collaborer à la surveillance des normes de santé devenues obligatoires pour tous les salariés au titre des exigences des mutuelles ,par exemple.

Alors non, nous ne sommes pas exagérément pessimistes sur les dérives qui , de la sémantique  entre qualité du travail et qualité de vie au travail, risquent de faire dériver :

  • De la recherche d’amélioration de la qualité du travail et de ses conditions, qui implique une pensée du travail , de son processus, de son utilité et des conditions  qui le composent, vers la recherche exclusive d’amélioration des normes prescrites au salarié pour qu’il reste performant sur son lieu de travail par l’application de normes de santé (posées par l’intermédiaire des mutuelles de santé, notamment).
  • De l’amélioration de sa qualité de vie  au travail vers l’application de normes extérieures au travail ,et sur lesquelles CE comme CHSCT seront contournés, ou détournés de leurs missions, pour régenter les comportements des salariés eux-mêmes dans leurs vies privées , sous le prétexte « d’améliorer leur qualité de vie au travail », avec ,en prime l’arrivée d’acteurs extérieurs à l’entreprise, très intéressés, qui imposeront leurs normes de santé aux entreprises, et par là même aux salariés qui les composent, en empiétant  sur leur liberté fondamentale d’en décider par eux-mêmes.

Ce que nous souhaiterions le plus, c’est de nous tromper, mais il est à craindre que l’avenir nous donne raison très vite.

Sylvia Hay et Thierry Ponsot

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Que cache l’inflation des procédures et des normes dans le travail?

L’univers Courtelinesque auquel nous sommes de plus en plus soumis, et finalement presque habitués au travail,  pourrait faire sourire un martien qui ,lors de sa première visite sur Terre, voudrait comprendre comment on y travaille.

Il ne manquerait alors pas d’observer des phénomènes tentaculaires qui se renforcent en boucle et se développent à grande vitesse:

Premièrement, il constaterait l’accroissement sans précédant des activités de « reporting » et cela dans tous les secteurs, publics comme privés, secteurs de la santé comme secteurs industriels, services de l’Etat ou services privés, où à la limite beaucoup de salariés passent désormais plus de temps à justifier de leurs activités qu’à les réaliser,

Ainsi  ces salariés passent ils leurs temps  principal à fournir d’innombrables rapports et statistiques sur leurs activités à des services de tutelle (ARS pour le secteur de la Santé), de contrôle (services de l’Etat) ou de coordination (Comex des grands groupes), rapports et statistiques dont il n’apparaît pas vraiment nettement aux yeux des intéressés qui les exécutent qu’il en  ressorte nécessairement une utilité directe en retour, utilité qui serait  en tous cas comparable à l’effort qu’ils ont dû  fournir pour en transmettre les données.

Outre la perte de temps que fait prendre ce « reporting » ,quasi permanent dans bien des cas, et qui se trouve être chaque fois du temps amputé au service actif qu’est censé rendre le salarié, l’efficacité générale du système de reporting dans le retour concret et opérationnel entre gain réel et coût (en temps et donc en argent) apparaît pour le moins problématique…car si ce gain est réel , alors les salariés ne s’en  aperçoivent que rarement, l’autre hypothèse restante serait  que ce gain soit carrément mineur par rapport au coût réel qu’il engendre.

Mais ce phénomène seul, ne suffirait peut être pas encore à dérider franchement notre martien venu observer notre façon de travailler sur Terre, si on ne lui ajoutait pas son  corollaire, en quoi consiste le développement, quasi monstrueux dans tous les secteurs de l’économie, même à des proportions différentes, des normes et des procédures applicables .

Bien sûr nos réflexes, peut être déformés, nous inclinent à penser spontanément que cette inflation gigantesque de procédures et de normes en tous genres augmenterait la sécurité, que cette sécurité soit celle du consommateur, de l’usager ou qu’elle concerne la qualité du produit.

Qui ne pense spontanément par exemple, et surtout en France, que les procédures doivent être le plus nombreuses possibles, voir les plus tatillonnes possibles ,pour assurer la sécurité alimentaire des produits fabriqués ?

Mais cette façon de penser très automatique laisse pourtant une faille derrière elle et qui coûte cher  : celle de la qualité du travail elle-même et derrière elle encore, celle de l’excellence professionnelle.

Est-on plus rassuré par l’avalanche des procédures et des normes qui contraint le travailleur, ou par la qualité d’apprentissage et d’excellence des travailleurs qui maîtrisent leurs savoir faire ? Qu’est ce qui nous rassure au fond ?

L’apparente évidence selon laquelle c’est la norme et la procédure qui augmenteront notre sécurité engendre plusieurs coûts invisibles, qu’il serait peut être temps de considérer :

D’abord, un coût économique croissant ,du fait du matériel de contrôle nécessaire à ce système procédural et normatif proliférant qui coute de plus en plus cher et qui s’ajoute au prix de revient.

 A ce titre, il est intéressant de noter que le récent conflit des éleveurs en France en juillet 2015 a fait apparaître que la différence entre le prix payé aux éleveurs pour la viande bovine – prix trop peu élevé – et le prix élevé que paye le consommateur ,ne provenait pas tant des marges du distributeur, que des coûts normatifs engendrés par l’accumulation des normes et des procédures de contrôle liés aux exigences sans cesse accrues de normes et de procédures dans le secteur alimentaire.

Ceci conduit à une élimination progressive de tous ceux qui ne peuvent prétendre suivre la cadence économique qu’imposent ces coûts normatifs et procéduraux  qui tendent à devenir exorbitants : les restaurateurs, par exemple n’auront pas besoin de traduction pour comprendre là ce dont il s’agit : si on continue de leur imposer des normes de plus en plus draconiennes et qui plus est, changeantes, beaucoup disparaîtront, dont on n’est pas au fond certain qu’ils s’agirait des plus mauvais, mais certainement ,il s’agira des moins riches.

Ensuite, et c’est un point auquel on ne fait pas attention, l’inflation des normes et des procédures impose un changement du type de travail demandé au salarié qui devient, quoiqu’il en soit, absorbé de plus en plus par la procédure à respecter plutôt que par l’excellence à exercer le métier qu’il exerce.

Ainsi, beaucoup de discussions entre salariés consistent à savoir s’ils ont satisfait aux exigences normatives imposées bien plus qu’à se soucier de la qualité de leur travail, ceci est flagrant dans le secteur de la Santé par exemple, mais pas exclusif à ce secteur.

Certains pourraient objecter à cette remarque que le respect de la procédure fait partie de l’excellence du professionnel à exercer sa profession, mais ce n’est pas le cas, ou plus le cas, car en réalité l’inflation des procédures rend inassimilable l’intégration des procédures normatives dans le contexte pertinent d’un savoir être professionnel.

Car en réalité, dans l’excellence professionnelle, la norme et la procédure ne font pas l’objet d’un apprentissage direct en tant que norme, mais d’un apprentissage indirect en tant que comportement impliquant au-delà d’un savoir faire, un savoir être.

Par exemple, l’apprenti cuisinier apprend de son maître que toucher la nourriture implique qu’on se lave les mains au préalable, non parce qu’il apprend à appliquer une procédure, mais parce qu’il suit, d’homme à homme, un enseignement dans lequel entre en partie la procédure (se laver les mains) au sein d’un comportement général de respect de soi, du travail et du produit.

Autrement dit, l’apprenti se forge une « conscience professionnelle » au sein de laquelle les procédures sont inscrites pour une excellence de la qualité et pour  l’excellence professionnelle . le Maitre d’apprentissage , à la limite ,n’a même pas besoin de « lui inculquer la procédure » en lui répétant de se laver les mains ,car c’est inscrit dans l’excellence d’un comportement général qui vise à la qualité et du travail et du produit.

Or, ce qui est en cause aujourd’hui à travers l’inflation des procédures , c’est la substitution de la procédure à la qualité du travail, car ce que cherchent les systèmes contemporains ,c’est à éliminer la part humaine de la transmission qui est soupçonnée d’être entachée « d’erreurs ».

L’exemple le plus fameux pourra s’illustrer à travers celui de la joaillerie ; il est de tradition, dans la joaillerie pour les professionnels, de se faire confiance et de se passer de l’un à l’autre des bijoux d’une très grande valeur et ce, sans aucune procédure de contrôle ; il s’agit là d’un savoir être transmis de joaillier à joaillier. Ainsi peut-on dire que chez les joailliers la procédure de contrôle est incluse dans la valeur « honnêteté », qui est la confiance que s’accordent les joailliers entre eux ; cela fait partie du « savoir être joaillier », bien au delà de toute procédure de contrôle.

Lorsque certains fonds de pension ont pris le contrôle de maisons de joaillerie, ils ont été totalement affolés par cette pratique d’ailleurs ancestrale dans la profession de se passer les bijoux d’une grande valeur  entre joailliers et ce,sans aucun contrôle ; qu’ont-ils alors fait ? Ils ont mis en place des procédures de contrôle pour faire circuler les bijoux entre les joailliers, ce qui montre bien la nature du problème posé : à défaut de faire confiance aux professionnels, ils ont substitué ,au savoir être professionnel ,des procédures de contrôle, détruisant au passage la transmission d’un savoir être au profit d’un savoir faire procédural : ont-ils pour autant augmenté la sécurité ? On se permettra d’en douter.

Inflation du reporting, inflation des normes et des procédures relèvent donc bien d’un point de vue commun qui se trouve être l’absence de confiance dans l’excellence du travail transmis par expérience d’Homme à Homme.

Aussi parlera-t-on à juste titre d’inflation procédurale dans ce sens : il ne s’agit pas de contester le bien fondé selon lequel il y  a des procédures normales, mais il s’agit d’interroger l’inflation ( à la manière d’un économiste) procédurale et normative, et de regarder ce qu’elle recèle de caractère anormal, voir monstrueux. Or notre analyse jusqu’à présent permet au moins d’en comprendre un mécanisme qui va engendrer une boucle d’auto alimentation.

Dans la mesure où la procédure se substitue à la confiance en la qualité de la transmission d’Homme à Homme à travers l’excellence professionnelle , il est clair qu’à terme, elle affecte cette qualité elle-même ; il y aura effectivement de moins en moins de professionnels dignes de confiance puisque les procédures et les normes se seront substituées à eux ; dés lors ,le système s’auto-justifiera de remplacer d’autant plus la transmission humaine par de la transmission de procédures ; cette transmission de normes et de procédures sur ces deux volets, reporting permanent d’un côté  et fabrique de normes et de procédures de l’autre, s’accroît alors au fur et à mesure :

  1. Par la hausse du reporting, toujours de plus en plus important, parce que ce reporting permet d’alimenter les transmissions de procédures à la place de la transmission d’homme à homme, car c’est le reporting des activités  qui permet de dégager les procédures et les normes. Ainsi les actes et activités de travail sont ils de plus en plus  codifiés, normés et susceptibles de transmissions par simples procédures normatives, sans transmission d’expérience d’homme à homme à travers la transmission d’un savoir être.
  2. Par la hausse des procédures et des normes à la place des transmissions de savoir être professionnels, et d’une économie qui basera sa sécurité sur le respect des procédures en disqualifiant de plus en plus l’expérience transmise d’homme à homme à travers un savoir être.

Le mécanisme d’inflation procédurale s’explique alors par une boucle auto-renforçante entre nécessité croissante de décomposer toujours plus les activités en normes procédurales, et substitution des procédures à la confiance en la transmission du savoir être professionnel, transmis d’homme à homme dans l’expérience professionnelle.

Cette inflation a encore un effet indirect, en ce qu’elle ne permet plus aux salariés de distinguer entre norme utile et norme générée par l’inflation procédurale, accroissant la confusion déjà régnante dans les esprits  entre une nécessité liée à une juste norme et un effet pervers lié à l’abus de procédures et de normes.

C’est pourquoi seul un martien serait finalement  tenté de rire en observant cette évolution inquiétante du travail humain.

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harcèlement moral: une perception qui se développe

Pourquoi la perception d’être harcelé au travail se développe-t-elle autant?

Si l’on considère le problème du harcèlement moral sous l’angle purement individuel du méchant harceleur qui choisit une innocente victime pour défouler ses mauvais instincts et persécuter son collègue, ou son subordonné, il est sûr que la question posée : « pourquoi les faits de harcèlement moral sont ils de plus en plus évoqués par des salariés qui s’en disent victimes ? »- trouve une réponse simple et d’une désarmante naïveté : parce qu’il y aurait de plus en plus de vilains méchants persécuteurs au travail ; cette réponse a le mérite de la simplicité ,mais le fait est qu’elle ne nous mènera pas loin dans la réflexion et qu’elle nous obligera à baisser les bras immédiatement : que peut on y faire alors, et comment, surtout, prévenir les faits de harcèlement ?

C’est ainsi que les réponses simples et courtes apparaissent pour ce qu’elles sont : des moyens de paresse pour justifier l’absence de réflexion sérieuse sur un sujet qui préoccupe de plus en plus les salariés, les élus du personnel (CE,CHSCT,DP) et les entreprises elles mêmes, ainsi que les inspecteurs du travail et les cours de justice. Cette préoccupation majeure ,nous en avons d’ailleurs l’écho à irpforma : les articles les plus lus sur notre site, et de loin, sont les articles qui ont comme sujet le harcèlement moral, parmi tous ceux qui concernent l’organisation du travail  et les différentes problématiques vécues par les salariés.

Le harcèlement moral est de plus en plus évoqué comme problématique majeure et les cours de justice ont de plus en plus de cas à trancher sous la rubrique du harcèlement moral.

Qu’est ce que cela signifie, et qu’est ce que cela dit de l’évolution contemporaine de l’organisation du travail ?

En réalité trois hypothèses principales peuvent être formulées pour expliquer ce phénomène:

Première hypothèse : celle d’un durcissement et d’une forme de radicalisation des rapports au travail qui sont vécus par de plus en plus de salariés sous le registre du harcèlement. A ce point de vue , il est à noter que peu importe que le fait du harcèlement moral soit avéré juridiquement ou non, il importe seulement que  soit évoqué ainsi la perception selon laquelle se vit le rapport au travail comme faisant l’objet de harcèlement.

En effet, s’il appartient aux seuls tribunaux de qualifier les actes dont ils sont saisis de faits de harcèlement ou de ne pas les qualifier ainsi, le fait en lui-même que ce type de plaintes est croissant est déjà significatif ; autrement dit même si les tribunaux ne reconnaissaient que 10% des plaintes comme établissant des faits juridiquement qualifiables de harcèlement, il n’empêche que ces faits sont vécus à 100% sur ce registre de harcèlement moral par les plaignants.

Ce qui autrefois pouvait passer sous le registre  d’une contrainte de travail excessive, ou incompréhensible, apparaît ainsi de plus en plus vécu comme harcèlement aux yeux de celui qui s’en plaint ; cette perception est significative même si elle n’est pas toujours juridiquement fondée.

Certains se prévaudront alors de cette perception pour en annihiler le fait perçu, en énonçant que les plaintes de harcèlement sont souvent abusives ; ils en déduiront alors, faussement, que le caractère abusif de la plainte implique qu’elle n’ait pas de sens. Ils se trompent, car la plainte a toujours du sens pour qui veut bien prendre la peine de le relever . la perception du harcèlement a beau être subjective, elle est néanmoins sensée. Elle  fait sens dans ce qu’elle dit de l’organisation du travail contemporaine,: les salariés n’y peuvent exprimer leur plainte des conditions de travail que si ils se sentent « harcelés ». ceci amène notre deuxième hypothèse :

Deuxième hypothèse : de moins en moins, les organisations du travail laissent de place aux salariés pour  s’exprimer sur les contraintes qu’elles imposent et qui ,du coup, s’apparentent de plus en plus à ce que les salariés vivent comme du harcèlement moral.

Beaucoup d’entreprises ou d’organisations en général, ne laissent de place aux salariés pour exprimer leurs vécus au travail vis-à-vis des contraintes qu’ils perçoivent que lorsque ses contraintes deviennent persécutrices. Elles n’interviennent pas avant qu’elles ne le soient devenues. Dés lors les plaintes ne leurs parviennent que lorsqu’elles sont parvenues sous le registre du harcèlement. Alors les responsables seulement, se mettent vraiment à réfléchir car le risque encouru est considérable: jusqu’à deux ans de prison pour le harceleur!

Cette hypothèse selon laquelle les plaintes au sujet des conditions de travail ne parviennent aux bonnes oreilles que lorsqu’elles sont formulées en terme de harcèlement(moral) tient à une hypothèse sous jacente : ce que le salarié ne comprend pas comme contrainte illégitime qu’on lui impose, il lui reste loisible de la qualifier de « harcèlement ».

Par ailleurs, ce qui encourage cette perception individuelle d’être harcelé, c’est la réduction du cadre d’expression collective;

à partir du moment où seul le cadre d’expression individuel de la plainte est autorisé, la plainte se fait sur un registre personnel, voire  intime.Ceci explique d’ailleurs une des difficultés de rapporter une plainte d’un ordre intime dans une instance collective comme l’est par exemple, un CHSCT.

Ce qui est vécu lors du travail est alors rabattu sur une perception individuelle, dans un cadre d’intimité : ainsi, à défaut de cadre collectif de discussion au travail sur ses propres vécus de travail, toutes choses égales par ailleurs, ce que le salarié vit  mal au travail n’étant ni partageable, ni socialisable, se rapproche d’un contexte où  il peut être vécu sous le registre de la persécution. Ce contexte est celui qui s’offre idéalement à la perception du harcèlement moral!

Cette perception peut être juridiquement fondée ou non, il n’en reste pas moins que même non fondée juridiquement, elle est plus probable dans le contexte des contraintes de travail vécues  uniquement individuellement et qui ne trouvent pas de partage dans l’expression collective des salariés sur leurs vécus au travail.

Cette hypothèse devrait amener certaines DRH à réfléchir de la façon suivante : à force de vouloir individualiser le travail, les primes, les mérites, les performances des salariés (au détriment de développer leurs compétences sociales), et à craindre, par-dessus tout, toutes les expressions collectives des salariés sur leurs conditions de travail,  au lieu de leur travail, ne favorisent elles pas l’émergence des plaintes de harcèlement, que ce harcèlement soit par ailleurs juridiquement fondé ou non ?

Casser le cadre collectif de l’expression des salariés ou le décourager, c’est encourager le quant à soi de chacun , le manque de soutien du collectif , qui laisse alors  toute sa place à l’émergence de la plainte devenue individuelle ; cette plainte individuelle qui ne trouve pas sa formule d’expression, laisse alors place à un sentiment de persécution , que le cadre juridique du harcèlement moral permet d’ailleurs de récupérer sous cette rubrique.

Car les entreprises, en prenant conscience de ce fait, se devraient d’être légitimement inquiètes: le cadre juridique du harcèlement moral permet justement que les faits répétitifs non expliqués et qui se rattachent à une contrainte de travail mal vécue apparaissent comme du harcèlement: il suffit, pour le comprendre, de reprendre le libellé lui même du texte juridique définissant le harcèlement moral:

L1152-1CT « aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel »

Le texte de droit donc ne qualifie pas seulement de fait de harcèlement l’acte conscient (intentionnel) mais tout acte, pour peu qu’il soit « répétitif », ayant pour effet d’entraîner les conséquences dommageables sur la santé physique ou mentale, la dignité ou l’avenir professionnel du salarié.

Autrement dit et déjà dans l’esprit du législateur ,il n’est pas utile de qualifier une intention particulière du harceleur pour justifier du harcèlement : il suffit de qualifier les effets par rapport aux faits ; d’où le sentiment que le harcèlement moral résulte aussi bien de faits non intentionnels et donc non compréhensibles , en tous cas pour sa victime, entretenant son sentiment de persécution ; ce sentiment est d’autant plus entretenu que la victime ne trouve pas où accrocher,  aux faits qu’il vit, une explication à ce qu’il vit .

D’où notre troisième hypothèse :

Troisième hypothèse : plus les salariés seront démunis de moyens réels d’expression et de compréhension sur les contraintes qu’ils vivent au travail  ,et plus ils les formuleront sous le registre du harcèlement moral.

Ce registre s’y prête particulièrement dans la mesure où le harcèlement moral étant une infraction non  obligatoirement intentionnelle, il  tend à constituer un « attrape tout », qui attrapera toutes les intentions des auteurs supposées, même involontaires.

Avis donc à certains cadres dirigeants: à partir du moment où les contraintes imposées aux salariés ne sont pas objectivement explicables ,elles sont susceptibles de tomber sous le registre du harcèlement moral.

La suspicion générale de harcèlement grandit alors d’autant plus dans un contexte où l’intention de l’autre (celle du hiérarque , du collègue) n’est plus compréhensible , accessible à la rationalité et laisse  place au climat paranoïaque.

Ainsi par exemple, un salarié qui subit des doubles contraintes au travail  et qui ne peut exprimer valablement, ni nommer cette double contrainte, peut il vivre  ses effets comme du harcèlement « qui a pour effet d’altérer ses conditions de travail , dégradation portant atteinte à sa santé physique ou mentale, à sa dignité .. »

Conclusion

  • Des trois hypothèse conjointes ,on peut formuler que la prévention du harcèlement moral est aussi bien liée à prévenir la perception de harcèlement: en effet il appartient au seul juge de qualifier les faits de harcèlement selon leur nature juridique de faits de harcèlement ,mais si le juge est amené à agir, c’est que la prévention a déjà échoué ; des lors le problème des entreprises et des CHSCT concernant la prévention, consiste aussi bien à prévenir la perception que les effets du harcèlement, seul le juge ayant qualité pour qualifier les faits eux-mêmes

 

  • Pour prévenir la perception du harcèlement, il faut redonner un contexte, un cadre qui permette au salarié de ne pas aboutir à cette perception d’être harcelé : l’espace de dialogue au travail dans un contexte d’expression collective sur les conditions de travail est certainement un acte de prévention efficace ,aussi efficace que peut l’être par ailleurs, une politique de l’entreprise visant à communiquer sur l’objectivité des contraintes qu’elle impose sans laisser de place à des contraintes qui ne seraient pas objectivement fondées.

 

  • L’indicateur montant du dépôt de plaintes sur le registre du harcèlement ne saurait être reporté sur le fait d’individus désignés « harceleurs », car le harcèlement moral est constitué de bout en bout par un contexte qui le rend possible ; à ce titre et contrairement à l’aspect pénal qui envisage de « trouver le coupable », l’aspect préventif exige au contraire que l’on considère aussi bien comme victime celui qui s’en est rendu coupable ; le harcèlement doit donc être prévenu comme système organisationnel dans lequel le harceleur et le harcelé, dans des postures différentes, sont l’un et l’autre victimes.
  • le fait est que dans un contexte où on ne laisserait aucune chance au harcèlement moral d’apparaître, il n’y aurait pas plus de harcelés que de harceleurs.

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latitude décisionnelle, quelle réalité?

La latitude décisionnelle au travail et l’illusion du modèle de Karasek

la pensée la plus couramment partagée en matière de prévention du stress l’est à travers le modèle dit de Karasek: que dit ce modèle?

Pour résumer,le modèle de Karasek  fait un lien entre stress et autonomie du salarié dans son travail: ce modèle énonce que si la charge de travail est constante ,le facteur principal qui permettra de diminuer le stress au travail tient à la latitude décisionnelle du salarié, autrement dit à son autonomie dans le travail:. La latitude décisionnelle serait donc la marge de manœuvre laissée au salarié pour organiser son travail.

C’est ainsi que le modèle de Karasek permet de préconiser une autonomie plus grande des tâches du salarié (tâches qui seront parfois dites recomposées) , car l’autonomie dans le travail,à charge constante de travail, permettrait ainsi de diminuer le stress ressenti

Ce modèle est donne comme explication au fait que ceux qui se disent le plus stressé par leur travail sont ceux qui, d’autant plus qu’ils ont une charge de travail lourde, disposent de peu d’autonomie ou de latitude décisionnelle pour l’effectuer.

En effet, si le stress est mesuré par la différence de perception entre les contraintes auxquelles fait face le salarié et la perception des ressources dont il dispose pour y faire face (définition du stress selon l’agence européenne de santé), si la marge de manœuvre du salarié, sa latitude décisionnelle s’accroît, elle accroît la perception de ses ressources . Cet accroissement du ressenti de ses ressources fait diminuer le stress au travail pour peu que la charge de travail demeure constante (ce que Karasek appelle la « demande de travail »)

Il s’ensuit donc que ,selon ce modèle de Karasek, plus on accroît la marge d’autonomie du travailleur et plus il serait susceptible de faire face à ses contraintes ressenties, pour peu qu’on suppose ses contraintes de travail constantes.

A ce modèle bien établi , opposons cependant deux remarques embarrassantes :

1°) D’une part , ce modèle décrit la latitude décisionnelle comme la possibilité de choix stratégiques dans un univers où les solutions pour effectuer son travail seraient  innombrables et surtout positives, c’est-à-dire susceptibles de sortir le salarié des impasses au travail dans lesquelles il se retrouve.Il suppose, de fait, une infinité de solutions disponibles pour effectuer son travail, infinité qui se représenterait par un continuum , lequel permettrait une linéarité de la « marge d’accroissement de l’autonomie »

2°) D’autre part,  ce modèle décrit la latitude décisionnelle comme une variable indépendante de la charge de travail, ou si l’on préfère, une variable qui pourrait être manipulée à charge de travail constante.

Mais qu’en est il en réalité ?

a) Les choix dont dispose le salarié sont-ils innombrables dans son travail et surtout, sont-ils équivalents quant à la qualité des solutions que ces choix offrent en réalité ?Le salarié choisit-il grâce à son autonomie des solutions optimums aux problèmes qu’il rencontre ,ou bien cette latitude décisionnelle l’oblige-t-elle le plus souvent à endosser la responsabilité de choix qu’il sait être mauvais, faute de réelles bonnes solutions?

b) Par ailleurs, une latitude décisionnelle s’exerce-t-elle dans un contexte de charges de travail constantes?,

Mettons à plat ces deux présupposés :

a) Les lecteurs joueurs d’échec connaissent cette situation : à partir du moment où dans le jeu d’échec, on commence à perdre la partie, se déroule un étrange phénomène : alors qu’on croit encore pouvoir disposer de toute « sa latitude décisionnelle » dans ses choix d’options de jeux , il s’avère que tous ces choix sont mauvais, et conduisent immanquablement à une situation pire que celle connue avant de jouer le coup envisagé. Les grands joueurs d’échec reconnaissent bien à l’avance cette situation et abandonnent la partie aussitôt. Les moins bons joueurs s’échinent à jouer des coups qui vont s’avérer de plus en plus mauvais jusqu’à la défaite inéluctable.

Or, bien des situations de travail « stressantes » offrent cette figure du joueur d’échec qui ne peut que perdre la partie qu’on lui offre de jouer en lui faisant croire qu’il dispose toujours de« sa marge de manœuvre ».

C’est le cas par exemple quand les objectifs ne peuvent être négociés  et demeurent inatteignables. ils le demeurent, quoique fasse le salarié « disposant de sa marge de manœuvre  ».

Aussi la latitude décisionnelle , dans ce cas (de plus en plus fréquent) agit-elle comme un leurre, et surtout comme une occasion d’accroître le sentiment de responsabilité du salarié face à un échec de toutes façons certain. Nombre de cadres intermédiaires sont aujourd’hui dans ce cas, ainsi que de commerciaux. Il arrive même parfois que pour certains postes de cadre, le recrutement se fasse sur cette base « cherchez ce que vous devez faire, vous avez carte blanche » : ce genre de « latitude décisionnelle » s’apparente alors à un flou total de la fonction au poste de travail, de l’objectif et des moyens d’y parvenir, qui loin d’apaiser le stress, le génère bien plutôt.

Beaucoup de cadres intermédiaires,même affublés d’un titre ronflant de « directeur », dans le public ou dans le privé, connaissent cette situation d’impuissance réelle avec une marge de manœuvre importante en apparence, mais qui doivent en réalité trancher parmi des choix qui seront tous mauvais (plus ou moins).Que représente la « marge décisionnelle  » d’un directeur dont le choix est entre celui de licencier du  personnel, ou bien de diminuer drastiquement les salaires?

b) Par ailleurs une des faiblesses du modèle « Karasek » tient à ceci : qui a déjà vu ou connu dans le monde du travail ,un élargissement des marges de manœuvre et de la latitude décisionnelle sans que parallèlement, les charges  de travail ne viennent aussi à s’accroître ? Qui dispose de plus d’autonomie sans contrepartie , que ce soit d’objectifs ou de responsabilités supplémentaires ? Dans quel monde du travail cette théorie selon laquelle l’autonomie du salarié ne s’accroît pas sans la contrepartie d’un accroissement des responsabilités et des charges de travail existe-t-elle ?

Car si les responsabilités augmentent en réalité en même temps que s’accroît l’autonomie ,le modèle de Karasek ne tient plus alors que par une fiction qui énoncerait : si les responsabilités et la charge de travail ne s’accroissaient pas systématiquement dés lors qu’une autonomie plus grande est laissée au salarié, alors son stress pourrait diminuer.

Mais comme ce n’est jamais le cas ou presque, on voit bien la limite du modèle.

En réalité le modèle de Karasek n’est pas probant du point de vue des processus réels qui conduisent à accroître l’autonomie de travail : il ne dit rien des situations concrètes de la latitude décisionnelle, telle que le monde du travail la met en pratique : cependant ce modèle est utilisé abondamment en matière de prévention du stress en s’appuyant sur des résultats  d’observation cliniques à partir des ressentis des sujets interrogés.

Effectivement, on peut comprendre ces résultats positifs de la façon suivante : ceux qui ressentent le moins le stress peuvent être tentés de l’attribuer à leur marge d’autonomie dans le travail parce qu’ils avoueraient difficilement qu’ils sont moins stressés du fait d’être en situation « gagnante »  du jeu dans lequel ils se retrouvent en jeu.

En effet, plus la situation est « gagnante » et plus les choix auxquels j’opère vont être bons de toutes façons ; dans ce sens là un PDG est toujours plus « gagnant » qu’un cadre intermédiaire : il a raison dans ses choix, quoiqu’il en soit ou presque, (tant que son CA ne le débarque pas), car il a les moyens d’organiser le jeu et même souvent ses résultats, de manière à ce qu’ils s’enregistrent « comme des succès » ; de plus, le management par objectifs en cas d’insuccès partiel, lui permet de faire descendre « la faute  sur un de ses subordonnés »,  et non pas sur lui.

Mais dans ce cas, on devrait pour obtenir un résultat réel au modèle de Karasek et non pas un résultat en trompe l’œil , changer la définition de la latitude décisionnelle elle-même : au lieu de la définir comme simple latitude à « jouer dans un jeu donné » pour procéder à des choix dans le jeu et suivant ses règles,il faudrait la définir comme capacité à « changer les règles du jeu ».

En ce cas alors, on pourrait dire que celui ou ceux qui disposent des leviers pour changer les règles du jeu à leur avantage quand cela s’avère nécessaire, peuvent se sentir gagnants à presque tous les coups et donc, échappent au stress quels que soient les contraintes qu’ils ressentent, car ces dernières deviennent alors toutes relatives aux règles du jeu qu’eux mêmes ont le pouvoir d’établir et de changer par ailleurs comme ils le veulent.

Ainsi, ceux là peuvent-ils attribuer leur capacité de résistance plus grande au stress à leur plus grande « autonomie dans le travail ».

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le stress devenu la norme de travail

le stress devenu la norme du travail

Le court termisme est une maladie dont nous sommes tellement intoxiqués qu’on en arrive à ne plus penser ses effets ; on prendra l’exemple du chômage : certes, alors qu’on décrit les effets à court et long terme du chômage sur l’individu, qu’en est il de ses effets lorsque ses effets s se produisent dans un pays d’où, depuis quarante ans ,on ne sorte plus du chômage de masse qui, on le rappelle , n’est jamais descendu en France en dessous du seuil des 8%,même durant les années relativement prospères  entre 2000 et 2002 ?

Il en est de même du stress au travail ; certes on peut raisonner en ce domaine comme si les individus, sortis du contexte de l’angoisse sociale, avaient à affronter un par un leurs situations individuelles  de travail, et que l’effet en retour d’un profond malaise sociétal à propos du travail et de ses conditions ne jouait jamais qu’un effet secondaire et lointain, comme s’il s’agissait d’un simple écho aux plaintes individuelles.

Mais qu’en est il lorsque les conditions du stress deviennent une sorte de norme de travail, au point où il devient assez fréquent de devoir mesurer l’intensité du travail par le stress éprouvé, et qu’il devienne suspect de ne pas être stressé au travail, sous entendu : le sujet non encore stressé au travail ne serait-il pas par hasard un fainéant, un tire au flanc, autrement dit un « planqué » ?

Paradoxalement et si cela était vrai, on tiendrait alors l’explication selon laquelle près de la moitié des travailleurs français répondent positivement quand on leur demande s’ils sont sous stress au travail : si le stress devient la norme au travail , alors il est impératif de répondre oui à cette question, sous peine de donner l’image d’un travailleur « tire au flanc ».

Le stress au travail , condition de la nouvelle normalité du travail, voilà un sujet peu étudié et pour cause : chacun, dans son coin préférera ne voir dans le stress qu’une condition spéciale relative à un point singulier et extrême, et non pas le point central constitutif d’une nouvelle normalité du travail peu à peu instituée.

Autrement dit, personne ne préfère voir d’emblée le stress comme une nouvelle donne sociale instituée dans l’appréhension maintenant internalisée du travail par les consciences individuelles.

On donnera un exemple concret : très longtemps et jusqu’au milieu du siècle précédant , l’image du « travailleur normal » s’inscrivait sous les traits d’un travailleur fort, dur à la tâche, endurant, capable d’exploits physiques et de ténacité ; pourrait on aller jusqu’à dire qu’aujourd’hui le « travailleur normal » devient le travailleur surbooké , faisant mille tâches à la fois, jamais disponible mais enfermé dans un course poursuite après un Temps qu’il ne rattrapera pas, quoiqu’il fasse ?

Avant de se demander quelles sont les conséquences d’une telle « norme aberrante » qui se fixe ainsi sur la dimension du stress devenu norme au travail, rappelons sa définition aux yeux de l’agence européenne de santé : «  « un état de stress survient lorsque il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a des ressources pour y faire face ».

D’après cette définition, le simple fait de ne pas percevoir des ressources nécessaires pour affronter ses contraintes au travail, serait devenu l’état chronique du travail et sa norme généralisée. Le travail s’effectue alors toujours en dessous des moyens nécessaires pour l’accomplir, et cela se traduit soit par un Temps insuffisant, soit par une obligation de ne pas atteindre les objectifs, soit par une nécessité de sacrifier une valeur essentielle du travail (comme par exemple celle du travail « bien fait »  au profit d’un travail « vite fait »)

Dans la mesure où les moyens sont toujours insuffisants face aux contraintes , les ressources sont surconsommées et le stress devient alors un état chronique.

Le travailleur s’adapte alors à l’état chronique de stress qui le fait travailler en surconsommant ses ressources, d’où lui-même se « gaspille » dans l’énergie surconsommée.

Le fait du travail accompli ne lui laisse plus alors un sentiment d’accomplissement (de la tâche et de lui-même) ,mais un sentiment de vide usant à la fin de la journée : la perte de sens (à quoi bon ?) est au bout du processus ainsi que le sentiment d’impuissance : ce sentiment d’impuissance au travail environne à son tour le travailleur soumis au stress chronique et toute initiative pour en sortir sera d’abord rejetée par lui comme « impossible ».

Le climat de l’impuissance généralisée en tant que sentiment partagé par tous dans tous les milieux de travail en France est assez hallucinant aujourd’hui : pas une formation sur les conditions de travail qui ne débute sans ce cri des salariés, qui est aussi un cri de douleur : « on est impuissant, on n’y peut rien ! »

Sous l’égide du sentiment d’impuissance, l’idée même d’une solution est inenvisageable. Seules techniques que le salarié envisage pour s’en sortir : faire le dos rond et se replier sur soi en espérant du soutien d’un « cercle extérieur » (la famille par exemple ), soutien qui ne sera jamais pourtant adéquat à la nature du problème posé : la famille ne résoudra jamais les problèmes liés à l’organisation du travail.

C’est pourtant ici que l’accord sur la qualité de vie au travail (ANI du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail ) joue un rôle particulièrement pervers : en laissant supposer que le problème de la qualité de vie au travail n’est pas interne à l’organisation du travail, et que sa solution se trouverait à l’extérieur, dans la « vie privée du salarié ».

L’égarement des solutions inadéquates au problème posé (problème posé : le travail et non pas ce qui est en dehors du travail, comme la vie privée du salarié) conduit finalement à créer une boucle d’opacité autour du stress au travail .

Le stress devient alors une référence et une norme, alors même que des séminaires managériaux surréalistes continuent de prétendre vouloir le guérir en dehors du travail et de son organisation, qui le perpétuent par ailleurs comme une norme qui se  généralise au travail.

le burn out, maladie professionnelle?

Le burn out maladie professionnelle ?

L’amendement voté par les députés le 29/05/2015 visant à classifier les maladies psychiques dont le burn out (ou syndrome d’épuisement professionnel) comme syndrome relevant de la catégorie des maladies professionnelle ou à caractère professionnel  n’est pas sans conséquence, même si pour l’instant ce syndrome n’est pas classifié dans un tableau de maladie professionnelle (ce à quoi le ministre Rebsamen reste opposé).

Pourquoi ? Il y a essentiellement trois raisons qui poussent à être satisfait de cette avancée

-d’abord concernant le syndrome lui-même, les employeurs concernés par la multiplication des burn out au sein de leur entreprise ne pourront plus aussi facilement se délester de leurs responsabilités en matière de stress au travail sur le dos du salarié, en prétextant qu’il s’agit là d’une dépression due au contexte familial ou personnel du salarié , et que l’organisation du travail n’y est pour rien.

– du coup le risque « burn out » s’il est avéré dans l’entreprise, sera considéré comme un risque professionnel et sera pris en charge par l’employeur et non plus par la société , ce qui est la moindre des choses :  car cela met fin à cette dichotomie bien connue entre public et privé, qui veut que les profits aillent au privé cependant que la casse provoquée elle, soit à la charge du public, contribuable ou cotisant social. Ce n’est donc que justice de modifier cet état de fait qui responsabilise les employeurs et les entreprises au sujet des organisations du travail qui sont à l’origine des dégâts provoqués par le stress au travail.

– enfin on peut en espérer un réel souci de prévenir l’apparition du stress à travers un réel plan de prévention digne de ce nom ; car que constate-t-on aujourd’hui ? On constate que les plans de prévention du stress au travail se contentent, la plupart du temps :

– soit de ressortir une litanie de vœux pieux ( on va former les managers aux risques psychosociaux ; on va sensibiliser les cadres ; on va faire de l’information, on va créer des réseaux d’alerte..) mesures qui toutes, pourraient certes être à l’origine (future) de réelles et concrètes mesures si elles ne se contentaient pas la plupart du temps d’être des « effets d’annonce » ou des « plans de communication » mais ne constituent pas des mesures réelle et efficaces en soi. Les mesures efficaces réelles sont,par ce plan de communication , de fait « toujours ajournées à demain », à l’instar de la phrase d’Alice au Pays des merveilles : confiture hier, confiture demain, mais jamais confiture aujourd’hui ».

– soit, de ressortir de mesures dites de prévention secondaires qui comme on le sait , à elles seules et à défaut de prévention primaire, ne sont pas de la prévention, mais du soin (exemple : faire une formation à la relaxation pour les salariés, installer des salles dédiées de détente pour les salariés, embaucher un psychologue), toutes choses qui certes , sont sympathiques, mais qui à elles seules ne réduisent pas le risque de stress, mais augmentent seulement la capacité des salariés à l’endurer.

De ce point de vue, l’introduction du burn out comme figurant nommément en tant que maladie professionnelle (ou à caractère professionnel) ,va permettre enfin de mesurer l’écart entre la réalité des mesures efficaces et le « plan de prévention des risques psychosociaux de l’entreprise », avec impact financier direct pour l’entreprise en matière de cotisations sociales .

En somme, si le plan s’avère inefficace et se réduit à des vœux pieux, à de la prévention secondaire ou à « un plan de communication » dont l’aspect réel des mesures  est remis à « demain toujours »,c’est  l’entreprise qui le paiera en monnaie sonnante et trébuchante, et non plus la sécurité sociale ou le contribuable (qui paye le déficit de la sécurité sociale).

Car force est de constater que les mesures réelles et significatives de prévention primaire sont rares et même très rares ; par exemple quelle entreprise a sérieusement mis sur pied :

Et pourtant toutes les causes indiquées ici sont à l’origine du stress ,et des risques psychosociaux de manière plus générale, et constitueraient, elles des mesures de prévention primaire de réduction des risques psychosociaux, mesures qui n’empêchent nullement, par ailleurs, d’adopter aussi des mesures de prévention secondaires.

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Compétence et performance du salarié : deux notions bien distinctes.

 

                 Pour comprendre l’importance de ce point, il faut en préciser le vocabulaire : l’organisation du travail ,en principe, se doit d’être performante, pour organiser les compétences des salariés.

Alors que la variable de «compétence» est un indicateur individuel, la variable de « performance » est déjà une mesure en elle-même de l’efficacité organisationnelle. En réalité dans une entreprise efficace, comme par hasard « chacun se sentira compétent à son poste ».Au contraire, dans une entreprise peu performante (peu efficace) beaucoup ne se sentiront pas « compétents » à leurs postes. Le sentiment général d’être « incompétent » renvoie d’avantage à la piètre performance de l’organisation elle-même d’abord et avant tout, plutôt qu’à l’absence de performance des salariés.

                   Dans une entreprise où il y a peu de turn over, où les salariés restent longtemps, chacun se sent en général « compétent parmi les autres aussi compétents que lui ».

               Une entreprise efficace sait intégrer un collectif humain et l’organiser de façon à ce que la performance des individus ne soit pas déterminante pour assurer le résultat du travail commun. C’est en principe son organisation qui doit « être performante » à ce point de vue. La performance  serait justement que l’organisation du travail constitue un dispositif intégrateur, permettant à tous le salariés d’y prendre place selon ses « compétences », et non pas selon ses performances individuelles !

                      La différence est de taille : si l’organisation est performante elle permet aux compétences, non seulement de se révéler, mais aussi d’évoluer ; en ce sens que signifie alors la polarisation sur la performance des individus ? Elle signifie que l’organisation du travail ne serait plus  performante, car elle ne serait plus capable d’intégrer les compétences de salariés, mais se reposerait sur les individus pour être performants…à sa place !

                 Par exemple, un garage performant sera un garage organisé, dont les mécaniciens développent des savoirs faire de plus en plus étendus grâce aux relations de qualité qu’ils savent entretenir entre eux. Ils apprennent à se connaître et à échanger des savoirs faire, cependant que le personnel administratif ajuste au mieux , suivant les spécialités de chacun, le travail en fonction de la demande de la clientèle, en apprenant à connaître ainsi mieux les mécaniciens et les clients. Cet apprentissage se fait dans la durée et dans le respect réciproque, qui conduisent globalement à ce que chacun devienne plus compétent sur sa tâche grâce aux autres. Le patron compétent, lui, c’est celui qui favorise l’échange entre tous les salariés pour voir où sont situés les points d’amélioration possible de l’organisation du travail, de manière à ce que cette amélioration satisfasse la clientèle et facilite le travail de ses salariés. N’est pas compétent le patron qui se contenterait de fixer à chaque salarié  une performance individuelle quantitative à chacun, comme si chaque salarié devait maintenant concourir  à qui manie le pont élévateur en un minimum de temps, et à qui utilise la clef à molette le plus rapidement  possible. Au contraire, le fait de se fixer de tels objectifs ne rend certainement pas l’organisation du travail dans son ensemble plus performante, car un tel patron ne s’intéresserait pas à l’organisation du travail, en tant que lien entre les salariés dans des conditions de collaboration efficace et satisfaisante, en tant que système permettant de développer des savoirs faire coopératifs. En réalité, un tel patron ne développerait pas la compétence collaborative au sein de son équipe, c’est à dire le fait de savoir travailler ensemble pour un intérêt commun.

      Mais si, effectivement, le but devient, non pas de rendre le travail efficace, mais d’extraire de chaque salarié le maximum de rendement en un minimum de temps, alors la « performance individuelle » l’emportera sur la compétence.

C’est pourquoi l’évaluation basée sur la performance individuelle est très exactement le reflet d’une logique  basée sur le principe du rendement maximum à extraire au plus vite de chaque salarié.  Car la performance est une valeur à effet immédiat, tandis que la compétence est une valeur à effet de moyen ou de long terme, qui s’enrichit du contact d’autrui dans un contexte de confiance et de sécurité psychique.

         En réalité et surtout dans un collectif important, personne n’est jamais « compétent » seul, mais dans un ensemble organisé qui fait émerger la compétence alors que la performance replie la compétence sur le seul individu. Des salariés « compétents » sont des salariés qui ont appris des uns des autres pendant un temps suffisant pour  devenir compétents, et non pas des salariés qui réaliseraient des prouesses individuelles chacun dans leur coin.

        En fait, la décomposition quantitative du travail qui s’opère dans la quasi-totalité des secteurs aujourd’hui, sous pression de l’étau de l’exigence de rentabilité à court terme, tend par ailleurs à dénaturer la compétence pour seulement la replier sur la performance. Elle tend aussi à dénaturer le travail lui-même en le décomposant en tâches isolables.

Ainsi  la compétence est-elle une valeur émergente et relative : émergente au sein d’une expérience et relative à un contexte qui permet cette émergence. C’est une valeur sociale qui suppose un cadre coopératif et une expérience dans la durée .

Même un artiste peintre n’est pas compétent « seul » . Son cadre coopératif s’appelle son inspiration, c’est-à-dire l’ensemble des peintres qui l’ont inspiré et son expérience individuelle fait sens dans la « trajectoire de son œuvre  et des œuvres d’autres peintres », et non pas par sa seule « performance »..

la performance est en ce sens un repli sur soi de la compétence qui s’effectue en partage. L’abandon programmé de la compétence au profit de la seule performance est un mouvement inhérent aux managements par objectifs, voire au lean management, qui relaient vers les salariés les objectifs standardisés de la seule performance et se délestent alors de penser globalement la promotion des compétences solidaires au sein d’équipes de travail partageant des expériences de travail sur une durée longue.

Ce n’est pourtant pas au salarié d’être performant, mais ce serait  à lui de devenir compétent, cependant que l’organisation du travail se devrait elle, d’être performante à utiliser les compétences  .

Etre performante pour une organisation , c’est de savoir organiser  les compétences des salariés en organisant leurs savoir faire coopératifs.

Ces savoir faire coopératifs s’élaborent au cours de l’accumulation  d’une expérience de travail partagée en commun, sur un temps suffisamment long.

                 Que veut dire alors l’inversion de ces termes, dans le cadre d’une organisation qui demande « de la performance »  à ses salariés eux-mêmes ?

Cela veut dire, ni plus ni moins, que l’organisation se décharge sur les salariés de son souci de performance ,et demande à ses salariés « d’être performants à sa place ».

               Que devient alors la compétence, c’est-à-dire le savoir faire coopératif qu’une expérience au travail produit dans des équipes solidaires, sur un temps suffisamment long ?

                  Elle devient secondaire, quand le processus de travail qui consiste à augmenter les performances ,devenues individuelles, finit par remplacer les savoir faire coopératifs que produiraient une compétence coopérative et une expérience de travail partagée  sur le long terme.

                        La substitution progressive de la performance individuelle à la compétence (coopérative au travail) , produit alors trois effets :

  • La substitution du court terme au long terme (préférence donnée au court terme de la performance immédiate au long terme de la construction des compétences et des savoir faire coopératifs)
  • L’individualisme et le renfermement sur soi que produit l’isolement compétitif des salariés qui sont mis en concurrence par la course à la performance.
  • La fin des solidarités collectives autour du travail , et la place laissée libre aux managements pour gérer directement ces collectifs nouveaux ,composés d’individus devenus atomisés et non pus solidaires au travail .

La confusion sémantique entre performance et compétence n’est donc pas innocente. Elle traduit une évolution de l’organisation du  travail dans laquelle les managements se soucient moins de maintenir les compétences du salarié, que de favoriser leurs performances individuelles; ceci permet à l’organisation du travail de se décharger de la gestion des compétences . Cette décharge devient alors une charge psychique pour les salariés, à qui on a transféré l’exigence de performance, qui devrait être celle de l’organisation et non pas celle du salarié. Cette charge psychique est littéralement, une « surcharge  » de travail.

L’échec de la la GPEC (Gestion Prévisionnelle de l’Emploi et des Compétences dans les entreprises de plus de 300 salariés) est à comprendre en ce sens; nombre de nouveaux managements laissent tomber les compétences et la gestion prévisionnelle des compétences n’est pas leur affaire, si ce n’est qu’en cas de licenciement économique ; alors d’un coup, on se rappelle de la GPEC pour se demander « quelles sont les compétences des salariés? », quand il s’agit de choisir ceux à licencier en priorité.

Une autre conséquence de la préférence pour la performance des salariés au détriment de leur compétence est la disqualification au sein de l’entreprise de l’expérience au travail; dans la mesure où la performance est privilégiée face à la compétence, l’expérience au travail jouera un moins grand rôle.

On peut alors renouveler plus fréquemment la main d’oeuvre (turn over rapide) en piochant dans un vivier de plus jeunes salariés plus immédiatement performants. Dès lors, la course à la performance immédiate permet de comprendre que le salarié senior soit écarté du Marché du travail, car lui a acquis de la compétence sur le long terme et non pas seulement une performance individuelle immédiate.

Les processus de travail qui écartent la compétence au profit de la seule performance individuelle favorisent alors la disqualification de l’expérience au travail et laissent place à un phénomène de type économique bien particulier: ils favorisent l’émergence, de plus en plus rapide, de l’obsolescence du salarié à un âge de plus en plus précoce.

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5°) évaluation professionnelle et performance des salariés

6°) Les vraies raisons et les mauvais prétextes de l’exclusion des seniors du marché du travail

7°) l’insécurité psychique au travail

8°) le lean management optimise-t-il les salariés?

9°) La compétence collaborative

10°) Par dessus la charge de travail, la surcharge est psychique

 

                     

du flou du travail au blues du salariat

image orga trav

Du flou du travail au(x) blues (blouses) du salariat.

Le travail flou conduit le salariat au blues, telle est la thèse ici développée. Elle s’appuiera sur trois constats.

Premier constat : le développement du flou des postes de travail et du flou des responsabilités, notamment chez les cadres, qui se développent  notamment dans les grands groupes, engendre des conséquences particulières quant aux conditions de travail.

Ces conditions du flou du travail sont un facteur de développement du stress au travail pour les salariés, inquiets de leur présent et pour leur avenir.

Deuxième constat : en parallèle de ce premier constat, la flexibilisation déjà en cours (et certainement en développement pour demain) des statuts des travailleurs crée un flou confondant les statuts (auto entrepreneurs, consommateur et acteur de l’entreprise, confusion entre  vie privée et vie en entreprise) et apporte du « blues » à la notion de salariat elle-même.

En somme, le salariat sous sa forme traditionnelle est flouté par nombre de statuts qui s’en rapprochent et même, s’y confondent.

De plus, le « bon vieux rapport de subordination » entre salarié et employeur craque de partout, on  voit s’y substituer un rapport hybride et complexe, mélangeant cet ancien rapport salarial avec celui de « client-fournisseur », « sous traitant  et donneur d’ordre », « auto entrepreneur et client ».

La forme du travail devient alors paradoxalement plus libérée (de l’ancien rapport de subordination quant à la stricte exécution des tâches), et cependant, plus inféodée.

Elle est notamment plus inféodée à une uniformisation des comportements dont l’éthique est globalement construite par le management à un niveau quasi mondialisé, par exemple sous l’appellation commode de « charte d’entreprise », à laquelle chacun est censé souscrire.

Troisième constat, conséquent des deux premiers : la fabrique du « nouveau  travailleur » est en marche, sous un rapport de moins en moins strictement salarial , dans laquelle entre en part, la culture du consommateur, la culture médiatique de l’uniformisation (inconsciente) des modes de vie et de penser, le  code comportemental des conduites normalisées attendues, la normalisation mondialisée des procédures standardisées, toutes parfumées par l’illusion libérale de l’auto entreprenariat.

En phase de ces mouvements en cours grandit ce qu’on peut appeler, au delà même d’une insécurité de l’emploi, une forme d’insécurité psychique, liée à la fonte et à la refonte du statut salarial qui dissipe petit à petit toutes les illusions de sécurité obtenues lors des « trente  glorieuses », dont celle-ci :

 «avoir  un travail bien défini (non flou ) qui apporterait une sécurité psychique (d’appartenance à une catégorie salariée bien définie), sous le registre d’un emploi qui limiterait  la subordination à l’exécution de tâches bien précises »:

Cette illusion n’en finit pas de se dissiper provoquant les dégâts dus au stress inhérent à cette dissipation : le Monde du travail, devenant flou, floute et flouze ceux qui se raccrochent ainsi à des mesures anciennes  du salariat qui ne mesurent aujourd’hui, plus grand-chose.

Aussi les syndicats sont ils hors jeu, lorsqu’ils ne cessent de déplorer la perte (des acquis), puisque la perte est  continue de l’ancien statut du travail ,cependant que l’avenir du travail n’assurera plus quiconque d’une pérennité dans un statut qui serait refermé sur lui-même.

Rester trente ans dans la même entreprise pour un métier défini à vie, appartient désormais au mythe, devenu légendaire, des années 60, c’est une forme de travail qu’on ne connaitra plus , sinon sous forme de documentaire pour l’INA.

Bien plutôt qu’un salariat en crise passagère, l’évolution permanente de la forme du travail laisse envisager une mutation permanente.

Cette évolution continue d’un travail devenu flou  au sein d’un  salariat, devenu hybride, laisse penser que ceux qui s’en « sortiront » le mieux, désormais, ne sont plus les assurés et les rassurés par leur statut salarial, mais  ceux qui naviguent au mieux dans les structures où ils évoluent facilement sous différents statuts (stagiaires, clients, apporteurs d’affaire, sous traitants, auto entreprises et  quelque fois, salariés), en contribuant aux projets émergeants par leur expertise.

Ceux là peuvent rechercher leur sécurité ontologique ailleurs que dans un statut quel qu’il soit, mais dans une construction solide que leurs expériences au travail ,seules, sont susceptibles de rassurer, parce que ce sont eux et eux seuls qui les auront construites.

En ce sens, la sécurité pour l’avenir au travail du travailleur  devient, de plus en plus, la Validation de ses Acquis d’Expérience (VAE).

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salariés seniors: la question de l’obsolescence du salarié

 

Le problème ici évoqué traite de l’obsolescence économique des salariés. Il traite donc d’un phénomène économique que l’on croyait jusqu’ici réservé au capital ; à l’instar de l’obsolescence du capital, y a –t-il un phénomène économique d’obsolescence concernant les salariés ?

Si cela était le cas, ce phénomène renverserait la perspective concernant  les seniors et le marché de l’emploi ; en effet , le raisonnement courant à propos du Marché de l’emploi et des seniors est de cet ordre : faisons en sorte de garder les seniors dans le courant de la dynamique des techniques modernes et ils pourront rester sur le Marché de l’emploi en étant concurrentiels. Ce raisonnement, classique, suppose donc qu’il y ait bien un phénomène d’obsolescence du capital qui est ici marqué par le renouvellement rapide des techniques, mais que l’obsolescence ne touche pas en elle-même la personne du salarié ; elle ne le toucherait en quelque sorte que par « ricochet » à travers le décrochage entre la technique et le salarié, du fait de la difficulté (supposée ) du salarié senior à s’adapter aux techniques « modernes ».

En supposant même que ce raisonnement classique soit juste, ce qui est contestable (pourquoi les seniors seraient ils décrocheurs naturels des « techniques modernes ? »), il reste sous l’objet du présupposé suivant : l’obsolescence économique  ne vaudrait que pour le capital et pas pour le facteur « travail », c’est-à-dire que ce phénomène ne toucherait pas les salariés en eux mêmes.

Rappelons tout d’abord ce que c’est que l’obsolescence : c’est un phénomène économique (et non pas technique), qui met hors circuit (hors Marché) des facteurs de production pourtant techniquement et opérationnellement aptes à la production, parce qu’il est plus immédiatement rentable d’utiliser des facteurs de production plus performants à leurs places.

Pour comprendre cela  pour le facteur capital, il suffit de raisonner sur ce modèle :

Imaginons deux entreprises concurrentes A et B. Elles fabriquent des stylos avec une machine à stylo. Si A et B se partagent le Marché à hauteur de 50% chacune, et disposent de la même technique , A ou B peuvent être tentés de trouver un capital de machines plus rentables qui fabriquera plus de stylos à l’heure pour le même prix ; mais si le Marché ne se développe pas , cela veut alors dire que celui qui réussira à baisser son cout de production raflera le Marché du concurrent, et que toutes choses égales par ailleurs, que le capital du concurrent sera devenu « obsolète » .

Pourtant ses machines à stylos pourront être neuves ou quasi, parfaitement viables techniquement, mais le Marché passé à la concurrence les aura rendues « obsolètes »économiquement parlant.

Imaginons alors qu’un nouveau concurrent , C, arrive sur le Marché avec des machines encore plus performantes qui diminuent le cout de production unitaire de 20% supplémentaire : il rafle alors le Marché de A et de B qui, pourtant, viennent d’acheter il y a à peine un an, des nouvelles machines ;

Mais du coup, les machines de A et de B seront déjà devenues « obsolètes ». L’accélération de la concurrence par rapport à une demande de fait limitée, accélère  comme on le voit à travers A,B, puis C, le phénomène d’obsolescence économique.

L’obsolescence économique  aboutit donc à ce que du matériel pourtant techniquement viable , et qui peut même être quasi neuf ,devienne de plus en plus rapidement périmé du  simple fait de la structuration du Marché (structure d’un Marché qui n’est pas en suffisante croissance et soumis à une concurrence intense).

La question ici posée est de se demander si ce même phénomène d’obsolescence  n’est pas à l’œuvre concernant l’autre facteur de production, à savoir le travail (du salarié).

Autrement dit,  il faut se demander s’il n’existerait pas une préférence implicite pour le salarié plus performant  et qui vient d’arriver sur le Marché du travail , dans la mesure où il est plus simple d’embaucher des salariés plus performants pour remplacer les plus anciens, quelles que  soient leur qualité et qualification?

Cette question de l’obsolescence du salarié au même titre que celle du capital, prend aujourd’hui un tour nouveau; Pourquoi? Parce que jusqu’à des périodes récentes, on ne pouvait directement imputer un phénomène d’obsolescence identique entre travail et capital parce que le facteur travail a un atout dont ne dispose pas le capital; cet atout s’appelle l’expérience au travail. Cet atout fait qu’un salarié ancien possède ,toutes choses égales par ailleurs, ce que possédera moins un salarié plus jeune ,à savoir une importante expérience au travail.

 Ce que n’accomplit pas en l’espèce une machine, en tous cas jusqu’à présent, et ce que cumule un salarié d’autant plus qu’il est expérimenté( et ancien), c’est de cumuler une expérience au travail, contrairement au capital de machines (une machine n’est jamais expérimentée) .

Mais dans la mesure où l’expérience au travail  tend à être disqualifiée, alors le facteur humain  devient de plus en plus assimilable à celui du capital machines.

Le facteur travail, dont on exclurait  l’expérience au travail, subira  alors de plein fouet le phénomène d’obsolescence économique, à l’instar du capital.

Le facteur travail, sans considération de l’expérience au travail, devient dés lors de plus en plus « flexible »,. On peut dés lors, en s’affranchissant de l’expérience au travail, substituer n’importe quel salarié à n’importe quel salarié.

le facteur travail devient alors de plus en plus susceptible d’être affecté par le phénomène d’obsolescence, et l’on pourra toujours alors choisir de remplacer des salariés déjà performants par des salariés encore plus performants et, cela , de plus en plus rapidement.

Evidemment l’hypothèse d’obsolescence du facteur travail repose sur deux constats :

Le premier est économique : dans un environnement où  la croissance du Marché est faible et les offreurs de travail nombreux, (chômage fort), toutes choses égales par ailleurs, l’obsolescence du salarié pourra être de plus en plus rapide.

Aujourd’hui en France ,  pays de chômage fort et de croissance faible, le salarié est « obsolète » de plus en plus jeune, dès 45 ans en moyenne, âge où commence la  galère pour retrouver un emploi  (et la retraite est de plus en plus tardive).

On voit que c’est l’obsolescence du salarié, et non sa valeur intrinsèque (d’usage) qui entre en jeu , d’autant qu’on peut faire le constat macroéconomique suivant : la santé,  qui s’améliore pour les seniors, permet par ailleurs de conserver les potentiels physiques et intellectuels des individus de plus en plus longtemps, alors que les phénomènes d’exclusion du marché du travail apparaissent de plus en plus tôt. Il ne s’agit donc pas d’une usure d’ordre physique ou psychique, qui viendrait jouer en défaveur des seniors sur le marché du travail, mais bien d’un phénomène d’obsolescence économique ,dû  au fonctionnement économique du Marché du travail qui sélectionne les plus immédiatement performants et élimine les autres  de plus en plus vite.

Ce phénomène tend à s’accélérer dans la mesure où la croissance est faible et la concurrence exacerbée, et dans la mesure où l’expérience au travail n’est plus un facteur déterminant pour choisir des salariés seniors plutôt que des plus jeunes.

Cette concurrence sur un Marché en stagnation se joue alors de plus en plus sur la performance comparative des salariés pris individuellement , et de moins en moins sur l’expérience au travail et la compétence du salarié qui en est le corollaire.

Ce qui pourrait endiguer l’obsolescence du facteur « travail », c’est donc la prise en compte de l’expérience au travail ; mais dans la mesure où cette expérience au travail est de plus en plus disqualifiée, notamment dans beaucoup d’organisations contemporaines ,  l’obsolescence du facteur travail  joue (et jouera) un rôle de plus en plus important.

Les marqueurs de cette disqualification de plus en plus courante  de l’expérience au travail sont maintenant repérés :

  • L’inflation des procédures, des normes mises en lieu et place des transmissions d’expérience d’Homme à Homme
  • Le raccourcissement, voire l’émiettement du Temps , et notamment du temps de penser son travail dans une durée suffisante pour élaborer sa façon de le concevoir et d’en tirer une expérience qui fasse sens .
  • L’exigence de hausse de la productivité, notamment du travail, qui s’appuie dans le contexte d’une économie devenue  largement tertiaire, essentiellement sur la hausse de rentabilité du facteur travail , cependant qu’on ne peut plus hausser (dans le tertiaire) la rentabilité du capital de façon très importante ; à ce titre, le lean management permet de hausser vite la seule productivité du travail (à  capital constant) en sélectionnant les salariés les plus immédiatement performants.
  • Le fait que la performance ne soit plus celle de l’organisation du travail à développer les compétences humaines  , les savoir faire collaboratifs mais repose de plus en plus sur la mise en concurrence des performances individuelles de plus en plus immédiatement exigibles pour chaque salarié pris individuellement (management par objectifs).
  • La polyvalence augmente ainsi pour chaque salarié , mais dans un contexte de tâches toujours plus décomposées et morcelées (exemple : les centres d’appel ou des centres de numérisation du courrier).

Nous espérons que cette mise en perspective de l’obsolescence programmée du facteur « travail » permettra aux lecteurs de mieux comprendre pourquoi certaines organisations et entreprises contemporaines , de plus en plus nombreuses dans certains secteurs bien particuliers (informatique, ingénierie, téléphonie), n’utilisent que de la main d’œuvre jeune, et la gardent peu longtemps (turn over important),.

Cette étude de l’obsolescence et la compréhension de ce phénomène concernant le facteur travail mettra ainsi les lecteurs  à l’abri de la propagande selon laquelle ce seraient  « les plus anciens qui refusent l’emploi », ou bien qui refuseraient ou seraient dans l’incapacité « de s’adapter aux évolutions technologiques ».

En ce sens, la piste ouverte ici rend l’équation posée concernant le chômage des seniors parfaitement réversible : si les seniors sont éliminés du  marché de l’emploi , ce n’est pas parce qu’ils sont vieux ou de formation inadéquate , mais parce que le jeunisme dû à l’obsolescence de plus en plus rapide du facteur « travail » y sévit à un âge de plus en plus précoce, rendant du coup  sans objet la formation des plus anciens aux technologies modernes .

Il est donc faux de dire que les techniques modernes rendent obsolète le salarié qui n’y est pas formé , mais beaucoup plus exact de dire que l’obsolescence, qui touche de plus en plus jeunes les salariés, rend la formation des seniors aux techniques modernes inutile pour un employeur qui n’a qu’à piocher dans la réserve abondante d’une main d’oeuvre plus jeune et plus immédiatement performante.

C’est d’ailleurs sur ce constat que la loi du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle continue oblige maintenant réellement (sous peine de sanction sous forme d’abondement du compte personnel de formation de 100 heures) les employeurs à se soucier de la formation de plus de 45 ans et des salariés qui n’ont pas reçu de formation continue depuis six ans (ou qui n’ont pas bénéficié de promotion) ; ainsi espère-t-on éviter la ritournelle adressée généralement aux seniors pour justifier leurs mises à l’écart en prétendant qu’ils ne se sont pas suffisamment formés aux techniques modernes.

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compétence et performance du salarié: deux notions bien différentes

la compétence collaborative

fusion des instances représentatives, CE,DP,CHSCT: un projet nocif

S’il existait en droit du travail un statut de lanceurs d’alerte, nous pourrions y prétendre à irpforma ; aussi c’est dés à présent que nous prenons date pour dire que la fusion des instances CE, DP, CHSCT, telle qu’elle est actuellement prévue par le projet de loi du gouvernement, est décidément une très mauvaise idée , ce que nous nous proposons de démontrer maintenant :

pour cela nous tirons l’expérience selon nous déjà édifiante,de ce qui a constitué la Délégation Unique du Personnel (dite DUP) et qui fusionnait pour les entreprises de moins de deux cent salariés, les CE et les DP, depuis qu’elle a été mise en place sous le gouvernement d’Edouard Balladur.

1°) Partout où il y a des DUP règne une confusion magistrale entre le rôle DP et le rôle CE qui ,immanquablement finissent par se confondre, non seulement dans la tête des élus, mais aussi dans celle des employeurs.

Cette fusion d’instances entraîne une notoire confusion entre les instances dans la tête de ceux qui représentent les deux instances CE et DP.

Cette confusion apparaît systématiquement à la longue.

Cette confusion a  comme effet que les élus confondent alors les procédures CE et DP. Les actes des élus s’entachent alors d’irrégularités tellement nombreuses et fréquentes, que bien souvent, ces actes sont viciés sans même qu’ils le sachent ; un exemple flagrant en est la confusion entre le PV du CE (seul le CE a un PV avec des conséquences juridiques bien précises en matière de preuve) et le registre des délégués du personnel, qui est en fait une simple notation sur ce registre des questions posées par les élus et des réponses enregistrées de l’employeur à ces questions ; dans nombre de DUP,la confusion est telle que les élus, et même parfois l’employeur, ne distinguent plus un ordre du jour que l’on doit traiter d’avec une liste de questions auxquelles l’employeur doit répondre.

Les consultations sont alors bâclées et se réduisent à une simple information générale; les élus ne savent plus alors la différence entre une instance qui se doit d’ être consultée, comme le doit être un CE, et des individus représentants du personnel qui doivent  juste porter des réclamations, comme peuvent l’être des DP .

la notion d’institution représentative s’estompe alors pour laisser place à celle d’élus représentant individuels des salariés et porteurs de simples réclamations émanant de salariés

Ceci entraîne alors des imbroglios juridiques considérables en plus d’une confusion mentale propice à annihiler tout réel impact des élus qui en viennent à méconnaître les prérogatives d’un CE (instance dotée de la personnalité civile) pour les rabattre sur une simple instance vouée à la seule réclamation.

2°) on imagine alors avec effroi ce que donnerait comme confusion le fait de rajouter le CHSCT dans la fusion des instances ,et la confusion juridique et mentale qu’elle ne manquerait pas de provoquer ; voudrait on plonger les élus dans le flou de leurs missions et donc, dans l’incapacité d’agir, qu’on ne saurait s’y prendre autrement.

3°) le CHSCT est, comme on l’a maintes fois écrit sur ce site, l’instance d’avenir pour les élus du personnel dans la mesure où son  analyse experte est reconnue au titre d’instance d’expertise sur les conditions de travail et sur les risques professionnels.

Nous sommes bien placés pour savoir, à irpforma ,où nous formons depuis vingt cinq ans maintenant les élus CHSCT, que cette technicité experte attire au CHSCT nombre d’élus qui n’auraient pas souhaité être ailleurs qu’au CHSCT.

Notamment beaucoup d’élus  ne souhaitent pas jouer le rôle de délégués du personnel ou d’élus CE ;parce qu’ils sont animés par le désir d’amélioration des conditions de travail, par la possibilité de préconiser des solutions, par le projet de participer aux analyses qui conduisent aux solutions. Ils souhaitent aller sur les postes de travail pour améliorer concrètement les conditions de travail, parce qu’ils souhaitent participer à l’analyse des conditions de travail et des risques professionnels, comme leur spécifie la mission du CHSCT

Ces élus ne souhaitent  pas seulement « réclamer », parce qu’ils ne souhaitent pas nécessairement enfourcher le chemin de la revendication, mais souhaitent plutôt contribuer en direct à l’amélioration concrète des conditions de travail et des conditions d’hygiène sécurité ; ceci est une mission propre déjà immense et suffisante pour occuper un mandat CHSCT sans y rajouter maintenant les rôles CE et DP ;

D’autre part il est douloureux, mais réaliste, d’énoncer que, dans le secteur privé notamment, le fait que le CHSCT apparaisse comme moins syndical ,moins connoté,n’est hélas pas un inconvénient ,mais bien un avantage aux yeux d’un nombre croissant de salariés qui envisagent de le rejoindre.

La fusion des instances CHSCT et DP,CE, aurait donc pour premier effet ,et nous l’annonçons d’emblée, de dissuader un nombre conséquent de salariés de se présenter comme représentants du personnel, notamment au CHSCT.

4°) on est obligé, d’autre part, de souligner la contradiction à vouloir à la fois faire du CHSCT une instance experte et d’autre part, une instance fusionnée: c’est comme si l’on disait que la Cour des Comptes doive maintenant  fusionner pour devenir également un simple tribunal d’instance:

Qui y songerait sérieusement?

Comment faire en sorte que le CHSCT monte en puissance d’analyse et de spécialisation et en même temps ,vouloir créer une fourre tout où tous les élus joueraient tous les rôles sans vraiment les connaitre ?

A croire vraiment que ceux qui ont conçu  cette belle idée de fusion sortent en droite ligne de nos chères grandes écoles, où la suffisance l’emporte grandement sur la connaissance du terrain ; imaginent ils ,cinq minutes, déjà la tâche énorme, complexe ,et il est vrai passionnante, d’un CHSCT ?

Comment, s’ils imaginaient vraiment ce que fait un CHSCT, pourraient ils alors croire qu’un même élu va pouvoir à la fois prendre trois rôles différents et aborder ces rôles avec une maîtrise et une connaissance suffisante de chacun des trois rôles ?

La seule condition qui pourrait rendre pensable une telle polyvalence serait un triplement de la formation de base des élus, et comme l’on sait que ce ne sera pas le cas, on se pose alors cette question nécessairement : ne s’agit il pas, au fond, de noyer les élus dans la confusion de leurs missions pour dissoudre leurs voix ?

Nous enseignons à irpforma , et nous en sommes fiers, que le respect des instances représentatives du personnel passe avant tout par la compétence reconnue de ces instances à maîtriser les domaines dans lesquels elles sont appelées à agir .

Pour les élus du CHSCT il s’agit, outre de connaitre un minimum le cadre juridique de fonctionnement de leur instance, de maîtriser nombre de méthodologies liées à l’enquête accident du travail, à l’évaluation des risques, à l’analyse des conditions et des situations de travail. S’imagine –t-on que le savoir nécessaire pour ce faire est inné ? Qu’il ne s’apprendrait pas ?

Faudrait il encore que l’élu CHSCT soit désormais aussi formé à l’économie pour jour son « rôle CE » et en plus, à l’ensemble du droit du travail pour jouer le troisième rôle , celui de DP ? Au bout de quel cursus et de combien de formations devrait il maîtriser tout cela ? Au bout de combien d’années commencerait-il à devenir un élu polyvalent  un peu efficace ?

Visiblement ces réflexions n’ont pas été prises en compte avant de proposer cette fusion des instances!

Bien plutôt, l’intérêt de cette fusion des trois instances CE, DP, CHSCT,réside dans le seul avantage de faire des économies pour les employeurs, et la réflexion semble avoir été délaissée bien loin derrière cet intérêt immédiat et de bien courte vue.

L’équipe irpforma,

Sylvia Hay, Thierry Ponsot, Marie France Fourrat

le travail devenu flou

 

Le flou du travail  amène à ne plus savoir dans l’organisation du travail qui fait quoi et avec quelles responsabilités et quelles limites.

Le flou du travail déstabilise le travailleur et l’amène à travailler  dans un contexte où il ne se reconnait pas, et ne reconnait plus son travail comme raison et fierté d’en être l’auteur.

Ce flou ne permet plus l’identification du travailleur au travail . On peut  repérer ce défaut d’identification à travers ces trois questions dont les réponses deviennent floues :

Que vaut mon travail et qui le voit ?

De quoi suis-je responsable et où s’arrête ma responsabilité ?

Comment puis je me reconnaître dans ce que je fais ?

Définissons dans un premier temps ce que recoupe la notion de travail flou:

Nous avons déjà largement évoqué, dans notre article consacré à l’invisibilité du travail, l’écart croissant entre le travail réel et le travail prescrit : plusieurs raisons concourent en réalité à ce que cet écart s’accroisse:

  • La multiplication du travail non reconnu, « zone grise » du travail (travail au gris), qui se développe et fait appel à des personnes non reconnues pour ce qu’elles font : l’exemple type demeurant les afflux de stagiaires en entreprise, qui exercent de fait des emplois salariés avec les responsabilités inhérentes d’un salarié en fonction, mais sans la reconnaissance salariale correspondante.
  • la multiplication des postes de travail dont les libellés et les attributions floues permettent d’imputer des responsabilités d’ échecs ou de dysfonctionnements à leurs titulaires , sans remettre en cause l’organisation du travail. Nous avons décrit ces postes de travail et leurs caractéristiques dans un article intitulé « votre poste de travail sert –il de paratonnerre à l’organisation du travail ? »; le développement de ces postes permet à l’organisation du travail de se délester de sa responsabilité en cas de dysfonctionnement, d’erreur ou d’incident, sur son titulaire. La multiplication des postes de responsabilité aussi vastes que floues , dévolus en général à des cadres intermédiaires « chargés de mission  » et passablement isolés peut en figurer l’exemple.
  • Par ailleurs, le développement de la sous traitance tous azimuts  permet de « flouter » la responsabilité du réel prescripteur du travail prescrit  ,ce qui augmente le flou général de l’acte de travail et le flou de la nature réelle de la chaîne de responsabilités qu’il engendre.

Ainsi dans certains secteurs (le nucléaire par exemple) ,on enregistre jusqu’à 7 niveaux de sous traitance, qui permettent d’autant de sous traiter les responsabilités !

 Le phénomène de « patate chaude » illustre cette retransmission des conséquences des éventuels dysfonctionnements vers celui qui en hérite en bout de chaîne.   la « patate chaude » consiste alors  à retransmettre les responsabilités et conséquences des failles organisationnelles sur le sous traitant , voir sur le client ou l’usager .

Ainsi, par exemple la livraison « à flux tendus » permet elle de se délester sur le client de l’aléa de livraison lié aux conditions du transport. Ceci permet à l’organisation à l’origine du problème de ne pas avoir à en gérer les conséquences.

 

  • Enfin la tendance à remplacer la transmission d’homme à homme de l’expérience de travail, par la transmission des procédures et des normes, contribue à  confronter  le travailleur, non pas à à la mesure de l’humain avec qui il peut parler , mais à une procédure ,ou à une norme ,ou à un objectif ,contre quoi il se bat ,à moins qu’il ne s’évertue en vain à s’y soumettre .

Cette prééminence des procédures et des normes dans la transmission, et l’élimination progressive et corollaire de l’expérience au travail en tant que vécu de la transmission d’homme à homme, élimine les espaces transitionnels qui , par la discussion , permettent l’ajustement des objectifs de travail : ceux-ci sont de plus en plus imposés à presque tous les niveaux hiérarchiques par des normes, procédures, et objectifs le plus souvent quantifiés.

Ainsi le travail devient il « déréalisé » d’une réalité humaine, et pèse alors comme une contrainte forcément démesurée (sans mesure humaine), contribuant au stress au travail (dont la définition est la différence de perception entre contraintes et ressources au travail).

 

Ces effets concourent à l’édification du « flou du travail », en ce qu’ils se conjuguent aussi pour donner au travail un contour de plus en plus incertain et irréel, en quoi les salariés ne peuvent plus « s’y reconnaître» .

En ce sens l’organisation du travail en vient à fonctionner avec une zone de flou  de plus en plus importante, au regard de ce qui  émerge et reste identifiable et reconnaissable pour ceux qui exécutent le travail, tant sur le plan du travail et de sa valeur réelle (Qu’est ce que vaut mon travail ? En quoi puis je en être fier?), que sur celui  des actions de travail (qui fait quoi et avec quelle responsabilité ?) ou de ses manques ( qui est responsable des failles et des dysfonctionnements ?).

Si  la souffrance due au « manque de reconnaissance au travail » dépasse donc, et de loin, la simple question de savoir quel salaire on gagne, on peut cependant se poser la question suivante : le salaire ne deviendrait il pas, de plus en plus, le dédommagement pour le préjudice subi , quand c’est le travail lui-même qui n’est plus reconnaissable à travers la figure du travailleur qui l’accomplit ?

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Reconnaissance au travail: mais de qui?

l’expérience au travail disqualifiée: pourquoi?

l’isolement au travail

– votre poste de travail sert-il de paratonnerre à l’organisation du travail?

– le travail au gris

– l’invisibilité du travail

être fier de son travail

Accidents du travail : incidents, prévention et prévisibilité.

 

L’accident fait l’objet d’une prévention dans la mesure où il reste prévisible.

Ce qui permet de prévoir, au sens statistique, l’accident, c’est la multiplicité et la gravité des incidents qui le précèdent.

A ce titre , la multiplication des incidents est un signal statistique fort de l’apparition d’un accident qui devient alors d’autant plus probable :

Exemple : La SNCF , avec l’accident de Brétigny sur Orge, pourtant alertée par les multiples incidents graves et répétés préalables du réseau ferré sur cette ligne, va maintenant payer cher la leçon inexorable de statistique qu’elle n’ a pas voulu entendre à l’avance : l’augmentation de la fréquence des incidents graves augmente la probabilité de la survenue de l’accident si on n’agit pas en prévention dès l’apparition des incidents.

Ainsi existe-t-il un rapport statistique entre incidents et accidents, incidents dont la multiplicité et la gravité, suivant le passage de seuils précis, déclenche l’apparition probable d’accident grave, si aucune prévention n’est faite en amont.

Prévenir, c’est prévoir et tirer la leçon de statistiques : que disent-elles ces statistiques au fond ? Elles disent notamment que la multiplicité des causes innombrables à un effet donné , multiplie aussi la survenue des incidents sur cet effet, lesquels vont se transformer en accidents , si l’action préventive ne porte pas sur la diminution des incidents.

En ce sens, la multiplicité des causes à l’origine d’un effet démultiplie d’autant l’apparition d’un dysfonctionnement de cet effet .

Sans faire de grands calculs mathématiques, l’idée est simple : on comprend que s’il suffit de B pour produire l’effet A , le seul incident possible pour que A ne fonctionne pas, sera que B ne fonctionne pas.

Maintenant, s’il faut que D,C,B fonctionnent pour que A fonctionne, alors l’incident est d’autant plus probable en A (toutes choses égales par ailleurs) car il suffit d’un dysfonctionnement en D ,ou en C ,ou en B, pour que A dysfonctionne.

En ce sens la complexité , entendue comme la démultiplication des causes engendrant un seul effet, a sa contrepartie en terme de fragilité, c’est-à-dire de dépendance à l’incident .

L’incident est plus probable si les causes sont plus nombreuses à un seul effet, incident dont la fréquence et la gravité sont ensuite déterminantes pour déclencher la probabilité de l’accident qui surviendra à sa suite (en l’absence de prévention sur les incidents).

La fragilité des systèmes complexes aux innombrables variables déterminantes influe sur l’arrivée de l’accident, dans la mesure où les incidents , liés à la complexité des conditions initiales, ne sont pas l’objet d’une prévention à temps, dès que les incidents se multiplient et/ou que leur gravité augmente.

 Cela est d’autant plus vrai que la statistique  nous avertit aussi :

L’horizon de prévisibilité  des effets diminue d’autant que le nombre de causes s’accroît par rapport aux effets que ses causes produisent. Autrement dit, plus il y a de causes engendrant des multiplicités d’effets qui engendrent elles mêmes d’autres effets démultipliés, plus la prévision des effets devient difficile dans le temps.

 C’est ce qu’on appelle « l’horizon de prévisibilité », qui raccourcit d’autant que causes et effets tendent à s’engendrer vite et se démultiplient.

Sans vouloir accabler la SNCF ,le fait de faire circuler un train toutes les trois minutes sur un réseau démultiplie automatiquement et la fréquence , et la gravité, des incidents qui peuvent y survenir ; ce système conceptuel n’a rien de sécurisant ,car de par sa conception même, il oblige à prévenir d’autant plus et plus vite à chaque incident en raison de la baisse de l’horizon de prévisibilité, ce qui va coûter en fin de compte très cher …à moins d’attendre que l’accident ne survienne !

En somme il n’est pas sûr que de saturer un réseau coûte au final moins cher que de dédoubler une ligne, sauf si on a l’intention d’attendre l’accident et de ne pas payer le prix de la prévention à temps.

Ce raisonnement devrait aussi s’appliquer avant de construire des avions qui transportent 500 passagers avec des complexités démultipliées par rapport à des avions qui en transportent 200 : le coût de la prévention à temps  a-t-il été pris en compte ?

En définitive  et toutes choses égales par ailleurs, la logique préventive doit tenir compte de cette équation :

Plus le système est complexe (multiplicité des causes engendrant un effet donné qui engendre une multiplicité d’effets), plus il est fragile et susceptible d’incidents, et plus l’horizon de prévisibilité  de ses effets diminue.

Plus l’horizon de prévisibilité des effets  diminue, et plus il faut intervenir vite sur les incidents  pour les empêcher de dégénérer en accidents.

Plus on créé des systèmes complexes et plus « ça coûte cher en prévention »  d’intervenir sur les incidents si on veut empêcher les accidents.

On ajoutera alors à cela ce que nous dit une autre théorie , celle des lois du hasard : les distributions des accidents dans le Temps n’obéissent pas à des lois linéaires et arrivent généralement par « paquets ».

Bonne chance à la SNCF et à ses usagers…

 

Incidents , accidents, prévisibilité et prévention

Enquête accident de travail: retrouver la faille d’origine?

CHSCT

Enquêter sur un accident de travail pour permettre la prévention, c’est se donner l’occasion de penser ce à quoi on n’aura pas pensé auparavant et qui a occasionné l’accident.

Si l’arbre des causes a une utilité, c’est d’abord celle de nous conduire à voir, parmi les causes forcément multifactorielles de l’accident, celles qui justement sans l’arbre des causes , seraient restées obscures ou implicites.

La notion de faille a ceci de complémentaire à celle d’accident qu’elle vient révéler un point obscur du travail qui, sous certaines conditions, dégénère en « accident » c’est-à-dire, met « en faillite » une conception de la sécurité qui se révèle insuffisante.

L’accident vient révéler une faille sous jacente à la sécurité d’abord, mais aussi souvent à l’organisation du travail elle même, comme l’indique ce schéma ci dessous:

Failles et accidents

Les failles ne provoquent pas toujours des accidents , et c’est pourquoi elles peuvent être ignorées un long moment ; dans la logique de l’accident ,la faille se révèle souvent en premier lieu à travers « l’incident ». L »incident affecte la production et constitue déja un indicateur de probabilité pour l’accident, notamment en cas d’incidents répétés qui auraient pu avoir des conséquences graves

Dans le vocabulaire de la prévention, l’incident (qui peut être grave et répété) est un indicateur précieux qui nous indique la proximité (proche dans le temps et de plus en plus probable) de l’accident qui va survenir.

L’incident de production ou l’incident de sécurité révèlent la présence d’une faille dans l’organisation du travail . L’incident de simple production peut aussi provoquer des incidents de sécurité, parce qu’alors, les agents peuvent être tentés de remédier par eux mêmes à l’incident de production en affectant les systèmes de sécurité

Ce schéma permet de comprendre ces corrélations:

corrélations

La faille a ces 4 caractéristiques

a) Elle est involontaire

b) Elle est systémique (elle engendre un système qui se met en place et fonctionne de façon autonome en tant que système)

c) Elle s’auto entretient (elle est un système possédant une stabilité propre)

d) Autour d’elle une « alliance inconsciente » consiste à préférer ne pas la voir.

  • Caractère involontaire de la faille

Personne ne met volontairement en route « une faille » ; la faille s’introduit elle-même ; la faille n’a pas de coupable désigné , et c’est pourquoi la désignation d’un coupable signifie ipso facto qu’on arrête de la penser, pour lui trouver un bouc émissaire ;

L’enquêteur CHSCT qui s’arrêterait à cet aspect des choses n’est en réalité pas un enquêteur, mais déjà un procureur : il ne vise dés lors plus la prévention.On rappellera que l’enquête CHSCT  doit  viser la prévention primaire, notamment afin d’éradiquer les causes de l’accident.

  • Caractère systémique de la faille

La faille fait entrer en jeu un ensemble de conséquences qui permettent de l’alimenter, et en ce sens elle constitue un équilibre ; elle n’est absolument pas fortuite, ni singulière.

Par exemple, dans un acte qui consiste à mettre hors service une sécurité existante, il y a une cause qui alimente cette mise hors circuit : ce peut être la gêne qu’elle occasionne pour l’opérateur ; dés lors une faille s’est insinuée dans le travail concret, entre ce qu’ont pensé les concepteurs du dispositif de sécurité et les nécessités concrètes du travail : l’opérateur s’est « glissé dans la faille » et a « oublié » de mettre en place le dispositif de sécurité.

L’enquêteur, néophyte ou complaisant, qui s’arrêterait dans son enquête à « constater le non respect de la consigne »,  oublie lui-même de penser la faille, et rate dés lors la prévention qu’il est censé viser.

En réalité la consigne elle-même fait partie du système défaillant en cause : système « consigne,travail réel  » entre lequel la faille s’est glissée.

systemes

  • La faille s’auto- entretient

Elle a une stabilité et une certaine permanence ; elle révèle un état et  pas seulement un évènement,  et elle n’est donc  pas fortuite.

Pour reprendre l’exemple précédant, l’enquêteur pour la prévention s’intéressera à l’occasion de cet accident, aux autres situations du même type engendrés par la même faille  n’ayant pas (encore) provoqué d’accidents, et qui ne manquent sûrement  pas d’abonder ; c’est à cette occasion que réapparaîtra le « système »  dans lequel la faille s’est glissée.

La stabilité de la faille dépend de la cohésion du système qui la conditionne et de l’intérêt qui peut exister à la perpétuer.

Par exemple, la direction ferme longtemps les yeux sur certains procédés de travail dangereux, parce qu’ils permettent une meilleure productivité et pendant ce temps, les ouvriers continuent à « ne pas respecter les consignes » car ils y sont implicitement, et non pas explicitement, encouragés.

Dans ce type de système, seul l’accident dénoncera « l’alliance inconsciente » qui s’établit autour du système de la faille  ainsi  stabilisée .

Autre exemple : un dysfonctionnement entre le service de maintenance et le service production fait qu’il est plus simple pour la production de tenter de réparer elle-même ,plutôt que d’attendre la maintenance qui met des journées avant d’intervenir, étant donnée sa surcharge de travail : système perdurant et qui pousse à l’accident que produira , à un moment ou à un autre ,l’intervention d’ouvriers non qualifiés à effectuer la maintenance ; ici le système se renforce du fait que les incidents vont se multiplier du fait d’une maintenance approximative effectuée par du personnel non qualifié.

Le système de la faille sera alors d’autant plus stable que le service de maintenance fait ainsi face à sa surcharge de travail sans effectif supplémentaire, ce dont il est par ailleurs félicité par la direction (qui par ailleurs bien sûr, est intraitable sur le respect des consignes de sécurité et  malheur à qui les enfreindrait !)

  • L’alliance inconsciente

L’alliance inconsciente (concept tiré de René Kaës[1]),  permet de comprendre la force et la stabilité de la faille, autrement dit sa persistance : l’alliance inconsciente est ce sur quoi les partenaires, autour de la faille, trouvent un intérêt commun à ne pas la voir ; la force de l’alliance inconsciente apparaîtra paradoxalement ,lorsque l’accident, malgré les partenaires de l’alliance , fera voler en éclat le consensus qui les prédisposait à ne pas voir la faille : c’est la violence du « règlement de compte » qui s’ensuivra qui sera le révélateur de cette alliance inconsciente :

Exemple :

….direction : vous n’avez pas respecté les consignes de sécurité et c’est inadmissible !

 Ouvrier : vous saviez pertinemment que personne ne les respectait !…

persistance de la faille

 

Conclusion pour l’enquêteur

L’enquêteur CHSCT, dont la préoccupation est la prévention et non pas de savoir qui est responsable , doit donc, s’il veut lever la faille que révèle l’accident, prévenir au titre de la prévention primaire( prévention qui vise à éradiquer les causes de l’accident et non pas seulement de protéger contre l’accident, ce qui est appelé prévention secondaire). Il doit donc :

  • Mettre à jour le système engendré par la faille , et ne pas se contenter de saisir un des bouts du système et s’arrêter à celui-ci (comme par exemple, s’arrêter au non respect des consignes). Pour cela, il doit expliciter jusqu’à  comprendre la logique du système engendré.
  • Interroger la logique du système jusqu’à en comprendre le point d’équilibre, c’est-à-dire ce qui a permis que cette faille se stabilise et soit pérenne.

La démarche de l’enquêteur doit exclure l’idée que les événements accidentels se produisent sans cause, qu’il y aurait une cause unique qui expliquerait l’accident, que c’est affaire uniquement de personnes et de personnalités ; elle doit inclure l’idée du système, de son point d’équilibre et de sa logique inhérente ; en ce sens sa démarche est « neutre » et n’induit pas de mise en cause personnelle.

Conclusion sur l’enquête

  • L’enquête doit mener à de la prévention primaire, d’abord et avant tout : Pourquoi ? Parce que si elle ne mène qu’à de la prévention secondaire, on peut être sûr qu’elle est passée au travers de la reconnaissance des failles systémiques , pour se centrer sur des aspects de protection contre des effets accidentels.
  • De ce point de vue, la surabondance de la prévention secondaire par rapport à la prévention primaire doit mettre en alerte et non pas rassurer. L’entreprise qui n’est préoccupée que d’EPI (Equipements de Protection Individuelle) et qui abreuve ses salariés de consignes de sécurité n’est pas une entreprise où la sécurité est maximisée , mais une entreprise qui compense un défaut de prévention primaire par une surabondance de prévention secondaire.
  • L’ordre de la prévention n’indique pas un signe d’équivalence entre les ordres de prévention : ce n’est que dans la mesure où la prévention secondaire complémente la prévention primaire qu’elle est réellement préventive ; c’est d’ailleurs ce que rappelle l’article L4121-2CT , qui est « oublié «  si souvent :

L’employeur met en oeuvre les mesures prévues à l’article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1° Eviter les risques ;

2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3° Combattre les risques à la source

4° Adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5° Tenir compte de l’état d’évolution de la technique ;

6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel

8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle 

9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs. »

D’où l’on voit que les consignes de sécurité et les mesures de protection individuelles ne sont que les deux derniers maillons de la chaine prévention (8 et 9) et qu’ils ne sont préventifs que dans la mesure où les autres maillons de la prévention primaire sont présents et premiers dans la logique préventive.

[1] René Kaës « les alliances inconscientes » ,Dunod, 2009

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accidents  du travail: incidents,prévention et prévisibilité

CHSCT et droit d’expression des salariés: le lien

chsct à Ruillé sur Loirdiapos gal liberté

Cet article montre comment le CHSCT peut  renforcer l’ efficacité de l’ expression des salariés sur leurs conditions de travail et comment l’expression des salariés, exercée notamment dans le cadre de la loi Auroux du 4/08/1982, peut elle-même renforcer et légitimer l’action du CHSCT pour l’amélioration générale des conditions de travail (pénibilité comprise).

Pour cela on distinguera  4 critères  qui permettent d’augmenter la pertinence des préconisations du CHSCT, et l’on montrera comment ces 4 critères sont susceptibles, en retour, de faciliter l’expression directe des salariés sur leurs conditions de travail.

Ces quatre critères sont

A) La précision et la qualité des préconisations du CHSCT

B) La qualité des analyses du CHSCT en lien avec la réalité des problèmes révélés par l’expression des salariés

C) La qualité de participation des salariés dans les groupes d’expression sur les conditions de travail à l’élaboration des problèmes que posent leurs situations de travail

D) Le nombre de salariés participants et la bonne répartition des groupes d’expression en fonction de la diversité des problèmes posés par les situations de travail dans l’entreprise

Ces quatre critères forment donc un « escalier » que l’on peut figurer ainsi :

dexpressetchsct

L’équation est alors celle-ci : la qualité en D conditionne la qualité en C qui conditionne la qualité en B qui conditionne la qualité en A. Mais aussi en retour, la qualité de A renforce la motivation en C et en D, laquelle renforce la qualité en B et A

D) C’est le choix judicieux et la répartition judicieuse des groupes d’expression en fonction des catégories et types de situations de travail rencontrés qui permet l’efficacité à priori de C)B)A) .Dans le cas contraire l’ensemble de l’escalier se trouve déséquilibré , quelques soient  les qualités en A,en B et en C, et notamment parce que les solutions préconisées ne refléteront pas l’ensemble des problèmes de conditions de travail rencontrés par les salariés dans l’entreprise ou l’établissement.

C) Si trop peu de salariés participent et/ou s’ils participent à une simple mise en cause de leurs conditions de travail, sans rapporter les problèmes et les pistes suggérées à leurs solutions, A et B seront d’autant moins efficaces .

les salariés doivent se retrouver en possibilité, non pas seulement d’exprimer leur éventuel mécontentement concernant leurs conditions de travail, mais aussi d’être en mesure d’exprimer la problématique qui explique leur éventuelle insatisfaction.c’est le point de départ de l’analyse des conditions de travail à laquelle procédera alors le CHSCT

B) Si le CHSCT n’analyse rien à partir des problématiques rapportées par les salariés, ou n’analyse pas les problèmes rapportés par les salariés , ses préconisations seront inopérantes, mal ou pas du tout étayées.Elles seront d’autant moins crédibles vis à vis de la direction.

A) La qualité des préconisations du CHSCT, et donc leur force d’impact sur les décisions finales de la direction, sont liées à la qualité jointe ABC ,et dés lors, sont liées à l’acquiescement donné par les salariés aux préconisations du CHSCT, préconisations réellement étayées et soutenues par la participation des salariés à leur élaboration.

A défaut les CHSCT ne seront pas écoutés car leurs avis ne seront pas étayés.

On ajoutera trois remarques pour compléter cet « escalier »et bien comprendre le sens qu’on peut en tirer:

Première remarque : le CHSCT y joue pleinement son rôle d’analyste des conditions de travail (L4612-2CT) , en relais de l’expression des salariés ; c’est à lui d’analyser les problèmes que situent les salariés au plus près possible des situations de travail .

Deuxième remarque : Les salariés, conformément à l’article L2281-2CT,  ne se contentent pas ainsi de s’exprimer sur leurs conditions de travail, mais étayent les solutions préconisées par le CHSCT.

Troisième remarque : dans les entreprises où le droit d’expression n’est pas en place, les « critères d’efficacité des marches de l’escalier » sont à prendre en considération par les délégués syndicaux, notamment par ceux qui négocient les accords sur le droit d’expression (L2281-5CT ).

Notre conclusion sera pour souligner l’efficacité supérieure d’une réelle démocratie sociale dans l’entreprise, par rapport à des mesures unilatérales prises par l’employeur, ou par des experts extérieurs, mesures qui  seraient seulement  « prises d’en haut » ,et qui ne rencontreraient ni  l’adhésion, ni la participation des salariés, ni les possibilités qu’offre le droit actuel d’utiliser pleinement le cadre offert pour l’amélioration des conditions de travail, la promotion du CHSCT en tant qu’instance experte, en lien avec l’expression collective des salariés sur leurs conditions de travail.

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le compte pénibilité: esprit de prévention, es tu là?

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Au-delà de la présentation  des mesures (complexes) de la réforme sur les retraites instituant le compte pénibilité (loi 2010-1330 du 9/11/2010 complétée par les décrets 2014-155,156,157 du 9/10/2014), cet article a pour but de mettre en relief l’esprit qui la prédispose, et de mesurer ainsi  son caractère réellement préventif  quant aux  conditions du travail pénible  dans les entreprises et les établissements.

Cette réforme vise à prendre une mesure de la pénibilité,   suivant les facteurs de pénibilité déterminés à priori parmi les 10 facteurs de pénibilité recensés à l’article D4121-5 CT ,et  dont les quatre premiers facteurs seront pris en compte dés le 1/01/2015, les autres à partir du 1/01/2016 .

Puis , en fonction de cette mesure de pénibilité ,la réforme vise à établir un compte « personnel » de pénibilité pour chaque salarié concerné, compte tenu de la vie professionnelle du salarié et des facteurs de pénibilité auxquels il a été exposé durant sa vie professionnelle.

Le principe d’une pénibilité comptabilisée dans un compte « à points » est ainsi institué. Ce compte à points dont bénéficie le salarié vivant des conditions de travail qui ressortent de la pénibilité se voit alors géré par lui comme un compte bancaire. Le salarié pourra alors transformer ses points acquis sur son compte pénibilité, soit en abondant son compte personnel de formation pour se former dans un métier moins pénible, soit en travaillant à temps partiel sans perte de salaire, soit en partant en retraite anticipée.

Or, si une mesure personnalisée des facteurs de pénibilité s’avère utile pour mesurer ce que chaque salarié ,durant sa vie professionnelle, a enduré en terme de pénibilité, on peut s’interroger néanmoins sur l’utilité, à partir de cette comptabilité personnelle, de vouloir établir un « compte » qui soit une sorte d’avoir, comme un avoir en banque et qui pourra servir à ce que le salarié transforme cet avoir en « points retraite » , et même en points qui lui permettent de bénéficier de formation individuelle pour évoluer vers des postes de travail moins pénibles.

On pourra notamment s’interroger sur l’esprit de cette réforme quant elle se prétend être ainsi une réforme préventive de la pénibilité.

Or la pénibilité peut elle être combattue préventivement par chaque salarié pris individuellement par l’utilisation d’un compte? Pour une prévention collective en entreprise, n’aurait il pas été préférable de renforcer les moyens préventifs à disposition du médecin du travail et du CHSCT ?

Certes la loi du 9/11/2010 prévoit  des accords ou des plans d’action visant à la prévention de la pénibilité et donne au CHSCT  la mission d’analyser la pénibilité en tant que telle . Mais elle ne prévoit pas de moyens supplémentaires en ce domaine, comme le serait par exemple, un droit d’alerte spécifique pénibilité, pourquoi pas en concertation avec le médecin du travail.

D’autre part la mise en place de ce compte exige, de fait, une comptabilité précise qui s’avère en fin de compte une contrainte administrative importante pour les employeurs qui s’empressent d’ailleurs de la dénoncer. Or, comme nous l’avons indiqué dans d’autres articles, notamment sur le droit du travail, la contrainte administrative générée par une loi doit être minimale et ce qui doit être maximisé, c’est l’efficacité de la contrainte juridique (ici la prévention) en fonction d’une contrainte administrative minimum, et non l’inverse.

De ce point de vue, celui de l’efficacité de la contrainte juridique ayant trait à la prévention, l’existence d’un droit d’alerte pénibilité n’aurait administrativement contraint l’employeur à mesurer la pénibilité qu’en cas d’exercice de ce droit d’alerte , et dés lors, les mesures (complexes ) de cette pénibilité auraient été confiées à l’expert (payé par l’employeur).

La contrainte juridique aurait été alors aussi forte, mais la contrainte administrative, faible à l’échelle de l’ensemble des employeurs et en ce sens, la loi plus efficace du point de vue de la prévention.

Du point de vue maintenant de la prévention primaire , qui est la forme de prévention qui consiste à éradiquer ou à diminuer le risque avant qu’il ne se concrétise, interrogeons d’emblée la pertinence d’un tel système instituant un compte de pénibilité en tant qu’avoir (au même titre qu’un avoir bancaire) en posant cette simple question :

A partir du moment où il est institué un compte qui donne des avantages à ceux qui ont été exposé à des travaux pénibles, qui a réellement intérêt dés lors à réduire la pénibilité et à s’attaquer à ses causes , de façon à opérer à sa prévention primaire  en éradiquant, ou en diminuant l’exposition à ses risques (et non pas de façon secondaire ou tertiaire en compensant ces risques, selon l’ordre qui prévaut en prévention établie à l’article L4121-2CT) ?

  • Pas forcément l’employeur qui, plutôt que de faire de la prévention, peut avoir intérêt à « payer son prix à la pénibilité », si cela lui coûte moins cher que de la prévenir.
  • Pas forcément le salarié, qui peut avoir intérêt à engranger le bénéfice comptable de la pénibilité pour « abonder son compte pénibilité » et partir ainsi plus tôt en retraite.

En réalité, cette marchandisation de la prévention nous semble procéder du même esprit ,très douteux , que les droits de tirage spéciaux sur le plan écologique: marchandisation consistant à faire payer « des droits à polluer » et qui  nous semble procéder du même esprit que celui consistant à donner un prix à « faire travailler dans des conditions pénibles ».

Le raccordement du compte pénibilité avec le compte personnel de formation donne ainsi à cette formule d’abondement entre les deux comptes un caractère séduisant : le salarié pourra utiliser ce qu’il engrange sur un compte (pénibilité) pour le bénéfice d’un autre compte (formation) ; le côté bancaire et cumulable des comptes qui s’abondent ainsi l’un dans l’autre indique bien l’esprit très individualisant, et pour ne pas dire individualiste, qui préside à l’opération : mais si l’on peut imaginer que cela a du sens de vouloir individualiser le compte personnel de formation, parce que la formation est un capital individuel à utiliser tout au long de sa vie, peut on tenir le même raisonnement en matière de prévention de la pénibilité ?

 Si la responsabilité individuelle du salarié peut jouer son rôle en matière de formation professionnelle continue, peut on en dire autant des conditions de travail dans un Etablissement, qui sont hors de portée de la responsabilité individuelle d’un salarié ? Les équivalences  entre des comptes qui se rejoignent ainsi le laissent supposer, mais réfléchissons à l’objectif visé :

Veut on qu’un maximum de salariés partent le plus tôt possible en retraite en  brandissant leurs points pénibilités cumulables,  ou veut on réellement que l’amélioration des conditions de travail et la diminution de la pénibilité permette à tous de partir à un âge légal (ou au delà s’ils le souhaitent), avec des espérances de vie à peu près équivalentes ?

On fera juste remarquer à ce propos que le compte pénibilité ne répond pas à cette question parce que le système qu’il propose est parfaitement réversible : ou on part plus tôt avec beaucoup de points de pénibilité, ou on part plus tard avec moins de points de pénibilité : la pénibilité devient alors un « choix du consommateur », et induit un arbitrage « coût bénéfice », pour deux produits qui deviennent  équivalents en fonction du prix que chacun accepte de payer .

Or ceci ne procède pas d’un esprit de prévention, parce que l’esprit de prévention est collectif d’abord, et hors marché ensuite , et il ne procède pas d’un choix de  consommateur.

L’esprit de prévention procède d’un choix collectif et éthique , visant à éradiquer, ou à défaut , limiter les risques, le risque étant ici matérialisé par la formidable différence d’espérance de vie entre ceux ayant exercé des métiers pénibles et les autres (plus de 7 années en moyenne).

De ce point de vue, le choix éthique et préventif est de limiter tant que faire se peut la pénibilité, point ,et ceci sans marchandage..

Sinon et  tant qu’à faire , on pourrait  en revenir à l’équation que posait  la direction de la mine aux ouvriers dans le roman de Zola « Germinal » :

« Préférez vous qu’on vous paye le boisage  (c’est à dire la sécurité) à part et qu’on diminue le prix de votre berline à la tonne ? ». Ainsi vous avez le choix entre prendre plus de risque et gagner plus, ou prendre moins de risque et gagner moins : choix du consommateur bien propice à la défense de l’ultra libéralisme, mais sûrement pas à  celui de l’esprit de prévention .

On terminera par cette remarque: à partir du moment où le calcul de la pénibilité s’applique de façon non rétro-active, et seulement à partir de 2015, n’aurait il pas été plus efficace de privilégier la seule prévention, plutôt que de prévoir pour le futur , que la pénibilité permettra de partir en retraite plus tôt , ce qui consiste à avouer et à admettre dés le départ que sa prévention sera de toutes manières, et même à l’avenir, relativement…inefficace?

Thierry Ponsot

 

La réforme sur le compte personnel de prévention : rappel du contenu de la réforme  :

La réforme des retraites met en place un compte personnel de prévention de la pénibilité, avec un double objectif :

  • contribuer à réduire la pénibilité du travail et les durées d’exposition ;
  • tenir compte des périodes de pénibilité dans la définition des droits à la retraite.

 Quatre facteurs seront pris en compte à partir du 1er janvier 2015 :

Les six autres facteurs seront pris en compte à partir du 1er janvier 2016 :

Vous êtes concerné si vous avez été exposé à un des 10 facteurs de pénibilité

A partir du 1er janvier 2015, puis du 1er janvier 2016,, un compte personnel de prévention de la pénibilité sera ouvert pour tout salarié exposé à l’un des 10 facteurs de pénibilité prévus par la loi.

Ces facteurs sont de trois types :

a)des contraintes physiques découlant de la nature du travail : (1er janvier 2016)

  •                la manutention de charges lourdes ;
  •                les postures pénibles, forçant les articulations ;
  •                les vibrations mécaniques

b) L’exposition à des environnements agressifs

  • les agents chimiques dangereux, y compris poussières et fumées (1er janvier 2016) ;
  • le milieu hyperbare (hautes pressions) (1er janvier 2015) ;
  • les températures extrêmes (1er janvier 2016) ;
  • le bruit (1er janvier 2016)

c) certains rythmes de travail : (1er janvier 2015)

  • le travail de nuit ;
  • le travail en équipes successives alternantes ;
  • le travail répétitif (c’est-à-dire la répétition d’un même geste à une cadence contrainte, comme dans le travail à la chaîne).

Si votre travail vous expose à l’un de ces facteurs au moins, un compte de prévention de la pénibilité sera ouvert à votre nom.

Seules les périodes postérieures au 1er janvier 2015 pour les 4 premiers facteurs puis au 1er janvier 2016 pour les 6 autres facteurs pourront être prises en considération : le compte ne pourra pas être rétroactif.

Chaque trimestre d’exposition à un facteur de pénibilité vous rapporte 1 point (soit 4 points par an). Les trimestres d’exposition à plusieurs facteurs rapportent deux points. Si vous êtes proche de l’âge de la retraite au 1er janvier 2015, vos points seront doublés.

Le compte pénibilité est plafonné à 100 points.

Le salarié peut utiliser les points de son compte de 3 manières :

  • la formation professionnelle, pour vous réorienter vers un travail moins pénible : 1 point donne droit à 25 heures de formation ;
  • la réduction du temps de travail : 10 points financent un mi-temps sans réduction de salaire pendant 1 trimestre ;
  • l’anticipation du départ à la retraite : 10 points financent un trimestre de majoration de durée d’assurance.

Pour privilégier la dimension « prévention » du dispositif, les 20 premiers points devront être affectés à la formation. Seule exception : si vous êtes proche de l’âge de la retraite au 1er janvier 2015, cette obligation ne s’appliquera pas.

Rappel sur les accords ou plan d’actions pour prévenir la pénibilité

L’obligation de négocier un accord ou d’élaborer un plan d’actions est précisée dans le Code de la Sécurité sociale (articles L. 138-29 et L. 138-30). Elle concerne les entreprises de 50 salariés ou plus (ou appartenant à un groupe d’au moins 50), dont la moitié de l’effectif est exposée à un facteur de pénibilité.

Ce dispositif à visée préventive doit permettre aux salariés exposés à des facteurs de pénibilité de bénéficier d’actions de suppression ou de réduction de la pénibilité, de manière à leur permettre de travailler plus longtemps tout en préservant leur santé.

L’accord ou le plan d’actions d’entreprise ou de groupe est d’une durée maximale de 3 ans, et doit donc être renouvelé à son terme. Les thèmes que ces accords ou plans d’actions doivent prendre en compte ainsi que des exemples d’indicateurs utilisables sont précisés dans une circulaire de la Direction générale du travail (circulaire DGT n° 08 du 28 octobre 2011).

Exemples d’indicateurs utilisables dans les accords ou plans d’action en faveur de la pénibilité

  • Réduction de l’exposition aux facteurs de pénibilité : nombre de postes équipés d’un dispositif de captage des poussières ou de machines dont le niveau sonore a été atténué
  • Adaptation et aménagement des postes de travail : nombre de salariés ayant bénéficié d’une mesure d’allègement de poste
  • Amélioration des conditions de travail (notamment d’ordre organisationnel) : nombre de salariés ayant bénéficié d’un dispositif de retour temporaire en horaire de jour ou de sortie du travail de nuit

Traçabilité des expositions aux facteurs de pénibilité

Pour chaque salarié exposé à un ou plusieurs facteurs de pénibilité (excepté l’amiante et les activités en milieu hyperbare faisant déjà l’objet de dispositifs spécifiques obligatoires de traçabilité des expositions), l’employeur doit établir une « fiche de prévention des expositions ». Son contenu et ses modalités d’utilisation sont précisés dans le Code du travail (articles D. 4121-6 à D. 4121-9). Un modèle de cette fiche est fixé par l’arrêté du 30 janvier 2012.

Ce que doit mentionner la fiche de prévention des expositions aux facteurs de pénibilité

  • Conditions habituelles d’exposition(appréciées, notamment, à partir du document unique d’évaluation des risques) ainsi que les événements particuliers survenus ayant eu pour effet d’augmenter l’exposition et d’en faire un facteur de pénibilité
  • Période au cours de laquelle cette exposition est survenue
  • Mesures de prévention(organisationnelles, collectives ou individuelles) mises en œuvre pour faire disparaître ou réduire les facteurs de risques durant cette période

Cette fiche individuelle est établie en cohérence avec l’évaluation des risques professionnels. Elle est mise à jour lors de toute modification des conditions d’exposition pouvant avoir un impact sur la santé du travailleur. Elle remplace depuis le 1er février 2012 la fiche d’exposition des travailleurs exposés aux agents chimiques dangereux (ACD).

La fiche mise à jour est :

  • communiquée au service de santé au travail, qui la transmet au médecin du travail et qui complète le dossier médical en santé au travail de chaque travailleur,
  • tenue à tout moment à la disposition du travailleur,
  • remise au travailleur en cas d’arrêt de travail d’au moins 30 jours consécutif à un accident du travail ou une maladie professionnelle, et d’au moins 3 mois dans les autres cas (sans oublier les ayants droit en cas de décès du travailleur).

Délégation unique du personnel: le temps de faire le point

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En ces temps où certains cogitent ardemment afin de hausser ou de différer  les seuils sociaux, sous le fallacieux prétexte de créer de l’emploi, il est peut être juste temps de rappeler à leur bon souvenir ce que fût à l’origine la DUP (Délégation Unique du Personnel) ,et dont la création sous le gouvernement de monsieur Balladur, alors premier ministre (décembre 1993  ), avait déjà en son temps, pris comme prétexte « la création d’emploi » pour imposer l’effet de seuil qui devait conduire, à la fois, à une diminution du nombre de représentants du personnel CE et DP, et à une diminution du nombre d’heures de délégation totale pour l’ensemble de ces élus.

Or ce qu’on peut déjà conclure de cette innovation qu’ a été en son temps la DUP sur le terrain économique , est clair : il n’a jamais été montré que cela eût créé un seul emploi, pour une raison fondamentale d’ailleurs et qui vaut toujours aujourd’hui : le fait de modifier les seuils sociaux ne créé aucun emploi en soi, parce que l’emploi ,surtout à court terme, dépend du carnet de commande et de la demande, et que le fait de jouer sur les seuils sociaux ne modifie nullement la demande.

Quelques soient les seuils ,un employeur qui n’a pas de commande n’embauchera pas et c’est d’ailleurs la sagesse même ,et l’encourager à embaucher malgré un carnet de commande vide est une aberration économique conduisant imparablement à une casse sociale à terme ; quant à celui dont le carnet de commande est suffisant pour déclencher l’acte d’embauche, l’impact d’un effet de seuil sur sa décision se doit de rester marginal ,car sinon le risque qu’il prendrait à embaucher pour cette principale  raison serait tout à fait déraisonnable.

Tout au plus, à moyen ou à long terme et de façon secondaire, les seuils peuvent ils influer très marginalement sur l’emploi , et encore seulement dans le cadre général d’une politique sociale et fiscale d’une certaine cohérence, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Par contre , jouer sur les seuils sociaux déstabilise profondément le pacte sur lequel repose l’efficacité démocratique du fonctionnement général des IRP, et c’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé lors de la création de la DUP, raison pour laquelle il nous parait très opportun aujourd’hui de venir le rappeler , notamment aux oublieux qui nous inviteraient immanquablement à rééditer sempiternellement les mêmes erreurs de raisonnement.

Pourquoi la DUP est elle déstabilisante ?

Dans les entreprises de moins de deux cent salariés où la DUP  a pu se mettre en place à l’initiative de l’employeur, deux effets se conjuguent et déstabilisent l’édifice de la représentation du personnel ;

-le premier a trait à la confusion des rôles à laquelle conduit la double fonction DP,CE, et cela de façon immanquable, dans l’esprit des élus comme d’ailleurs dans celui de l’employeur.

-Le deuxième effet , engendré par le premier, est la perte d’ efficacité liée à la confusion des missions DP et CE, qui empêche une dynamique d’ensemble porteuse de démocratie sociale efficace, y compris pour l’efficacité de l’entreprise !

Reprenons l’ensemble des conséquences engendrées par  la DUP  pour comprendre ces deux points

  1. L’immanquable confusion des rôles entre rôle CE et rôle DP, créé par la DUP, a été constaté par nous même absolument partout depuis sa création et ce, dans toutes les DUP où nous avons effectué des formations d’élus du personnel .

Il suffit d’ailleurs de comprendre un peu l’articulation des missions entre les IRP pour se rendre compte que cette confusion était inévitable : si un DP joue bien son rôle de DP,  il doit se centrer sur les salariés, pris individuellement pour recueillir leurs plaintes, et porter ses observations au CE  afin que celui-ci élabore ,notamment  à partir des observations que les DP lui rapportent (L2313-9 CT), une vision synthétique et collectivement pertinente de sujets et des thèmatiques que le CE  portera à l’ordre du jour (le CE assure l’expression collective des salarié L2323-1 CT).

 

  1. En distribuant sur les mêmes têtes les deux missions, il est évident que la confusion des missions s’établit très rapidement, parce qu’il n’y a alors plus aucune raison de distinguer « les missions  dévolues aux DP et celles dévolues au CE » ;

Dés lors ,on voit les CE s’occuper de problèmes individuels de salariés, et surtout ne plus faire l’effort de distinguer entre l’individuel et le collectif, et manquer ainsi à ce qui est le cœur de leur mission ,et de sa difficulté d’ailleurs : traduire de l’individuel en collectif afin d’assurer l’expression collective des salariés(L2323-1CT)

La confusion juridique assez généralisée qui s’ensuit est la conséquence de ce fait : procédures CE et DP généralement confondues ; exemple des CE qui ne prennent plus le soin d’élaborer de véritables ordres du jour (L2325-15), mais fonctionnent avec un système de « questions réponses » à la mode des DP ,comme sur un registre de délégués du personnel( L2315-12).

 

  1. L’efficacité générale des IRP est alors globalement diminuée : plus personne ne prend en compte l’élaboration collective de l’expression des salariés et les CE, le nez dans le guidon, se transforment souvent en « boite à lettres » par lesquels transitent les demandes individuelles des salariés, sans qu’il soit pris soin de dégager un intérêt collectif ; ne parlons alors même pas d’ordre de priorité dans l’ordre du jour, sauf si un événement imprévisible s’impose , en général en urgence et dont les CE prennent connaissance par l’entremise de la seule direction.
  2.  Dés lors l’horizon de prévision des CE qui fonctionnent ainsi a tendance à diminuer considérablement : il n’ y a généralement plus de stratégie possible pour lui, plus de long terme ni de moyen terme ,mais des événements qui gouvernent au jour le jour selon ce qu’annonce la direction et une attitude générale de passivité des CE à attendre, plutôt qu’à anticiper, attitude passive ,ponctuée ça et là parfois de mauvaise humeur due à la dépendance que créé un tel système dans lequel ils sont alors enfermés.

 

Certains pourraient alors penser que cette perte d’efficacité globale des représentants du personnel dans un tel contexte serait somme toute indifférente- voir bénéfique- pour l’entreprise elle-même, mais ils se trompent lourdement : car dans un tel contexte comment l’entreprise pourrait elle bénéficier des avis pertinents du CE, fondés notamment par l’élaboration que cette instance se doit de créer d’une expression collective des salariés ?

Non seulement, un tel contexte de confusion ne le permet pas , mais le risque qu’il fait courir est celui d’une inefficacité productive des salariés, qui ne sont plus représentés là ou ils le devraient sur le plan collectif et donc, les décisions de l’employeur ne bénéficient plus de l’alerte générale que peut constituer cette représentation du personnel assumée.

L’employeur passe alors ses décisions concernant la marche générale de l’entreprise avec le risque non négligeable de voir surgir tous les problèmes qu’elles vont poser « au dernier moment »,lors de leur mise en application, Le CE n’ayant pas joué son rôle de « veille ».

Dés lors l’employeur ne manquera pas de se plaindre, à son tour, de devoir gérer l’entreprise dans l’urgence et « le nez dans le guidon ».

L’efficacité démocratique du fonctionnement des IRP garantit l’efficacité des décisions de l’employeur concernant la marche générale de l’entreprise, voilà ce qu’il est important de conclure, et  la croyance selon laquelle on gagnerait  du temps à s’en passer finit par en faire perdre beaucoup à devoir rattraper l’effet  des décisions qui n’ont pas permis aux IRP, CE et DP, de jouer conjointement ,mais non confusément, chacun à leur place, leurs rôles respectifs.

Thierry Ponsot

communication du CE: faites votre auto-diagnostique

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Questionnaire diagnostique : communication interne du CE.

Afin de faire un diagnostique rapide de la communication de votre CE, nous vous invitons à répondre aux 15 questions qui suivent.

Les 3 interfaces de la communication interne du CE  y sont abordées par cinq items sur chaque interface :

a)Communication avec la direction :  première interface

b)Communication avec les salariés : deuxième interface

c) Organisation interne de votre CE : troisième interfaces

 

a) communication avec la direction

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Total : Maximum= 15 points,                                                                       minimum=0 point

 

A : La qualité de l’écoute est très satisfaisante quand la direction vous écoute attentivement et aussi, quand vous l’écoutez attentivement : ceci ne préjuge pas de votre impact sur les décisions de la direction.

B : La qualité de l’argumentation est très satisfaisante quand vous échangez réellement avec la direction sur le fond des dossiers.

C : l’impact du CE est très satisfaisant quand vos arguments permettent d’infléchir réellement les décisions de la direction concernant l’entreprise.

D : La possibilité d’échanger sur tous les sujets est très satisfaisante quand vous bénéficiez de toute l’information nécessaire à l’échange avec la direction pour aborder les dossiers que vous souhaitez traiter.

E) La liberté de parole est très satisfaisante quand chaque membre du CE (y compris la direction) a la liberté d’aborder tous les sujets à traiter, sans censure ni auto censure.

 

b) La communication avec les salariés

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A : la facilité de l’échange est très satisfaisante quand vous pouvez joindre tous les salariés et discuter facilement avec n’importe quel salarié, quelle que soit sa fonction, son lieu de travail, sa situation hiérarchique dans l’entreprise.

B : La facilité d’impact est très satisfaisante quand tous les salariés accèdent facilement aux informations émanant du CE et en ont connaissance rapidement.

C : La qualité de l’image du CE est très satisfaisante quand le CE est apprécié des salariés et que ses interventions reçoivent un écho favorable de la part des salariés, pas seulement concernant les activités sociales et culturelles, mais aussi sur le plan de ses attributions économiques.

D : La compréhension des salariés de votre rôle de CE est très satisfaisante quand les salariés connaissent le rôle et le fonctionnement d’un CE , et savent notamment le distinguer de celui d’un DP, d’un DS, ou du CHSCT.

E) le CE a une compréhension très satisfaisante des problèmes quand il connait tous les services et sites de l’entreprise, et a connaissance des différentes situations de travail qu’y rencontrent les salariés

 

 

 

c) Organisation interne du CE

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A) La répartition des tâches est très satisfaisante quand aucun membre du CE n’est surchargé et que tous les membres du CE, y compris les suppléants, prennent part aux tâches du CE.
B) l’efficacité des réunions préparatoires est très satisfaisante quand ,d’abord il y a des réunions préparatoires entre vous, et qu’elles balisent bien toutes les questions à aborder avec la participation de tous les élus, y compris celle des suppléants.

C ) La facilité de communication entre les membres du CE est très satisfaisante quand l’échange entre tous les membres CE est ouvert et facile, même si vous rencontrez des désaccords entre vous.

D) l’unité de l’équipe CE est très satisfaisante quand aucune possibilité n’existe, tant pour les salariés que pour la direction, d’utiliser vos dissensions éventuelles.

E) l’efficacité des élus à accomplir les tâches du CE est très satisfaisante quand , sans épuisement de ses membres, les missions essentielles du CE sont remplies sans en sacrifier certaines (notamment dans les attributions économiques).

 

 

 

 

 

 

 

 

Exploitation des résultats du diagnostique

  • Sur chaque interface
  • Pour l’ensemble des 3 interfaces a,b,c

Sur chaque interface

Entre 13 et 15 points : pas de problème majeur pour le CE dans cette interface.

Entre 10 et 13 points : vous devez porter attention aux items impliqués et notamment si certains points s’avèrent peu ou pas du tout satisfaisants.

Entre 5 et 10 points : il faut reprendre l’ensemble de l’interface et la travailler de façon systématique en suivant une formation à ce sujet, et en vous réunissant pour en parler entre vous de façon spécifique, afin d’établir un plan de communication pour remédier à l’ensemble de votre communication concernant cette interface

Moins de 5 points : vous êtes au moins lucide, ce qui est la première qualité indispensable pour relever la situation ! Ne tardez pas à agir car sinon cela vous gâchera  votre mandature , et vous aurez alors l’impression d’ avoir travaillé pour rien ,avec toute l’amertume qui s’ensuivra.

Les problèmes de communication ne sont pas dus, ni à vous en personne, ni à d’autres personnes, mais à la méconnaissance persistante à ne pas vouloir  résoudre ces problèmes en tant que tels.

 

Sur l’ensemble des interfaces :

-Entre 40 et 45 points : la situation communicationnelle de votre CE est correcte : portez votre attention sur les autres sujets, comme, par exemple, celui consistant à parfaire vos connaissances juridiques.

– Entre 30 et 40 points : améliorez vous dans l’interface qui vous a couté le plus de points.

– Entre 15 et 30 points : il faut reprendre l’ensemble des interfaces et vous rencontrer entre membres du CE sur ce sujet, pour établir un plan de communication : utilisez l’aide d’une formation spécifique.

– Moins de 15 points : agissez au plus vite, il est nécessaire de vous former au plus tôt à la communication du CE et, si possible, tous ensemble en même temps, ce sera d’autant plus efficace !

Pourquoi le CHSCT est il une instance d’avenir?

CHSCT

Beaucoup d’indices permettent de qualifier le CHSCT d’instance « d’avenir » : le fait que le CHSCT soit une  instance spécialisée, créée assez récemment (1982) , qu’elle soit au cœur de problématiques contemporaines du travail , comme celle de la prévention des risques psychosociaux ; le fait que le CHSCT permette une action très pragmatique, moins basée sur un fond idéologique qu’une instance plus orientée comme l’est un syndicat, le fait que sa mission relève d’une expertise puisqu’aussi bien le CHSCT « analyse » les conditions de travail , les risques professionnels , la pénibilité (L4612-2CT), car qui serait chargé « d’analyser », sinon une instance experte par définition ?

Toutes ses raisons sont bonnes pour comprendre que l’avenir est ouvert au CHSCT et que son inscription , moderne, dans un monde qui a fortement bougé et évolué depuis la fondation des grands principes sociaux de l’après guerre (28/02/1945 : création des CE), lui vaut une place de choix.

Ces raisons sont justes, et cependant encore insuffisantes à comprendre pourquoi les CHSCT représentent, dans l’établissement ou l’entreprise d’aujourd’hui, l’instance qui ,par nature , est susceptible de devenir le lieu même d’une synthèse sociale nouvelle ,qui porte un renouveau de la fonction de « représentant du personnel »,  et un renouveau de l’exercice de la démocratie sociale, au plus proche des salariés qui vivent la difficulté des conditions de travail, et de l’entreprise qui vit souvent au cœur de la difficulté à survivre économiquement.

En fait, trois raisons convergentes viennent polariser autour du CHSCT un enjeu considérable qui lui donne valeur d’exemple pour l’avenir:

  • La première de ces raisons tient à ce qu’un CHSCT puisse devenir un lieu où l’enjeu de l’amélioration des conditions de travail devienne aussi un enjeu de productivité de l’entreprise
  • La deuxième raison est juridique : l’obligation de sécurité de résultat pour l’employeur , permet au CHSCT d’exercer une puissance d’impact croissante sur les solutions concrètes mises en œuvre dans l’entreprise .

Ce potentiel, qu’aucune autre instance représentative ne détient, permettrait de fait au CHSCT  d’impacter tout projet de l’entreprise entrainant des modifications importantes des conditions de travail  ou de sécurité (L4612-8CT ).

  • La troisième raison est inhérente à la démocratie sociale en entreprise, dont on peut affirmer aujourd’hui que le CHSCT peut constituer une sorte de modèle, ou de prototype, car fondé sur la base d’un nouveau cadre de dialogue social autour du  projet, et non plus autour seulement de la revendication ou de la réclamation.

1°) l’enjeu de l’amélioration des conditions de travail, facteur de productivité

Le CHSCT contribue à l’amélioration des conditions de travail (L4612-1CT). Son rôle contributif dépasse de loin le rôle d’une instance de simple consultation ; il peut à tout moment se saisir de lui-même, ou à l’initiative du CE (L4612-13CT), pour faire des propositions contributives afin de préconiser des améliorations à partir des analyses des conditions de travail que lui-même peut conduire.

La base qui permet la prise en compte des préconisations du CHSCT sera d’autant plus puissante que le CHSCT démontre que les améliorations qu’il suggère permettent en fait un gain de productivité à l’entreprise.

Ce levier est fondamental, car il permet ex-ante (avant), et non pas après coup (ex-post), d’améliorer les conditions de travail de manière continue et sans heurt dans l’intérêt de l’entreprise et des salariés.

Car que se passe-t-il trop souvent ? les processus de production ne sont pas conçus pour intégrer en amont l’amélioration des conditions de travail, et c’est une fois seulement que ces processus sont mis en œuvre, que les instances représentatives du personnel tâchent d’infléchir les projets de l’employeur dans le sens de cette amélioration; du coup, productivité et amélioration des conditions de travail bien souvent s’opposent, et plutôt que de contribuer à un projet pensé ensemble, on s’achemine souvent vers un conflit de valeurs, où les élus tirent en arrière du projet de l’employeur ; ceci les oblige sans cesse à développer une attitude de réclamation ou de revendication , attitude qui leur coûte une énergie considérable, pour un résultat souvent décevant , pour eux-mêmes et pour les salariés qu’ils représentent.

L’alternative est évidemment d’intégrer l’amélioration des conditions de travail dans  le projet de l’employeur en amont et non pas en aval, afin d’y suggérer des améliorations aux effets productifs ,et qui soient pérennes ; alors l’employeur ne se battra plus dans un sens, cependant que les élus du personnel se battent dans l’autre sens, mais tous contribueront à résoudre le plus en amont possible cette seule équation :

« Comment intégrer l’amélioration des conditions de travail comme facteur de productivité en soi ? »

Or, en ce domaine ,la nouvelle loi du 14/06/2013 sur la consultation du CE concernant les orientations stratégiques de l’entreprise, et la base de données unique qui en est conséquente, donnent une portée et une visibilité sans précédant au CE sur les orientations de l’entreprise sur  les deux  années à venir, et permet, grâce à ces informations, d’anticiper l’évolution des conditions de travail pour infléchir à priori (et non pas à postériori) les décisions de l’entreprise dans le sens d’une amélioration productive des conditions de travail.

Cette perspective suppose bien évidemment une collaboration d’autant plus étroite entre le CE et le CHSCT.

2°) l’obligation de sécurité de résultat et l’enjeu de santé : impact pour le CHSCT

Le fait que l’obligation de sécurité soit devenue une obligation de résultat depuis 2002 (les jurisprudences confirmant toutes depuis cette date cette conception de l’obligation de sécurité) démultiplie d’autant les conséquences financières du défaut de sécurité, et permet au CHSCT d’être d’autant plus incontournable. Car l’accident de travail, (reconnu maintenant de plus en plus en cas de suicide au travail, notamment dans le cadre des risques psychosociaux ), a pour l’employeur un coût exorbitant , sans compter le cout de la faute inexcusable qui peut être retenue à l’encontre de l’employeur qui « aurait du avoir conscience des dangers encourus par le salarié dans l’exercice de son travail »

Quoique nous ne croyons pas que le judiciaire résolve à lui seul les questions à la place des acteurs (le CHSCT, l’employeur), néanmoins, force est de constater que son aiguillon puissant est nécessaire et que sans lui, rien ne bougerait ; néanmoins l’aiguillon judiciaire est insuffisant à tirer la charrette de la santé au travail à lui seul, si aucune action des acteurs sur le terrain au-delà ne vient le relayer.

A ce titre, le CHSCT a un rôle majeur, parce qu’il est au cœur des dispositifs de prévention, au cœur du lieu où l’action préventive peut se mener grâce à ses propres constats, à ses analyses et à ses préconisations.

C’est ici qu’il faut peut être dissiper un malentendu (très latin) qui concerne le processus d’action et de décision.

Nous avons-nous latins- souvent la paresse de penser que dans le processus de décision, seul le décideur final est important ; nous  concevons difficilement qu’un processus de décision puisse certes, aboutir à ce qu’un décideur tranche au final, mais que néanmoins il puisse exister un cœur de décision qui ne soit pas le décideur final, et dont cependant le rôle est majeur.

Or si très clairement, le décideur final concernant les mesures de préservation de la santé au travail est l’employeur (ce qui est parfaitement logique, puisque c’est à lui qu’incombe l’obligation de sécurité de résultat) , incontestablement le cœur de décision est , en la matière, le CHSCT.

Et pour montrer cela, nous ne ferons qu’un constat : quelque soit la décision prise en matière de santé au travail, il est impossible de contourner le CHSCT ( et bien sûr aussi le médecin du travail lui même membre du CHSCT). Ainsi tous les domaines ci après, passent, à un moment ou à un autre, selon une modalité ou l’autre, par le CHSCT :

  1. Evaluation des risques : l’employeur doit tenir compte de cette évaluation pour établir le programme annuel d’actions hygiène sécurité, conditions de travail (R4121-1CT) et donc il doit tenir compte des analyse du CHSCT.
  2. Programme et rapport annuel Hygiène sécurité Conditions de travail .le programme annuel est établi à partir des analyses du CHSCT (R4612-8 CT): consultation du CHSCT sur le rapport et le programme annuel(L4612-17 CT) ,vis-à-vis duquel le CHSCT peut proposer un ordre de priorité et des mesures supplémentaires(L4612-17CT)
  3. Projet important d’aménagement modifiant les conditions de travail et de sécurité : consultation du CHSCT avec éventuellement appel à un expert agréé (L4612-8CT)
  4. Analyse des conditions de travail et des risques professionnels, ainsi que de la pénibilité (L4612-2CT) : initiative du CHSCT
  5. Enquêtes accident du travail et maladie professionnelle (L4612-5CT) : initiative du CHSCT
  6. Introduction de nouvelles technologies (L4612-9CT) : consultation du CHSCT
  7. Le CHSCT a toute initiative de proposition en matière de prévention des risques professionnels (L4612-3CT). Le refus de l’employeur est motivé.
  8. La formation à la sécurité : non seulement le CHSCT est consulté sur les contenus de cette formation(L4143-1CT) et veille à sa mise en œuvre effective, mais il participe à son élaboration (R4143-1CT).

Le rôle du CHSCT s’avère ainsi d’autant plus déterminant dans le cadre d’une obligation de sécurité de résultat, car pour l’employeur, contourner le CHSCT au cœur des décisions, serait cette fois prendre un risque considérable de se voir imputer, en plus, une entrave à son fonctionnement, délit pénalement réprimé à l’article L4742-1 CT .

Il est donc devenu impossible de gérer l’aspect santé travail au mépris du CHSCT, dans quelque entreprise ou établissement que ce soit, c’est ce que le législateur a voulu en plaçant ainsi le CHSCT au « cœur des décisions».

Ceci étant dit, il appartient après au CHSCT, qui occupe cette position stratégique de par la volonté du Législateur, d’en faire quelque chose d’utile pour préserver la santé et améliorer les conditions de travail, ou de ne rien en faire, et ceci n’est pas de la responsabilité des juges .

Trop souvent, des CHSCT , passifs, attendent que soient prises des initiatives par l’employeur et ne se portent pas en avant pour analyser et pour préconiser des solutions; certains « n’analysent » jamais, ni les postes de travail, ni les situations de travail, ni les conditions de travail ; ils attendent que l’employeur le fasse, alors que c’est pourtant leur mission d’analyser (les risques professionnels et les conditions de travail notamment). D’autres se contentent alors de porter des réclamations au nom des salariés, ce qui n’est absolument pas leurs rôles , mais celui des délégués du personnel,.

Ainsi, faute de jouer leur rôle de CHSCT, qui consiste à constater, analyser et préconiser, pour la prévention des risques professionnels et pour l’amélioration des conditions de travail, beaucoup de CHSCT se comportent comme des DP en se contentant de relayer des réclamations de salariés, et empiètent donc sur les prérogatives des DP.

3°) Le CHSCT, enjeu d’un renouveau de la démocratie sociale

Il faut insister sur ce point : le CHSCT apparaît nettement comme le cadre idéal d’un changement de sens dans la notion même de l’exercice de la démocratie sociale, changement bienvenu tant les anciennes conceptions de cette démocratie, en gros issues de la fin de seconde guerre mondiale, trouvent aujourd’hui leurs limites. Sur quels axes ce changement est il perceptible ? Nous en distinguons trois : celui de la représentativité  même, celui du projet , et celui du partage démocratique du savoir dans l’entreprise.

  1. a) le CHSCT vecteur de changement dans la notion de représentativité.

-la notion de représentant du personnel, telle qu’elle est issue d’un modèle classique d’après 1945, comme étant le représentant surtout de la voix de son syndicat   dans l’entreprise, qui représenterait aussi le personnel par le fait de son adhésion aux valeurs du syndicat, est entrain de passer.

Cette notion de représentation du personnel  a vécu: incontestablement les salariés aujourd’hui souhaitent de plus en plus, en dehors de toute obédience syndicale, des représentants qui les représentent d’abord eux, et non plus d’abord une « certaine idée du syndicalisme », aussi justifiée et fondée qu’elle soit.

La loi sur la représentativité du 20/08/ 2008 a en ce sens seulement pris acte de cette évolution.

L’évolution sociétale fait ainsi qu’aujourd’hui« on adhère de moins en moins aux institutions » ,avec ce que peut avoir de collant le terme même de  « l’adhésion, adhérence », comme on ne colle plus à un ensemble prédisposé de valeurs idéologiquement et préalablement connotées.

C’est ainsi,( qu’on le regrette ou non) .

L’instance moderne ,dans l’esprit contemporain, est une instance qui permet de s’inscrire dans un réseau de projets, et non pas d’adhérer à un ensemble de valeurs prédéterminées clefs en mains.

C’est ce que montrent par ailleurs les fonctionnements modernes de structures (type Greenpeace ou Actup), dont les valeurs ressortent des actes et des actions qu’elles mènent  , actes qui sont en eux-mêmes constitutifs de valeurs, et non plus issus d’une conception idéologique préfabriquée dans laquelle on  encarterait à vie les individus, et qui prédisposerait à priori des individus à agir dans un sens prédéterminé .

Autrement dit, ce qui prédispose à défendre des valeurs partagées aujourd’hui, c’est l’action commune pour un objectif précis , et ce ne sont plus les valeurs à priori partagées dans une adhésion de principe qui prédisposerait  à l’action et aux buts projetés.

De ce point de vue ,ce ne sont pas tant les syndicats qui sont dépassés, mais la notion même de « centrale  syndicale » ,avec la représentation inhérente d’un « centre qui pense », et donc d’une périphérie qui agirait en fonction d’une pensée  élaborée au centre .

Aujourd’hui la périphérie est « au centre » , elle  agit sa pensée, et la « centrale » elle, ne centre plus vraiment quoique ce soit à priori.( ce qui explique que même les syndiqués suivent de moins en moins les mots d’ordre de  leurs « centrales » syndicales)

Or, si l’on regarde les instances autrefois périphériques de la démocratie sociale , ce qui devient central, c’est l’entreprise comme lieu et les instances représentatives du personnel qui sont en ce lieu

On constate que ce sont elles qui deviennent centrales et notamment le CHSCT, à partir des pratiques nouvelles et novatrices que leur fonctionnement engendre en tant que pratiques sociales.

Parmi ces instances au sein de l’entreprise, l ’instance la plus avancée en ce domaine est le CHSCT ;et c’est bien pourquoi il attire aussi des candidats qui n’auraient, par ailleurs, jamais adhéré à un syndicat, ni même postulé pour être un élu CE ou DP .

En somme, le CHSCT est attracteur d’un type nouveau (et potentiellement rénovateur) de représentants du personnel , tournés notamment vers l’action concrète et vers le projet pour réaliser des avancées, concrètes, sur le plan de la sécurité des salariés et des conditions de travail ; ceci ne veut évidemment pas dire que les DP ou les CE ne permettent pas d’amélioration concrète (au contraire ,ils sont aussi indispensables), mais cela veut dire que ceux qui, dans l’entreprise, ont déjà à priori en tête de vouloir changer concrètement les conditions de travail et /ou les conditions de sécurité sont attirés, en premier lieu ,par le CHSCT.

Ces nouveaux types de représentants CHSCT peuvent parvenir à ce but, sans pour autant relever d’une culture, traditionnelle en France, de la  revendication , mais plutôt d’une culture du  projet en réseau .

                                                b) Le CHSCT porteur d’une culture du projet en réseau

Le placement du CHSCT au cœur de la décision  en matière de santé au travail (sans être le décideur final), place le CHSCT dans une position institutionnelle inédite : de là où il est, il est celui qui peut tisser un maximum de liens avec l’ensemble des partenaires , partenaires internes (CE,DP, service hygiène sécurité, groupes qualité, groupes d’expression etc.) et externes (médecin du travail, inspection du travail, CARSAT, organismes de santé, ANACT,INRS) pour remplir sa mission autour de l’enjeu de l’amélioration des conditions de travail et de la préservation de la santé , tant mentale que physique.

Cette position, qui lui permet aussi de démultiplier sa puissance, est une position idéale pour collaborer à l’édification de véritables projets pérennes et le plus consensuels possibles, allant dans le sens de ses missions.

Bien sûr cette force est aussi une faiblesse si le CHSCT, comme c’est parfois hélas le cas, se laisse déborder, contourner, ou même marginaliser par ses partenaires.

Le CHSCT est donc appelé ,s’il veut mener à bien sa mission ,à prendre sa place totale et entière au sein d’un ensemble de partenaires et à trouver, avec eux, la voie qui mène à la réalisation de projets d’amélioration des conditions de sécurité et de travail , en faisant respecter ce qu’il est , c’est-à-dire une instance instituée, et pas seulement un agrégat de personnes individuelles.

schéma: le CHSCT parmi ses partenaires

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Ce défi n’est pas simple, mais il est passionnant, et surtout susceptible de faire entendre  autrement  la voix des représentants du personnel qu’au travers de l’image revendicative, qui colle à l’image entretenue depuis longtemps ,en lien trop dépendant à l’image syndicale française, et notamment depuis la fondation des premiers « délégués ouvriers »de 1936, ancêtres des actuels délégués du personnel .

Certains diront peut être que cette image syndicale peut évoluer d’elle même ; nous préférons penser que la présence, de fait, d’une instance de type nouveau sur le terrain, comme l’est institutionnellement le CHSCT, permettra cette évolution d’autant plus. En fait nous pensons que ce sont les instances représentatives du personnel, sur le terrain de l’entreprise , dans leurs pratiques et autour d’une culture de projet en réseau, qui sont en mesure de faire évoluer l’image des représentants du personnel, et qui renouvelleront ainsi, peut être à terme, l’image syndicale.

  1. c) Le CHSCT porteur du partage des savoirs dans l’entreprise

Le CHSCT est une instance experte, ainsi l’a voulu le législateur qui lui donne des missions d’analyse : analyse des conditions de travail, analyse des risques professionnels et de la pénibilité (L4612-2CT). Car qui analyse est de fait, « expert ».

Cependant tout l’intérêt de cette dimension d’expertise du CHSCT c’est qu’elle n’est pas à priori technocratique mais qu’elle peut donc devenir… démocratique.

On relève bien sûr que les membres du CHSCT sont d’abord et avant tout des élus conviés au rang d’experts en tant qu’analystes des conditions de travail et des risques professionnels, et donc qu’ils ont dés lors pour mission (exaltante et difficile) de s’y hisser, et non pas  de laisser les « experts parler à leur place » .

On remarque que le CHSCT est la seule instance experte (ce n’est pas le cas du CE à qui le législateur ne demande pas de procéder à des analyses ; le CE n’est pas une instance experte de par la loi en tous cas).

Ceux qui interprètent cette situation en se disant qu’il suffit au CHSCT de déléguer la part d’expertise qui leur revient aux experts agréés n’ont en réalité pas compris, ou pas voulu comprendre, la réalité de leur mission ; peut être y sont ils encouragés par certains employeurs. Pour autant, la mission du CHSCT est bien celle là : qu’il puisse certes , utiliser des experts agrées dans les cas prévus par la loi ( L4614-12CT), mais à partir d’une position où lui-même se hisse à devenir participant d’une co-expertise, et non pas simple « client attentiste des résultats de l’expertise ».

Tout ne peut être  reproché aux experts agréés ,surtout dans le cas ou les CHSCT démissionnent, de fait, de leur rôles d’experts à leur profit .Mais l’esprit du législateur est pourtant clair dans cet acte qu’il pose en confiant de l’analyse au CHSCT : la vraie démocratie c’est d’accéder au savoir partagé ; le savoir sur l’analyse du travail et sur les risques au travail doit être un objet de partage démocratique, et non pas un objet de confiscation technocratique au profit des experts agréés ou des psychologues du travail; c’est la vraie condition d’une réelle- et non pas seulement formelle- démocratie sociale : elle s’établit à partir du partage des savoirs et des compétences.

Que peut on attendre d’une technocratie du savoir descendante et même parfois , condescendante ?

Si l’on veut changer les conditions de travail, la sécurité dans l’entreprise, il faut que les plus concernés –les salariés et leurs représentants au CHSCT -s’emparent des savoirs, des outils et des méthodes pour ,au minimum, co-expertiser à armes égales avec ceux qui leur « préparent des solutions toutes faites ». Cela nécessite bien entendu, de la formation.

Les CHSCT ne peuvent reprocher au législateur de ne pas avoir prévu cette position de savoir expert pour eux mêmes : par contre, ils peuvent parfois se reprocher à eux mêmes de ne pas la saisir: ont-ils vraiment réalisé que la vraie nature du pouvoir était dans le savoir  et la compétence ?

Institutionnellement la démocratie sociale s’entend à travers un savoir qui ne soit plus confisqué, mais au contraire, mis à disposition des légitimes représentants, qui doivent s’en emparer et non pas se contenter de le sous traiter.

Au fait, la loi Auroux sur le droit d’expression des salariés du 4/08/1982 n’avait elle pas déjà prévu et préparé le terrain démocratique du savoir partagé en énonçant à l’article L2281-2CT  que :

«  l’expression directe et collective des salariés a pour objet de définir les actions à mettre en œuvre pour améliorer leurs conditions de travail , l’organisation de l’activité et la qualité de la production dans l’unité de travail à laquelle ils appartiennent et dans l’entreprise », posant ainsi les fondements démocratiques de l’expertise de ceux qui sont eux même concernés par ces conditions, les salariés,  et que les analyses du CHSCT pouvaient parfaitement relayer, eux qui sont leurs légitimes et démocratiques représentants ?

Thierry Ponsot

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stress professionnel et contrainte de travail internalisée

 

La charge de travail lourde n’est pas une nouveauté dans l’Histoire sociale des travailleurs, et peut être doit on énoncer ceci d’emblée pour ne pas se tromper de débat : en réalité, ce n’est pas d’une charge de travail  trop lourde dont souffre le salarié « stressé au travail» ,et la position qui consiste à considérer que charges de travail lourdes et stress au travail sont des termes identiques,passe à côté de la signification du stress au travail, en tant que phénomène contemporain.

Le fait de travailler « beaucoup » ne conduit pas au stress, mais éventuellement, à la fatigue.

En français le « Syndrome d’Epuisement Professionnel » (burn out en anglais) est ambigu.

Pour sortir de cette ambiguïté, on dira que le stress n’est pas une fatigue normale due à la charge de travail, mais une fatigue anormale, ou si l’on veut, une sur-fatigue, qui rend perceptible la charge de travail ressentie bien au-delà de sa charge jugée réelle par un observateur extérieur.

Ce phénomène a une origine qui tient à l’organisation moderne du travail . Ce qui alimente la capacité stressante des charges réelles du travail, c’est pour les salariés de devoir prendre en charge la rentabilité de l’entreprise et la performance de l’organisation du travail , et non plus seulement de devoir contribuer, par leurs compétences, à la marche générale de l’entreprise.

Cette évolution a été théorisé il y a cinquante ans au moins, par un type de management qu’on a qualifié de « management par objectifs »:

                   « La gestion par objectifs assure le rendement en convertissant les besoins objectifs en buts personnels. Et c’est là une vraie forme de liberté »[1] ; cette phrase du père du management par objectifs, le bien nommé «Peter Drucker » (drück veut dire « pression » en allemand !) reflète, plus qu’elle ne théorise d’ailleurs , la question de l’internalisation des contraintes ; au reste, cet aveu spontané est réjouissant quelque part, car il nous dispense quasiment de l’interpréter, il se suffit à lui-même ; il s’agit bien ,vue de la logique organisationnelle, de personnaliser les objectifs et de laisser tomber la gestion des tâches, pour que chaque salarié, par l’intermédiation des différents niveaux hiérarchiques, intègre en lui-même des objectifs  de rendement,  les incorpore en lui-même, les introjecte, et qu’en définitive l’organisation du travail s’en décharge sur lui ; la base est donc posée d’une technique de management qui reflète  ainsi la logique qui en est l’origine.

: que chacun assume, pour sa part, le but organisationnel de la performance maximisée dans le temps le plus court;

          Quant à savoir de quel genre de « liberté » parle Peter Drucker en conséquence de ce management par objectifs, on laissera soin au lecteur de l’apprécier, mais une chose est sûre : cette liberté là n’a rien à voir avec celle dont parle notre devise nationale, qui relie la liberté avec  l’égalité et la fraternité.

                   La base est donc donnée pour l’internalisation des contraintes organisationnelles par le salarié , dont la cause est ici clairement identifiée à travers la technique du management par objectifs. C’est au salarié de prendre en charge (comme charge de travail) le rendement maximisé, à lui de s’en faire un objectif devenu personnel et à l’organisation de s’en « décharger sur lui ».

              Certains pourraient croire qu’il en a toujours été ainsi, mais c’est faux : l’ouvrier typique du fordisme ,Charlie Chaplin dans les « Temps modernes » est , jusqu’à la caricature, exploité dans la contribution de sa seule force de travail.

             Il est exploité à l’instar d’une machine, et sans doute aliéné par son travail, mais nullement stressé par son travail, parce qu’en réalité on ne lui demande pas de collaborer à sa propre exploitation et « de prendre en charge ses objectifs personnels comme étant ceux de l’entreprise ». Aussi, s’il n’effectue pas le rendement voulu sur sa chaîne de montage, il n’en éprouvera que du regret, mais pas de culpabilité ,car la performance n’est pas devenue son affaire personnelle .

D’ailleurs l’effet comique irrésistible des « Temps modernes' » reste comique, parce qu’il présente la contrainte de travail comme externe au sujet, et non pas comme intériorisée par le travailleur, car sinon les » Temps Modernes « ne seraient plus une comédie, mais une tragédie personnelle.

La contrainte (terrible) de travail  du temps du fordisme qu’illustre « les Temps modernes »,reste dés lors en grande part extérieure à Charlot, comme une charge de travail qu’il subit, mais elle ne s’internalise pas en devenant une nécessité contrainte, qui relaierait, en lui, un sentiment de devoir personnel. 

                   Voyons donc les conséquences sur la charge de travail  de cette approche maintenant très généralisée  en terme de contrainte de travail, devenue internalisée par le salarié qui est requis , ainsi, à épouser la cause du rendement maximisé, et à s’en faire un objectif « personnel ».

                   

         LES DIMENSIONS DE LA CONTRAINTE DE TRAVAIL  INTERNALISEE

 

                               Porte ouverte pour peser en interne sur le salarié, la décharge de l’organisation du travail devient charge pour le salarié, c’est ce qui permet de parler de l’internalisation des contraintes organisationnelles. L’organisation du travail devient ainsi de la responsabilité du salarié pour sa part d’objectifs, maintenant personnalisés.

                          Un des grands vecteurs favorisant cette prise en charge pour le salarié est certainement le sentiment de culpabilité s’il n’atteint pas les objectifs , s’il n’est pas à la hauteur de la tâche , s’il n’est pas assez performant  ; alors qu’autrefois, le salarié pouvait subir une sanction externe du fait de ne pas réaliser son travail, la grande prouesse managériale, inspirée par la technique de Drucker , sera  de rendre la sanction interne au salarié lui-même, ; ce sera donc à lui de s’auto flageller s’il n’est pas à la hauteur, ou s’il n’atteint pas ses  objectifs . 

Formidable « décharge » de responsabilité engendrée par ce tournant majeur de l’organisation du travail ,dont chaque salarié  est requis de devenir ainsi, pour sa part, le micro sujet agissant et qui se flagellera de lui même s’il n’atteint pas ses objectifs ; formidable retournement aussi ,de lui faire avaler, tout cru, qu’il s’agirait d’une pure « liberté » s’il en venait  à se fouetter par lui-même de sa place, pour ne pas  avoir atteint ses soi disant objectifs (comportement que d’autres , peut être plus psychologues, qualifieraient quand même de sérieusement masochiste !).

                        Le salarié va ainsi pouvoir se sentir coupable de ne  pas être à la hauteur de sa tâche , de  ne pas avoir vraiment pu répondre au client , de ne pas avoir fait tout ce qu’il aurait du faire, et même, de prendre ses congés alors qu’en revenant au travail, il sait que les dossiers se sont accumulés sur sa table. On ne dissertera pas ici sur le sentiment de culpabilité, mais on soulignera chaque caractère de la logique de ce management par objectifs en indiquant comment elle favorise cette prise en charge, en contrainte interne, par chaque salarié, de l’objectif de rendement.

                           C’est donc à un changement de nature de la contrainte de travail à laquelle on assiste depuis quarante ans, et pas seulement à une extension des contraintes ; pour le comprendre, donnons une image : autrefois le salarié ressortait fatigué de sa journée de travail, maintenant il en ressortira aussi fatigué, mais, en plus stressé ,de ne  pas avoir atteint ses objectifs personnels.

                   Ce n’est donc pas un simple cumul qui fait le passage entre fatigue et stress, mais une internalisation de la contrainte de travail. La modalité selon laquelle la contrainte de travail se vit change de nature, elle se subjectivise. D’où, d’ailleurs, le registre selon lequel on définit le stress, en tant que perception :

Stress : (définition selon l’agence européenne de santé) : « un état de stress survient lorsque il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a des ressources pour y faire face ».

                L’emploi de la notion de « perception » signifie par elle même qu’il s’agit d’une internalisation de la contrainte, et pas seulement d’un phénomène lié à l’objectivité d’une charge de travail.

          Cependant, cette perception n’a rien à voir avec une subjectivité qui serait inhérente à la personnalité de chacun, comme celle à laquelle renvoie nombre d’entreprises et qui en concluent qu’elles n’y peuvent rien si le salarié est fragile psychiquement ,parce qu’il s’agirait d’une problématique personnelle et inhérente à chaque salarié : Ce n’est pourtant pas une fragilité psychique interne qui se trouve à l’origine de la perception internalisée des contraintes, mais un état de perception que chacun ressent, même si la personnalité de chacun la fait ressentir à des degrés divers.

           En ce sens la  personnalité du salarié  reste secondaire à ce phénomène, dans la mesure où quelque soit sa personnalité, ce phénomène se généralise.

        Chaque salarié est requis pour internaliser la contrainte d’origine organisationnelle, d’être et de se ressentir responsable à la place de l’organisation du travail. Ce n’est pas la subjectivité personnelle de chaque salarié qui est ici en cause, mais chaque subjectivité est maintenant  requise dans la contrainte de travail et cela, c’est objectivement constatable.

              Dés lors les contraintes de travail, devenues internes, se traduisent en effet stressant, car la perception de ces contraintes ne cesse d’augmenter par leur internalisation, et finissent fatalement par dépasser la perception des ressources disponibles pour y faire face.

              Ce n’est donc pas une contrainte objective qui rend le travail stressant, mais le passage à la subjectivité des contraintes  fait que la perception des charges de travail s’alourdit inexorablement.

 

 

EFFETS DE DÉCHARGE DES CONTRAINTES ORGANISATIONNELLES SUR LES SALARIES

 

                 Pour comprendre l’importance de ce point, il faut en préciser le vocabulaire : l’organisation du travail ,en principe, se doit d’être performante, pour organiser les compétences des salariés.

               Ce n’est donc pas au salarié d’être performant, mais c’est à lui de devenir compétent, cependant que l’organisation du travail se doit, elle, d’être performante  .Etre performante pour une organisation , c’est de savoir organiser  les compétences des salariés en organisant leurs savoir faire coopératifs. Ces savoir faire coopératifs s’élaborent au cours de l’accumulation  d’une expérience de travail partagée en commun, sur un temps suffisamment long.

                 Que veut dire alors l’inversion de ces termes, dans le cadre d’une organisation qui demande « de la performance »  à ses salariés eux-mêmes ?

Cela veut dire, ni plus ni moins, que l’organisation se décharge sur les salariés de son souci de performance ,et demande à ses salariés « d’être performants à sa place ».

               Que devient alors la compétence, c’est-à-dire le savoir faire coopératif qu’une expérience au travail produit dans des équipes solidaires, sur un temps suffisamment long ?

                  Elle devient secondaire, quand le processus de travail qui consiste à augmenter les performances, forcément individuelles, finit par remplacer les savoir faire, forcément coopératifs, que produirait une compétence coopérative et une expérience de travail partagée  sur le long terme.

                        La substitution progressive de la performance individuelle à la compétence (coopérative au travail) , produit alors trois effets :

  • La substitution du court terme au long terme (préférence donnée au court terme de la performance immédiate au long terme de la construction des compétences et des savoir faire coopératifs)
  • L’individualisme et le renfermement sur soi que produit l’isolement compétitif des salariés qui sont mis en concurrence par la course à la performance.
  • La fin des solidarités collectives autour du travail , et la place laissée libre aux managements pour gérer directement ces collectifs nouveaux ,composés d’individus devenus atomisés et non plus solidaires au travail .


IMPACT SUR LES RISQUES PSYCHOSOCIAUX

 

                La confusion qui règne aujourd’hui en ce qui concerne les risques psychosociaux, leur nature et leur définition ,et puis le fait qu’en définitive toute tentative de solution envisagée pour les cerner et ensuite les réduire, semble finir par exclure l’organisation du travail de toute responsabilité, n’est pas tout à fait un hasard.

              Il s’agit là, non pas de produire une sorte de théorie du « complot », mais d’expliquer comment une erreur d’aiguillage au départ finit par aboutir toujours au même résultat programmé:

                  Les modèles actuels prévalant sur la compréhension de ses risques sont la plupart du temps, inadéquats.

Pourquoi ?

                Parce qu’ils semblent relier les risques psychosociaux directement à un ensemble de contraintes objectives de travail ,que l’on pourrait mettre directement en relation avec  le stress professionnel .

                   Le meilleur exemple de cette erreur d’aiguillage est illustré à travers le modèle de « Karasek », qui met en relation le stress professionnel avec une demande de travail (ou exigence) élevée et une autonomie faible (ce qu’on appelle une latitude décisionnelle faible) ; cette corrélation- qui n’est qu’une corrélation et non une causalité[2]– serait censée fournir une « explication » du stress ressenti : plus la demande de travail au salarié est forte et moins il a d’autonomie ,et plus il serait « stressé », voilà ce que ce type de modèle conduit à mettre en relation.

                       Or cette belle corrélation, pour peu même qu’elle soit justifiée, en fait, ne rend pas compte d’un résultat qui serait le stress au travail. Pourquoi ? parce qu’elle met de coté un déterminant essentiel qui caractérise l’implication de l’organisation du travail, à savoir « l’internalisation des contraintes organisationnelles » sans quoi, on ne comprend plus rien ; parce que si l’on suit le modèle de Karasek dans sa logique , on ne comprend pas bien pourquoi l’esclave de l’antiquité, l’ouvrier taylorien comme Charlie Chaplin dans « les Temps modernes », qui ne disposent que de peu de latitude décisionnelle, et à qui est demandé un travail gigantesque, n’auraient pas été plus « stressés » que le salarié contemporain ;

Ou alors si on considère que c’est le cas , on s’interdit de comprendre ce qui a changé fondamentalement dans le  rapport au travail contemporain qui relie le travail aux salariés . on ne considère alors le processus d’exploitation du travail que sous un rapport d’intensification des charges de travail, mais sans considérer le changement de nature de ce rapport.

Or, ce point de vue évacue, par définition, l’organisation du travail comme facteur de changement du rapport selon lequel se vit le travail pour le situer, seulement, comme rapport à une intensité du travail .

Mais  le salarié de Karasek, s’il est stressé aujourd’hui , c’est que ses contraintes au travail s’internalisent, ce qui évidemment le rend sensible à vivre comme « stressant » son manque d’autonomie, et non pas seulement comme épuisant son travail, ou même comme peu intéressant uniquement ,parce que monotone .

  Le salarié contemporain vit un rapport altéré à son travail et qui n’est pas seulement une aliénation, mais une compromission de sa propre volonté, qui explique qu’il « ne s’y retrouve pas », c’est-à-dire qu’il ne retrouve pas son intégrité psychique à l’issue de son travail. S’étant compromis de sa propre volonté , il n’est plus à l’issue du travail celui qu’il était avant cette compromission de sa propre volonté.

                C’est ainsi que le manque d’autonomie , il peut le vivre sous le registre du stress, c’est-à-dire aussi sous le sentiment d’une certaine impuissance au travail à ne pas pouvoir être lui même en se reconnaissant dans et par son travail.

                 C’est donc un sentiment subjectif , mais partagé plus ou moins par un nombre de plus en plus grand de salariés.

                     Cette dimension « intersubjective » est en général mal comprise, car les psychologues du travail amateurs de modèles à la Karasek préfèrent , (sans doute pour faire admettre qu’ils sont des scientifiques et donc voir subventionner leurs études), dégager des éléments de charge de travail objectifs ,et les mettre en relation directe avec le stress au travail.

                   Ce faisant, s’ils établissent bien des corrélations entre des phénomènes de stress et d’autres facteurs (comme l’autonomie du travailleur) ,ils n’en établissent pas pour autant  des explications, et si en terme de probabilités leurs résultats ne sont pas forcément faux, le malheur est qu’ils n’ont pourtant pas de portée heuristique ; et le malheur du malheur est qu’on utilise alors ces résultats pour faire de la prévention, ce qui est fatalement inefficace, car la prévention doit s’attaquer aux causes primaires qui engendrent le stress, et non pas à ce qui est seulement corrélé au stress comme une charge de travail ressentie plus lourdement  en conséquence du stress .

On ne rappellera jamais assez que le principe de la prévention , c’est ,comme l’indique clairement l’article L4121-2CT[3] ,d’éradiquer d’abord ,les causes du risque, et non pas de les « compenser » par une diminution de ce qui apparaît comme étant ses conséquences .

           Autrement dit, s’il peut être vrai qu’un salarié ressente moins son autonomie dans les tâches s’il se sent stressé, cela ne veut pas dire pour autant qu’en s’attaquant au problème d’autonomie des tâches, on préviendra de façon primaire le stress au travail.

                    D’ailleurs une autonomie trop grande peut aussi être vécue comme stressante dans une organisation « floue » où le salarié ne peut se repérer et limiter sa responsabilité.

 

Le stress traduit  une modalité sous laquelle le travail se vit, et non pas une résultante automatique d’une combinaison de charges et de facteurs d’autonomie plus ou moins grande.

 

                  Donc ce n’est pas étonnant qu’avec cette approche ou ce type d’approche de modèle Karasek , on aboutisse finalement à exempter l’organisation du travail des causes du stress, puisqu’en fait ,son implication en est évacuée dés le départ de l’analyse ,en tant que modifiant le rapport au travail des salariés, modifiant le rapport suivant lequel le travail se vit!

                  D’autre part, ceci amène à une confusion qui explique également la difficulté de prise en compte des risques psychosociaux dans leur ensemble ; car avec ce type d’approches Karasek, comment mettre en lien stress, violence et harcèlement ?

                     Qu’est ce qui les relierait alors ,si l’on se met à considérer le stress sous l’angle purement quantitatif d’une intensification accrue du travail avec un certain nombre d’autres contraintes  tirées de charges physiques ou même dites mentales [4]?

        Dès lors, et c’est un peu le résultat auquel on aboutit hélas aujourd’hui , on va considérer que le harcèlement moral  vient de nulle part, sinon du méchant et pervers harceleur, qu’il n’a pas de cause organisationnelle (la concurrence salariale par exemple).

                 Quant à la violence , elle viendrait de la « méchante société », qui ferait des ravages  dans la pure et innocente organisation . et ne serait jamais occasionnée de l’intérieur de l’organisation par les dispositifs qui mettent en tension les salariés et les clients, ou les salariés entre eux?

                 Enfin, l’effet rétroactif de ce type d’approches évacue l’organisation du travail dans ses effets sur la nature du rapport au travail des salariés d’aujourd’hui (et non pas de ceux d’hier),et ne  permet pas de comprendre les évolutions contemporaines du rapport au travail des salariés .

Pourquoi les salariés se sentent ils de plus en plus dans le mal être au travail aujourd’hui, si ce n’est qu’une forme « d’être au travail » change de nature et tourne « mal » ?

Sous l’angle des charges quantitatives de travail uniquement, on aurait peine à montrer « un accroissement des charges » et à démontrer qu’un salarié contemporain aurait plus de contraintes ou de charges de travail et moins d’autonomie que par exemple,’un esclave de l’antiquité , un tailleur de pierres bâtisseur de cathédrale au Moyen Age, ou qu’un ouvrier enchaîné à la cadence industrielle du temps du fordisme triomphant.

          Par contre on peut, en montrant comment les charges de travail s’internalisent aujourd’hui, caractériser un « glissement vers le stress au travail », de la façon qu’ont les salariés de vivre la charge de travail, mais à la seule condition de ne pas évacuer l’organisation du travail et sa responsabilité dans ce glissement  dés le départ de l’analyse !

                    Ainsi peut on comprendre aussi l’unité cohérente des risques psychosociaux, stress, violence et harcèlement, et les prévenir « ensemble », et non pas de manière séparée, comme le traduisent les ANI [5] , un sur le stress, et l’autre sur les harcèlements et violences, qui trouvent moyen de les séparer, ce qui est une façon de ne pas comprendre ce qui les unit fondamentalement, et ce qui n’augure rien de bon pour la prévention primaire de ces risques.

                    Le stress d’abord, dans la mesure où les charges « ressenties » ne cessent de croître, puisque toutes les charges de travail ont tendance à s’internaliser de par l’organisation du travail qui transfère la responsabilité de l’organisation du travail  sur les salariés, en n’assumant plus sa propre gestion sans ce transfert.

                    les violences ensuite, qui ne sont pas seulement dues à « la société en général » et ensuite exportées dans l’organisation, mais bien générées aussi par une organisation du travail qui encourage la performance et l’individualisme en déstructurant les solidarités au travail, en pratiquant les turn over permanents, et l’intérim permanent qui fait croitre la précarité, et donc la non intégration des salariés dans des structures où ne se forge plus le long terme d’expériences au travail partagées en commun dans un sentiment de solidarité.

            Enfin le harcèlement moral, qui n’est pas simplement l’effet d’agissements d’individus par nature déviants, mais la conséquence possible d’une organisation qui ne met pas en place des dispositifs pour éviter de générer le mal être que provoquent,, par exemple les mises en concurrence des salariés, poussant au débordement des comportements agressifs,  qui mettent en défaut les liens sociaux que tissent normalement le travail et son expérience dans le long terme, quand cette expérience est partagée par des équipes solidaires.

 

 

Le circuit du stress au travail

 

[1] Drucker  peter  « Le management par objectifs »

[2] La corrélation ne suffit pas à établir une causalité, car pour une causalité il faut une hypothèse explicative crédible tandis qu’une simple corrélation montre qu’il y a un lien entre des phénomènes : aussi une quantité de phénomènes peuvent être auto-corrélés et aucun ne fournir une explication satisfaisante à ce qu’on aura corrélé ;ainsi peut on trouver une corrélation entre le fait d’avoir des accidents de travail et d’être intérimaire,mais le fait d’être intérimaire « n’explique pas le nombre plus élevé d’accidents de travail » ; ce qui explique le nombre plus élévé d’accident de travail chez les intérimaire est le défaut de formation à la sécurité spécifique, plus important chez les intérimaires que chez les permanents dans une entreprise donnée.

[3] L4121-CT  « L’employeur met en œuvre les mesures (préventives) sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :1°) éviter les risques… » cela signifie qu’il ne s’agit pas avant tout de compenser ses effets mais d’éviter que le risque apparaisse : or augmenter l’autonomie du salarié n’évite pas le stress mais peut en compenser certains effets ;

[4] les charges mentales comme l’exigence de contrôle, la minutie, l’impact sur le travail des décisions à prendre, etc sont souvent vécues comme stressantes dans le contexte organisationnel où elles deviennent aussi des charges « psychiques », c’est-à-dire intégrées à titre interne ; sinon ,la charge physique peut aussi être stressante si elle fait par exemple partie d’un contrainte internalisée ; le caractère physique ou mental de la charge ne suffit donc pas à qualifier sa nature stressante si elle n’est pas « internalisée », mais par contre elle peut être tout bonnement « fatigante ».

[5] Accord National Interprofessionnel du 2 Juillet 2008 sur le stress au travail et Accord Interprofessionnel sur le harcèlement et la violences au travail du 26 mars 2010

Règlement intérieur de l’entreprise: ses enjeux et ses acteurs

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L’ambition de cet article n’est pas seulement de rappeler les dispositions juridiques applicables en matière de règlement intérieur, ce que n’importe quel site (officiel ou non) rappellera facilement, mais bien d’en cerner les enjeux , notamment pour les élus du personnel (CE,DP ,CHSCT) en lien avec l’inspecteur du travail, afin que tous jouent leur rôles, notamment en matière de défense des libertés du salarié.

Le règlement intérieur, obligatoire dans les entreprises ou établissements de plus de 20 salariés, (L1311-2CT) est un document écrit par lequel « l’employeur fixe exclusivement (L1321-1CT) :

  • Les mesures d’application de la réglementation en matière de santé et de sécurité dans l’entreprise ou l’établissement, notamment les instructions prévues à l’article L4122-1CT (renvoyant aux instructions en matière de préservation de la santé et de la sécurité, aux conditions d’utilisation des équipements de travail, aux moyens de protection adaptés à la nature de la tâche à accomplir) ;
  • Les conditions dans lesquelles les salariés peuvent être appelés à participer, à la demande de l’employeur, au rétablissement des conditions de travail protectrices de la santé et de la sécurité des salariés, dés lors qu’elles apparaissent compromises ;
  • Les règles générales et permanentes relatives à la discipline, notamment la nature et l’échelle des sanctions que peut prendre l’employeur.»

Par ailleurs le règlement intérieur rappelle (L1321-2CT):

  • « Les dispositions relatives aux droits de la défense des salariés définis aux articles L1332-1 à3 CT , ou par la convention collective applicable
  • Les dispositions relatives aux harcèlements moral et sexuel prévues par le code du travail. »

1°) Caractère obligatoire et limitatif du règlement intérieur

Le règlement intérieur a donc à la fois un caractère obligatoire pour les entreprises ou établissements de plus de 20 salariés ,  mais il a aussi un caractère limitatif , c’est-à-dire que son contenu doit se limiter exclusivement à ce qu’énonce aux articles précédemment cités ( L1321-1 et2 CT) le code du travail.

Dés lors, 2 types de clauses relatives au règlement intérieur vont concrètement poser problème dans les entreprises ou dans les établissements :

  1. Les clauses manquantes et qui devraient s’y trouver
  2. Les clauses qui s’y trouvent et qui ne devraient pas s’y trouver, car elles ne relèvent pas des articles L1321-1 et 2CT ;

A ) Les clauses du règlement intérieur manquantes et qui devraient s’y trouver

Il s’agit bien souvent des dispositions qui précisent les droits de la défense des salariés (L1321-2CT) et notamment, de celles qui peuvent ressortir de la convention collective applicable dans l’entreprise ou dans l’établissement. En effet, un certain nombre de conventions collectives précisent et améliorent les dispositifs prévus par la loi concernant le droit disciplinaire, codifié aux articles L1331-1CT et suivants ; notamment, un certain nombre de conventions collectives prévoient des commissions disciplinaires, avec des délais d’instruction plus longs que ne les prévoit le code du travail avant d’infliger une sanction au salarié présumé fautif, ainsi que des modalités de défense du salarié renforcées. Elles peuvent aussi prévoir des sanctions maximum pour un type de faits .

Ainsi, si une sanction est moindre pour le même fait fautif selon une convention collective qu’elle ne l’est d’après le règlement intérieur, c’est la convention collective qui fera référence, et non pas le règlement intérieur dés lors moins favorable pour le salarié ( selon l’application du principe de faveur du droit du travail, qui fait que les clauses les plus favorables pour lui  doivent lui être appliquées en cas de normes différentes).

B) Les clauses su règlement intérieur qui s’y trouvent et qui ne devraient pas s’y trouver.

C’est le cas le plus fréquent, symptomatique d’une certaine confusion dans l’esprit des salariés et hélas aussi , souvent dans l’esprit de leurs élus, entre les différents niveaux et ordres de textes qui règlementent l’effectuation de leurs tâches ; pour clarifier ces questions ,on distinguera quatre ordres de texte emportant des conséquences très différentes :

1) le règlement intérieur lui-même : s’il n’est pas respecté par le salarié, le non respect du règlement intérieur emporte des sanctions disciplinaires possibles.

2) les textes qui réfèrent au contrat de travail, ou aux conditions d’exécution du contrat de travail, et qui ne doivent pas figurer dans un règlement intérieur car ils sont hors champ de ce règlement : on citera , typiquement dans ce hors champ ,les horaires de travail, les pauses, les consignes particulières de travail quant aux conditions de travail et qui réfèrent au contrat de travail et à ses conditions (primes, transports etc) .

En effet dans la mesure où ces textes ne constituent nullement des « règles générales et permanentes relatives à la discipline, ni  des règles d’application  relatives à la santé et à la sécurité » (L1321-1 et 2 CT),ils n’ont pas à figurer sur un règlement intérieur.

Pour ce type de textes s’appliquent les règles du droit civil, notamment dans le cadre des obligations réciproques. Cela veut dire que dans le cadre d’une obligation réciproque, le respect de la réciprocité sera le critère déterminant pour déterminer le responsable éventuel de la faute civile engendrée par le manquement aux obligations réciproques.

3) les normes en tous genres qui ressortent des règles particulières de travail , notamment concernant l’obtention d’un label spécifique  ,ou les « règles de l’art » posées comme une obligation professionnelle. Leurs méconnaissances par les salariés peuvent engendrer des fautes qui doivent être appréciées au regard ,notamment des dommages civils engendrés par ces fautes, et non pas au regard des manquements disciplinaires sanctionnés par un règlement intérieur. Autrement dit, pour un salarié qui effectue mal son travail, sa faute s’apprécie au préjudice qu’en subit l’employeur et non pas au regard de l’observance d’un règlement intérieur qui ne fait que déterminer «  les règles générales et permanentes de discipline »(L1132-1 et 2CT) . Par ailleurs l’insuffisance professionnelle en soi n’est pas fautive, comme l’ont rappelé à maintes reprises les cours de justice (soc. 4 dec .1986:n°579; soc. 26 fev 1992,n°242).

4) les clauses de responsabilité civile impliquant le salarié, qui, souvent, sont mêlées à des règlements intérieurs et qui n’ont pas de fondement légal, puisque la responsabilité civile des actes du salarié dans le cadre de sa subordination à l’employeur est, de principe, celle de l’employeur, sauf à ce que l’employeur prouve le contraire.

Seul le juge, s’il en est saisi, peut, à posteriori, exonérer la responsabilité civile de principe de l’employeur

L’employeur ne saurait donc ,par règlement intérieur, s’exonérer à priori de sa responsabilité civile de principe pour tout acte (non délictuel) exécuté par le salarié qui agit en son nom.

 

2°) impact des confusions entre les textes qui régissent l’effectuation des tâches des salariés

La raison pour laquelle cette confusion entre les différentes « obligations » du salarié ne doit pas être entretenue, notamment entre le règlement intérieur et ce qui n’est pas de l’ordre du règlement intérieur, est loin d’être indifférente : le salarié ne peut contrevenir au règlement intérieur, il doit s’y soumettre sans contrepartie sans en être à l’initiative, dés l’instant où la clause du règlement intérieur est légale.

Par contre, pour ce qui est de l’ordre contractuel, sa subordination implique des obligations réciproques , et non pas la « simple obéissance du salarié » à un règlement dont il n’a pas l’initiative, et qui est susceptible de sanction s’il n’est pas respecté.

Par exemple, un horaire de travail implique l’observance par l’employeur, non seulement de la convention collective et du code du travail, mais aussi le respect du contrat de travail; il y a donc, pour tout ce qui concerne le droit relatif au contrat de travail et à son application autour du travail, un aspect de réciprocité des obligations (au-delà même du respect de la Loi, puisqu’un règlement intérieur ne saurait être contraire à la loi et à ses dispositions d’ordre public :L1321-3 al 1CT).

les obligations nées du contrat de travail, de type réciproque, ne constituent donc pas une contrainte assimilable au règlement intérieur qui, lui ,n’est pas une obligation réciproque, mais un acte unilatéral de l’employeur et donc, un acte exorbitant des obligations réciproques dont découle le contrat de travail . C’est à ce titre d’ailleurs, que cet acte de règlementation interne qu’est le règlement intérieur édicté par l’employeur est très encadré par la Loi.

Par exemple, un règlement intérieur qui fixerait un horaire incompatible au contrat de travail de salariés à temps partiel ne s’imposerait nullement en tant que « règlement intérieur », mais constituerait bien une modification unilatérale du contrat de travail de ces salariés à temps partiel par l’employeur.

C’est d’ailleurs pourquoi, concernant le règlement intérieur, l’employeur doit obligatoirement demander l’avis préalable du CE, et du CHSCT pour les domaines qui ressortent de sa compétence, ce qui n’est évidemment pas le cas pour toutes les clauses concernant les obligations réciproques inhérentes au contrat de travail.

 

3°) L’avis obligatoire du CE et du CHSCT pour les matières qui relèvent de ses compétences

 ( L1321-4 CT)

 Parce qu’il ne ressort pas du droit du contrat de travail, et qu’il est un acte unilatéral de l’employeur, le règlement intérieur est très encadré par la loi et doit passer par l’avis consultatif préalable des instances représentatives du personnel ,que ce soit pour l’ensemble d’un règlement intérieur ou pour l’adjonction d’une clause de ce règlement(L1321-4CT), ou pour toute adjonction comportant des obligations générales et permanentes concernant la discipline ou les mesures d’application de la règlementation en matière de santé ou de sécurité (L1321-5CT)

Cette double consultation permet, dans un premier temps, de recueillir l’avis du CHSCT « en ce qui concerne les matières qui relèvent de ses compétences » , c’est-à-dire la santé ,la sécurité et les conditions de travail (sans oublier la pénibilité). Puis, muni de l’avis du CHSCT (Le CE bénéficie de l’avis du CHSCT/L2323-27CT), le CE donnera un avis motivé sur l’ensemble du texte tenant compte de l’avis du CHSCT.

A quoi servent ces deux avis consultatifs ? Déjà, d’une part, à veiller aux droits individuels et collectifs des salariés, à vérifier, notamment, la compatibilité du règlement intérieur à la convention collective applicable et aux accords  dans l’entreprise ou l’Etablissement, ou à son respect de la loi en général ; mais aussi à préparer(et donc à informer) l’inspecteur du travail qui, au-delà de l’avis des instances représentatives, peut « à tout moment exiger le retrait ou la modification des dispositions contraires  à la loi en la matière (L1322-1CT) ».

On voit donc que le dispositif de contrôle du règlement intérieur est d’autant plus puissant que les instances( CE et CHSCT) veillent à ce que ce règlement soit conforme à l’ensemble du droit du travail  et se coordonnent avec l’autorité  de référence en la matière (celle de l’inspecteur du travail).

Souvent les élus ignorent ce fait parce qu’ils se disent que « l’inspecteur fera ce travail tout seul ». Ils se trompent, car si l’inspecteur est juridiquement suffisamment compétent, par contre l’inspecteur ne sait pas nécessairement quels problèmes concrets sur le terrain pose l’application d’un règlement intérieur ou d’une de ses clauses , parce qu’il ne vit pas dans l’entreprise tous les jours , contrairement aux élus du personnel.

Par conséquent on ne peut qu’encourager les élus CE et CHSCT à rédiger des avis motivés informatifs (contenant de l’information) pour l’inspecteur du travail, qui relaiera alors d’autant mieux leur action sur le plan légal.

Dernier enjeu majeur du règlement intérieur, sa compatibilité avec le respect des libertés individuelles ou collectives et c’est sur cet enjeu, en définitive , que les 3 instances, DP,CE et CHSCT, jouent un rôle spécifique et qu’il s’agit bien sûr, de savoir coordonner entre eux, mais aussi avec l’inspecteur du travail.

 4) L’enjeu du règlement intérieur et des libertés : rôle des DP et coordination CE, CHSCT, inspection du travail

L1321-3 CT

«  Le règlement intérieur ne peut contenir….

Al2 : des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché… »

Cet article, en réalité calé sur l’article L1121-1 CT, vient rappeler le principe selon lequel :

  1. Il n’y a pas lieu de restreindre à priori quelque liberté que ce soit, si ce n’est pour une tâche précise
  2. Que cette restriction une fois admise se doit d’être de surcroit proportionnée avec le but recherché

Ce principe constitue une base sur laquelle tous les jugements des tribunaux sont fondés et toutes les jurisprudences en cette matière viennent le rappeler : il est , comme nous l’avons maintes fois cité sur ce site, la référence de base sur laquelle l’action des DP doit pouvoir s’appuyer, car ce sont eux, les DP, qui sont explicitement missionnés de par la Loi, pour veiller aux libertés individuelles dans l’entreprise et qui disposent d’ailleurs d’un droit d’alerte aussi à cet effet (L2313-2CT)

Dés lors ,concernant l’application d’un règlement intérieur, le rôle de chacune des instances apparaît clairement, aussi en lien avec l’inspecteur du travail :

  1. Le CE et le CHSCT vont à priori se voir soumettre pour avis tout règlement intérieur ou toute adjonction à ce règlement : leurs avis motivés , et si possible informatifs, sera relayé par la capacité de l’inspecteur à retirer toute clause illicite et/ou à modifier des contenus de règlement intérieur en conséquence.
  2. Les DP , qui veillent aux libertés individuelles, et qui disposent d’un droit d’alerte pour cela ,signalent sur le terrain aux CE et au CHSCT, comme c’est leur mission de signaler leurs observations à ces instances( L2313-9CT), toute problématique engendrée concernant l’application d’une ou de plusieurs des clauses du règlement intérieur.
  3. Saisis par les DP, le CE et/ ou le CHSCT, suivant les matières traitées et les domaines de compétence respectifs de chacune des instances, peuvent porter à l’ordre du jour les points de règlement intérieur qui posent problème.
  4. En cas de difficultés , rien n’interdit alors au CE d’indiquer dans son PV qu’il souhaite transmettre partie ou entièreté de ce PV à l’inspecteur du travail(L2325-19 CT) et le CHSCT peut, de son côté, présenter à l’inspecteur du travail ses observations en la matière lors de ses visites (L4612-7CT).

Signalons enfin l’enjeu global relatif au règlement intérieur par rapport aux tendances qui se dessinent nettement dans nombre d’entreprises ou de groupes aujourd’hui : la tendance est à la profusion et à la confusion des textes qui assaillent le salarié de normes et contraintes diverses et variées, dont il ne saisit plus ni l’origine , ni la portée juridique.

Signalons par exemple l’invasion actuelle des chartes d’entreprises, et qui constituent souvent des normes de comportement unilatéralement imposées aux salariés, et dont le libellé est en soi problématique, dans la mesure où l’idée même de comportements obligés est contraire à l’esprit de la loi française , et notamment contraire à l’article L1121-1 CT, (repris en partie dans l’article L1321-3 CT)

« L1121-1CT : Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Or une norme de comportement ,imposée en soi de manière générale et non circonstanciée , n’obéit pas à ce principe et contrevient donc à cet article de loi.

En conséquence, il est important pour les salariés, et surtout pour tous les élus du personnel, de bien maîtriser le concept de règlement intérieur de l’entreprise, notamment pour :

  • Rabattre sur le règlement intérieur toute clause de « charte » qui serait conforme à la nature d’un règlement intérieur (règle générale et permanente de discipline ou mesures d’application des règles en matière de santé et de sécurité) ,en se référant aux articles L1321-1 et 2 CT, ce qui redonnera aux IRP que sont le CE et/ou le CHSCT, le pouvoir d’émettre à leurs sujets un avis consultatif obligatoire.
  • Éliminer toutes les autres clauses, non assimilables à un règlement intérieur,d’une charte dont l’application entainerait des restrictions injustifiées aux libertés individuelles ou collectives, (comme celles de communiquer, de se déplacer, de se vêtir ,de se comporter, d’avoir une liberté d’être et d’apparaître ), comme étant contraires à l’article L1121-1CT, car non justifiées par la nécessité d’une tâche précise .

L’enjeu nécessaire est de clarifier, dans l’esprit du salarié, ce que sont ses vraies obligations quant à son travail, et de quelle nature elles sont,. Cet enjeu nous paraît déterminant, notamment dans les entreprises et grands groupes contemporains, car la confusion entretenue entre toutes les contraintes restrictives entretient également une soumission des salariés à des normes injustifiée tous azimuts, et prépare l’avènement du « salarié sous influence ».

Nous appelons « salarié sous influence un » salarié sur-adapté » à son management ,et non plus seulement adapté au contexte de droit que suppose le rapport de subordination pour l’exécution de tâches précises, et que limite clairement la loi française , notamment à travers les limites posées par la loi aux dispositions contraignantes pour le salarié du règlement intérieur.

. Les élus vigilants au respect des libertés doivent pouvoir prendre conscience de ces enjeux, et on espérera que cet article aura pu y contribuer

Thierry Ponsot

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