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le travail devenu flou

 

Le flou du travail  amène à ne plus savoir dans l’organisation du travail qui fait quoi et avec quelles responsabilités et quelles limites.

Le flou du travail déstabilise le travailleur et l’amène à travailler  dans un contexte où il ne se reconnait pas, et ne reconnait plus son travail comme raison et fierté d’en être l’auteur.

Ce flou ne permet plus l’identification du travailleur au travail . On peut  repérer ce défaut d’identification à travers ces trois questions dont les réponses deviennent floues :

Que vaut mon travail et qui le voit ?

De quoi suis-je responsable et où s’arrête ma responsabilité ?

Comment puis je me reconnaître dans ce que je fais ?

Définissons dans un premier temps ce que recoupe la notion de travail flou:

Nous avons déjà largement évoqué, dans notre article consacré à l’invisibilité du travail, l’écart croissant entre le travail réel et le travail prescrit : plusieurs raisons concourent en réalité à ce que cet écart s’accroisse:

  • La multiplication du travail non reconnu, « zone grise » du travail (travail au gris), qui se développe et fait appel à des personnes non reconnues pour ce qu’elles font : l’exemple type demeurant les afflux de stagiaires en entreprise, qui exercent de fait des emplois salariés avec les responsabilités inhérentes d’un salarié en fonction, mais sans la reconnaissance salariale correspondante.
  • la multiplication des postes de travail dont les libellés et les attributions floues permettent d’imputer des responsabilités d’ échecs ou de dysfonctionnements à leurs titulaires , sans remettre en cause l’organisation du travail. Nous avons décrit ces postes de travail et leurs caractéristiques dans un article intitulé « votre poste de travail sert –il de paratonnerre à l’organisation du travail ? »; le développement de ces postes permet à l’organisation du travail de se délester de sa responsabilité en cas de dysfonctionnement, d’erreur ou d’incident, sur son titulaire. La multiplication des postes de responsabilité aussi vastes que floues , dévolus en général à des cadres intermédiaires « chargés de mission  » et passablement isolés peut en figurer l’exemple.
  • Par ailleurs, le développement de la sous traitance tous azimuts  permet de « flouter » la responsabilité du réel prescripteur du travail prescrit  ,ce qui augmente le flou général de l’acte de travail et le flou de la nature réelle de la chaîne de responsabilités qu’il engendre.

Ainsi dans certains secteurs (le nucléaire par exemple) ,on enregistre jusqu’à 7 niveaux de sous traitance, qui permettent d’autant de sous traiter les responsabilités !

 Le phénomène de « patate chaude » illustre cette retransmission des conséquences des éventuels dysfonctionnements vers celui qui en hérite en bout de chaîne.   la « patate chaude » consiste alors  à retransmettre les responsabilités et conséquences des failles organisationnelles sur le sous traitant , voir sur le client ou l’usager .

Ainsi, par exemple la livraison « à flux tendus » permet elle de se délester sur le client de l’aléa de livraison lié aux conditions du transport. Ceci permet à l’organisation à l’origine du problème de ne pas avoir à en gérer les conséquences.

 

  • Enfin la tendance à remplacer la transmission d’homme à homme de l’expérience de travail, par la transmission des procédures et des normes, contribue à  confronter  le travailleur, non pas à à la mesure de l’humain avec qui il peut parler , mais à une procédure ,ou à une norme ,ou à un objectif ,contre quoi il se bat ,à moins qu’il ne s’évertue en vain à s’y soumettre .

Cette prééminence des procédures et des normes dans la transmission, et l’élimination progressive et corollaire de l’expérience au travail en tant que vécu de la transmission d’homme à homme, élimine les espaces transitionnels qui , par la discussion , permettent l’ajustement des objectifs de travail : ceux-ci sont de plus en plus imposés à presque tous les niveaux hiérarchiques par des normes, procédures, et objectifs le plus souvent quantifiés.

Ainsi le travail devient il « déréalisé » d’une réalité humaine, et pèse alors comme une contrainte forcément démesurée (sans mesure humaine), contribuant au stress au travail (dont la définition est la différence de perception entre contraintes et ressources au travail).

 

Ces effets concourent à l’édification du « flou du travail », en ce qu’ils se conjuguent aussi pour donner au travail un contour de plus en plus incertain et irréel, en quoi les salariés ne peuvent plus « s’y reconnaître» .

En ce sens l’organisation du travail en vient à fonctionner avec une zone de flou  de plus en plus importante, au regard de ce qui  émerge et reste identifiable et reconnaissable pour ceux qui exécutent le travail, tant sur le plan du travail et de sa valeur réelle (Qu’est ce que vaut mon travail ? En quoi puis je en être fier?), que sur celui  des actions de travail (qui fait quoi et avec quelle responsabilité ?) ou de ses manques ( qui est responsable des failles et des dysfonctionnements ?).

Si  la souffrance due au « manque de reconnaissance au travail » dépasse donc, et de loin, la simple question de savoir quel salaire on gagne, on peut cependant se poser la question suivante : le salaire ne deviendrait il pas, de plus en plus, le dédommagement pour le préjudice subi , quand c’est le travail lui-même qui n’est plus reconnaissable à travers la figure du travailleur qui l’accomplit ?

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être fier de son travail

se sentir respecté dans son travail

 

Quand j’étais en Alsace à la direction du Travail et de l’Emploi, il m’arrivait souvent de recevoir des travailleurs qui passaient la frontière pour travailler, à Stuttgart ou même plus loin en Allemagne . Le motif qu’ils donnaient  à ce choix de travailler en Allemagne plutôt qu’en France, était un salaire supérieur à l’époque d’environ 30% de l’autre côté du Rhin de ce qu’il était en France.

Mais à examiner leur situation de plus près , cet avantage comparatif du salaire plus élevé en Allemagne fondait comme neige au soleil : car à ce  salaire supérieur, il fallait  d’abord, défalquer le nombre d’heures effectuées plus important à l’époque  en Allemagne qu’en France (42 h par semaine au lieu de 39) et il fallait aussi défalquer le coût de l’hébergement et de la nourriture en Allemagne, puisque ces ouvriers ne rentraient que le week-end en France, plus le transport , plus le montant important de l’imposition  allemande prélevée à la source et plus le coût réel et non financier de leur vie sans leur famille toute la semaine durant (ils partaient le lundi matin et revenaient le vendredi soir).

Au total ,et devant le constat d’un gain finalement très léger en terme financier, et d’un coût très rude en terme d’exil familial hebdomadaire, la plupart de mes interlocuteurs finissaient, pour justifier leur choix de travailler en Allemagne plutôt qu’en France,  par lâcher ceci:

« Oui mais en Allemagne, l’ouvrier est respecté ».

Cette phrase , répétée et entendue à de nombreuses reprises à cette même occasion, a fini par me marquer ; elle dit quelque chose que l’économie a du mal à cerner, que la sociologie a du mal à évaluer malgré les enquêtes et les études, car elle parle d’un sentiment qui est au fond le  respect du travail et du travailleur , de ce qu’on considère comme constitutif de la valeur travail .

Ce sentiment qui fait que l’on se sente respecté dans  son travail,  par  une relation à la fois intime à soi et en lien cependant à l’autre : se sentir fier et reconnu par son travail dans une forme de « respect » d’autrui à le reconnaître pour ce qu’il est, et à être reconnu comme l’auteur du travail.

Ce sentiment, finalement complexe, intrique en son sein :

– une culture commune du travail avec celui  qui reconnaît le travail.

– une distance, respectueuse dans la relation d’Homme à Homme qui alors, n’est plus celle de la hiérarchie, de la domination ou de l’exploitation, mais qui devient celle du  respect dû au travail  . Le travail fabrique alors,entre l’Homme et l’Homme, une relation respectueuse.

La mise « en respect » , si on étudie de manière étymologique le sens de ce mot « respect », est une mise à distance qui mélange crainte et admiration ,dans une forme de proportion d’où l’admiration est  certes toujours dominante, mais d’où  la crainte n’est jamais  totalement absente.

Deux types de réflexion peuvent alors surgir, suivant que l’on aborde l’un ou l’autre côté du sens du mot « respect » à propos du travail.

– le premier type de réflexion tourne autour de: « admirer le travail». Admirer un travail nécessite soi et un autre en vis-à-vis, par l’intermédiation d’un objet nommé « travail ».

Cela signifie donc ,d’abord, qu’on ne peut être seul à effectuer un travail admirable , si sa vision  n’en est pas un minimum  partagée par autrui .

L’admirable, en même temps qu’il sépare l’admirateur de ce qu’il admire, exige l’altérité et même une triangulation : il y a le travailleur, il y a le travail et « l’admirateur du travail » qui partage la valeur liée au travail et qui donc la reconnaît . Dans ce cadre, se pose cette question ci :

– qui tiendra ce rôle d’admirateur « reconnaissant du travail »? Si la question mérite d’être posée, c’est qu’on ne la pose généralement pas : il semblerait aller de soi d’être en situation de reconnaissance vis-à-vis du travail. Il devrait être naturel de  reconnaître le travail . Cependant les conditions pour tenir ce rôle  d’admirateur ou de  reconnaissant du travail réalisé  apparaissent nettement :

a) être suffisamment connaisseur  du travail réalisé pour être en situation de l’admirer ; à ce propos on remarquera ceci : comme par hasard , en Allemagne , là où « l’ouvrier est respecté », tout le monde est passé par  l’apprentissage , y compris l’encadrement, et sait  ce que représente le travail de l’ouvrier . La culture à la base commune des uns et des autres rend l’objet commun (travail) appréciable et admirable de la même façon.

b) pour « ad-mirer » encore faut il quelque chose à « mirer ensemble »,  autrement dit un travail  visible  et qui ait un caractère suffisamment évident  pour le voir réellement.

Or, tel n’est pas le cas du travail invisible, qui se développe de manière considérable, car  si pour un ouvrier du Bâtiment la question de « l’invisibilité du travail » ne se pose pas encore de manière cruciale –on voit le bâtiment édifié, le mur construit, le carrelage posé, la peinture sur le mur – pour d’autres professions, cette visibilité pose de plus en plus question :

Qui voit, et donc peut reconnaître le travail morcelé et dont l’objet de réalisation est dilué à travers tâches et activités parcellisées de l’employé interchangeable et polyvalent du grand groupe, qui court toute la journée d’une tâche à l’autre sans même avoir le temps d’en finir une ? Qui donc « admirera son travail ? »

Plus encore, le développement du  « travail au gris, » c’est-à-dire du travail non reconnu dans la fiche de poste, mais néanmoins effectué, accentue l’invisibilité galopante du travail dans nombre de secteurs et d’institutions, entreprises ou organismes privés ou publics.

Pour admirer le travail, ces conditions sont donc nécessaires : que le travail reste visible d’abord et ensuite, qu’un « autre » que soi en partage suffisamment la « valeur » pour être à même de l’admirer en tant que tel ;

– mais si on s’arrêtait seulement à ces points, on oublierait le deuxième sens sous jacent au mot « respect » et qui en révèle la profondeur.

Dans le « respect du travail » , il y a nécessairement une forme de  crainte, qui rend le travail respectable et tient à distance respectueuse. Le travail se doit de « tenir en respect ».

Plusieurs facteurs contribuent à cette mise en respect sous cette connotation particulière du terme de respect.

-la premier, c’est le caractère incontestable de sa propre marque indélébile dans le travail effectué ;  cette marque n’est pas forcément  individuelle  ,mais elle se doit d’être incontestable .Elle marque comme le burinage d’un visage, la forme de souffrance et de prix auquel il s’obtient : ainsi, la fierté collective des ouvriers sidérurgistes tient aussi paradoxalement à l’incontestable coulée du laminoir de l’acier, dont ils sont l’inséparable figure, à travers la difficulté  de leur travail effectué sous la fournaise .

Cet aspect de la marque de mise en respect se fait  sous le sceau du sacrifice et marque de son marqueur . Ce marquage est constitué du  sacrifice de soi fait au nom du travail et qui distingue le travailleur de celui qui obtient les choses sans travail.

Que tout « travail mérite salaire », est un  proverbe qui ne se contente pas de produire de l’équivalence économique. Il introduit l’idée que le travail est un mérite qui a payé son  prix de sueur pour être reconnu  au bénéfice du travailleur.

Cette marque spécifique de travail  fait ressortir le caractère étymologique du mot travail comme issu de « la torture » (tripolanum en latin et qui veut dire torture) qui manifestement le sous tend, et que nos contemporains abordent de façon édulcorée sous le terme d’ « effort ».

le travail, et c’est le deuxième sens de la mise en respect qu’il produit, a un caractère sacrificiel car il sacrifie de soi au bénéfice du collectif dont en retour il est censé recevoir la « marque du respect ».

Le travail est ainsi connoté de l’effort et du sacrifice auquel on consent (en temps, en énergie, en dévouement) pour lui en tant que don spécifique de soi.

Quiconque envisagerait le travail sans effort  perdrait, de fait, une part de sa reconnaissance  et qui est liée à la mise en respect .

La question que  lance vers autrui le travail fourni est  alors comme un défi inconscient : « Et qui donc est capable de sacrifier autant ? »

Cette mise au défi quasi sacrificielle du travail met en respect et constitue la sacralisation sous jacente de sa valeur . Cette forme du travail et du respect est toujours présent  en second , c’est-à-dire enfoui sous l’admiration que suscite son produit visible.

Les travailleurs constructeurs du viaduc de Millau suscitent l’admiration pour la qualité de l’œuvre accomplie, mais aussi,par dessous,  la crainte respectueuse pour les sacrifices consentis  au nom de cette œuvre.

De fait , il ne servirait à rien de  sacrifier au travail sans que ce travail soit  admirable en soi  ; mais il ne pourra en réalité être admirable en soi s’il n’a pas coûté de la sueur et de l’effort,  et s’il ne tient pas en respect par la marque indélébile qu’il incruste en signant le sacrifice de temps et d’effort qu’il sous tend.

Ce qui pose souci aujourd’hui à ce propos  , n’est donc pas  l’intensité exigeante du travail , car il y a dans la valeur travail, incontestablement,  une exigence  . Vouloir à tous prix confondre l’intensité du travail avec sa rentabilité forcée est une impasse; oui, le travail doit être intense si l’on souhaite en extraire sa valeur, mais cela passe par sa richesse et non pas par son affadissante insignifiance.

Chacun peut s’en rendre compte, car qui aimerait un travail facile et sans effort  et surtout , qui se sentirait reconnu dans son travail par un tel type de travail sans effort et sans mérite?

Au contraire , l’exigence valorise le travail, mais ce n’est que le fond de sa valorisation .

Le degré sacrificiel que le travail recèle en son fond n’est pas suffisant en soi pour en constituer la valeur, s’il n’apparaît pas comme élément de partage d’une valeur visible, et qu’un autre que soi est susceptible de reconnaître.

C’est pourquoi la non reconnaissance du travail fait donc ressortir ainsi « le sacrifice en vain », et engendre alors la tristesse profonde.

La tristesse, car c’est là le sentiment que provoque la non reconnaissance du travail, peut donc se mêler de facteurs superposés et qui appartiennent à des registres différents

– premièrement, tristesse de ne « trouver personne au lieu de la reconnaissance », parce que personne ne se retrouve en situation d’être  capable de reconnaître le travail fourni, tout simplement.

Si l’on sait distinguer la flatterie de la reconnaissance, comment se retrouver « reconnu dans son travail »par quelqu’un qui ignore le travail effectué, la compétence qu’il exige et l’exploit même parfois, en lequel il consiste au quotidien ?.

Les managers s’imaginent volontiers (et savent en persuader les salariés) qu’ils seraient la source principale de reconnaissance du travail pour les salariés qu’ils dirigent.

Comment pourrait ce être le cas, notamment pour des managers nommés à la tête d’institutions qui exigent de  leurs salariés des compétences extraordinairement pointues, alors qu’ils ne présentent , quant à eux, que la désolante uniformité de leur formation gestionnaire, issue des toujours mêmes  Grandes Ecoles commerciales, et se retrouvent ainsi gérer aussi bien une industrie qu’un hôpital, une banque, voir un ministère ? Que connaissent-ils de l’intime du travail de leur salariés , de la performance qu’il exige et du sacrifice de soi qu’il porte en sublimation ?

Mais les salariés,qui espèrent toujours voir arriver le jour « où le management leur sera enfin reconnaissant de ce qu’ils font » et qui croient ainsi à la pensée magique, ne sont pas pour autant dispensés de réfléchir, eux aussi, aux conditions nécessaires de la réelle reconnaissance qu’ils demandent au fond:.

Car les salariés pourraient alors découvrir, qu’au lieu « d’attendre de la reconnaissance des managers » comme on attendrait  Godot, qu’ils ont la capacité , entre eux et parmi eux, de se construire des espaces de reconnaissance collectifs et qui leur permettent de se reconnaître chacun dans la fierté contributive au travail commun… au sein d’un CE par exemple (dont la mission d’activité sociale et culturelle est justement de contribuer à améliorer les conditions de vie et de travail au sein de l’entreprise)

– deuxièmement , tristesse de ne pas « voir le résultat de leur travail » parce qu’il n’est pas visible et donc pas reconnaissable : qui pourrait en être alors leur en être« reconnaissant »?

De ce point de vue, l’interchangeabilité permanente, la polyvalence  des postes et des fonctions, et le sentiment généré par les formes contemporaines de travail, selon lequel « n’importe qui peut prendre la place de n’importe qui » ,sentiment  savamment distillé  par la  politique délibérée de beaucoup d’entreprises et de groupes, est désastreux pour la promotion de la valeur travail. Si le travail est une valeur qui doit valoriser, ce n’est pas tant le narcissisme de l’individu en soi,  que le sentiment de se reconnaître unique  à travers un travail admirable et unique, qu’il soit  individuel ou collectif .

– troisièmement, tristesse de ne pas provoquer ,par leur travail, la crainte symbolique et « sacralisée » du sacrifice qu’il constitue aussi. .

Ceci explique peut être alors pourquoi certains peuvent être tentés de se  sacrifier pour de bon sur l’autel du travail , par quelque acte violent. L’épidémie de suicides au travail ne refléterait-elle pas ainsi cette notion de  sacrifice en vain , auquel aboutit la forme la plus achevée de la tristesse, à savoir , la dépression ?

Thierry Ponsot

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Le débat est ouvert : pour certains, la reconnaissance au travail vient du fait de reconnaître le travail lui-même pour ce qu’il est ; pour d’autres, ce sont les salariés qui doivent être reconnus pour leur travail. Pour d’autres enfin, si le salarié a pu effectuer un travail de qualité, alors il se reconnaîtra de lui-même et lui même dans ce travail.

Alors bien sûr, toutes ces options disent quelque chose de vrai. La première, qui énonce que le travail doit être reconnu pour ce qu’il est, énonce que fondamentalement, la nature du travail doit le destiner à une forme de reconnaissance, autrement dit, il doit être visible, reconnaissable, si ce n’est admirable.

Le travail est en soi une valeur et derrière cette option on entend aussi le dicton selon lequel « tout travail mérite salaire» (parce qu’il est travail).
La deuxième n’est pas fausse non plus : derrière le travail, il y a celui ou ceux qui l’effectuent. Ceux qui l’effectuent doivent être reconnus en tant que tels et la reconnaissance, symbolique et/ou monétaire du travailleur,  garantit qu’il en soit ainsi.

La troisième ajoute quelque chose d’intéressant : ne pas oublier que la qualité est l’essence d’une reconnaissance parce qu’elle est valeur en soi partagée ; on déteste ,à juste titre , faire du « mauvais travail » ou être obligé de le bâcler. La reconnaissance du travail se fait donc à travers la reconnaissance d’une qualité de ce travail, intrinsèque et partagée à travers « l’amour du travail bien fait ».

On ne tranchera donc pas entre ces trois options, dont chacune est légitime pour sa part. On remarque cependant qu’aucune ne répond vraiment à la question « qui », c’est-à-dire à la question « qui est supposé reconnaissant du travail ? »

Car à la question « qui reconnaît le travail », on ne saurait, sous prétexte que le travail aurait, de lui-même, une qualité intrinsèque (ce qui est vrai) répondre qu’il suffise que le salarié lui-même le reconnaisse, ou se reconnaisse dans cette qualité. Pourquoi ? Parce que la dimension du travail est sociale avant tout : il est destiné à « l’autre ». Ou comme le disent les psychologues, le travail n’est pas qu’un objet à vocation « narcissique».

A contrario, imaginons un travail énorme effectué par un travailleur qui ne verrait jamais l’objet de son travail réalisé pour quelqu’un d’autre que lui-même. Parlerait on encore de « travail » ou bien déjà de folie, et cela même si son travail est de qualité ,car qui serait à même d’en juger ?

En fait le travail, s’il veut être reconnu, doit être « destiné » à autrui et donc échapper au seul jugement du travailleur.
Mais alors, se pose une question à la quelle ne répondent pas forcément, ni la première, ni la deuxième option:  qui est le « Reconnaissant  » dans la reconnaissance du travail ?

Certains , avec raison, soulignent un phénomène contemporain : l’éperdue soif de reconnaissance ; est ce à dire que ce qui viendrait à manquer aujourd’hui, c’est justement le « Reconnaissant » ? Est ce à dire que ce qui manque c’est la figure « reconnaissante » du travail ,par rapport à cette soif qui devient aujourd’hui aussi éperdue  de reconnaissance  et qui ne trouve nulle part où s’étancher?

Bien sûr, on est tenté face à cette situation de regarder dans deux directions pour trouver la figure reconnaissante du travail:premièrement vers le commanditaire du travail, soit la direction de l’entreprise ou de l’établissement, deuxièmement vers le destinataire du travail, soit le client, le marché ou l’usager de ce travail.

1) Les salariés sont tentés d’attendre de la part de leurs managers ou de leur direction la figure du « Reconnaissant » de leur travail. C’est d’ailleurs ce que les enquêtes montrent : c’est  de la part de leur management, que les salariés attendent, en premier lieu, de la reconnaissance.

. Seulement voilà, il y a là maldonne le plus souvent , et on peut expliquer pourquoi :

Le manager ou le dirigeant, en lui même, ne peut « être la figure du Reconnaissant du travail des salariés » non pas à cause de sa personne, mais à cause de son statut : c’est qu’il est intéressé dans un sens particulier au travail du salarié : il est intéressé par le rendement de ce travail ; il ne peut donc le « reconnaître pour ce qu’il est mais pour ce qu’il vaut sur le marché », ce qui bien sûr, détourne de la reconnaissance pour produire de la « motivation » . La reconnaissance du manager en soi ne peut donc produire qu’une motivation à « faire plus encore » demain qu’il n’a été fait aujourd’hui et à ne« valoriser » le travail que dans cette mesure où le manager distingue le salarié parmi les autres pour valoriser son produit.  La preuve en est que le manager « récompense le travail».

Une petite incidente sur la « récompense »: sans forcer sur l’étymologie, il s’agit là quand même de « re- compenser » et non pas de « reconnaître ».

La récompense est toujours située ailleurs que dans la reconnaissance ; on récompense un enfant par « des bons points », mais c’est une illusion de penser que par là, on le reconnaît par son travail ; au contraire en faisant cela, on annihile la valeur de son travail pour la « compenser » ailleurs et la détourner vers une « récompense ».

Ainsi  annihile-t-on la valeur en soi du travail pour « décorer » le travailleur et affecter sur autre chose cette valeur du travail en la détournant sur une valeur de « compensation » ou de re- compensation ou de récompense ; la récompense ne valorise pas le travail en soi ,elle en donne une contrepartie pour soi.

Alors, bien sûr, les salariés peuvent être satisfaits et même flattés d’être ainsi « distingués et récompensés », mais si c’est par le manager qui a intérêt à ce travail, alors il ne s’agit pas de reconnaissance en réalité, mais d’une « distinction compensatoire et d’une ré-compense ».

La fameuse « médaille du travail »en est un exemple flagrant: elle récompense le travail, quelque soit la valeur intrinsèque du travail effectué et donc ne le reconnait pas, mais le distingue de manière compensatoire.

La question rebondit alors encore : dés lors même que le travail est à destination d’autrui et que sa reconnaissance  est légitime (sinon il pourrait n’être que folie) , et que la récompense n’est pas une reconnaissance, mais qui donc « est le Reconnaissant ? »

Pas le manager ou la direction de l’entreprise en tant que tel, qui, intéressé par la valorisation du travail pour engendrer sa  motivation  , ne peut que le « récompenser »ou « l’encourager » ; alors qui ?

2) Le client comme on l’indique parfois ? Le  succès  du produit qui est vendu sur le marché et qui contient ce travail ?

En vérité, rien non plus, dans le succès du produit ou même dans la satisfaction du client, ne « reconnaît le travail » ,car ce qui est reconnu là , c’est son efficacité et son utilité ,pas ce qu’il est, mais ce qu’il fait ou ce qu’il produit comme effet.

En réalité la reconnaissance du travail ne tient pas essentiellement d’un autre en particulier qui en aurait l’utilité ,mais d’un autre en général qui le salue en tant que tel.

Or ce « autre qui le salue en tant que tel » en s’érigeant en figure du Reconnaissant n’est autre que la « communauté de travail » qui en est la mesure de reconnaissance , parce que ce collectif sait l’apprécier pour ce qu’il est, et non  pas par ce qu’il « vaut sur un Marché », ou par ce qu’il détermine comme motivation,ou détient comme utilité .

– pour un acteur de théâtre, cet autre Reconnaissant s’appelle le « public » (et non pas le succès ou le nombre d’entrées, mais la présence immédiate du public qui reconnaît le travail de l’acteur qui s’effectue devant lui).

– pour un salarié, qui n’a pas de public en vis à vis du travail effectué, cet autre est constitué par ce collectif de pairs et qui s’appelle la « communauté de travail ».

La communauté de travail peut être définie par le collectif qui partage l’expérience au travail dans un échange coopératif des compétences et des savoir faire.

Elle suppose un être ensemble qui construit ensemble.

Ce » Reconnaissant » par destination que constitue la communauté de travail, peut bien sûr être représenté à un moment donné par un seul et pourquoi pas, par le dirigeant de l’entreprise.

C’est pourquoi, quand la direction participe de la communauté de travail, elle peut légitimement reconnaître le travail de chacun  en étant  représentante de tous et de la communauté de travail .

Mais l’on comprendra aussi que cette vertu n’est pas du tout celle qu’on prête aux directions d’entreprise des organisations modernes , dont une des caractéristiques est le turn-over managérial, doublé de leur polyvalence parfaite, puisque la plupart du temps, ils ne connaissent pas le travail du salarié mais se contentent de gérer ce travail, quel qu’il soit : ainsi les managers  contemporains peuvent-ils diriger aussi bien des combinats industriels que des hôpitaux, après être passés dans des cabinets ministériels: que connaissent-ils de la réalité d’un travail auquel ils ne participent pas en fait (contrairement à un patron de PME familiale), mais exploitent, au sens premier du terme?

C’est pourquoi la qualité de la reconnaissance, exprimée par sa direction, dépend en fait de la légitimité de sa position à représenter la communauté de travail, et non pas ses intérêts gestionnaires dans l’exploitation particulière du travail de chacun .

 Or, si les salariés sont  déçus par le manque de reconnaissance de leurs dirigeants , c’est que leurs dirigeants ont en fait  bien souvent perdu cette légitimité qui les instituait au nom de ce collectif de travail, comme des représentants légitimes.

Dans les organisations où les dirigeants eux mêmes ne connaissent pas le travail qu’effectue le salarié, comment pourraient ils s’instituer comme légitimes représentants d’une « communauté de travail », et comment ne décevraient ils pas alors fatalement le besoin de l’être humain de voir son travail reconnu?

Thierry Ponsot

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